La violence doit être considérée comme systémique : elle est nécessaire à l’expansion de l’agro-industrie et des projets d’extraction. La violence est nécessaire à l’expansion du capitalisme. Et s’il y a de la violence, il y a aussi de la résistance.
Quand cette conférence a été prononcée dans le cadre de l’atelier de la Commission Pastorale de la Terre (CPT) au Forum Populaire de la Nature (juin 2020 NDT), 200 familles qui travaillent et produisent de la nourriture sur les terres ensanglantées du massacre de Pau D’Arco auraient pu être expulsées la semaine suivante (En 2017, neuf travailleurs et un ouvrier ont été torturés et assassinés par la police civile et militaire dans la zone de la ferme Santa Lucia, revendiquée par la famille Babinski dans le sud du Pará). La Cour de [la municipalité de] Rédemption avait accordé une injonction de reprise de possession à exécuter en pleine quarantaine. Le juge du tribunal agraire de Marabá a suspendu la décision tant que dure le danger de contamination par le nouveau coronavirus.
Le massacre de Pau D’Arco fait partie des chiffres recueillis dans le cadre du très important travail de documentation sur les conflits sur le terrain que la CPT mène depuis le milieu des années 80. Chaque année, une brochure est publiée avec des données recueillies par des agents répartis dans tout le Brésil.
À chaque publication, on discute beaucoup de la manière dont se déroulent les conflits et de leur relation avec la conjoncture politique : s’il y a eu expansion ou réduction, dans quelles régions ils ont prédominé, s’il y a eu plus ou moins de meurtres. La question est la suivante : si le gouvernement Bolsonaro contribue à l’escalade de la violence dans les campagnes, comment cela se produit-il en pratique ?
Au-delà de ces analyses, qui sont fondamentales, les données indiquent qu’il y a toujours violence. Depuis que la CPT a commencé ce travail, il n’y a pas eu de période de trêve et de paix dans les campagnes – l’intention ici n’est pas d’alléger le fardeau de qui que ce soit ; il y a de mauvais moments et il y a des moments bien pires, comme celui que nous vivons aujourd’hui. Mais il est nécessaire de considérer la violence comme systémique : elle est nécessaire à l’expansion de l’agrobusiness et des projets d’extraction. La violence est nécessaire à l’expansion du capitalisme. Et s’il y a de la violence, il y a aussi de la résistance.
L’agriculture est violente
Au Brésil, depuis l’invasion portugaise, l’expansion des champs agricoles dans tous les biomes a eu lieu sur des territoires traditionnellement occupés ou des terres publiques. Au Brésil, l’appropriation indue de terres (le grilo, que pratiquent les grileiros NDT) est constante. Cette pratique a été légitimée tout au long de l’histoire par plusieurs amnisties. Aujourd’hui, il y a une forte et importante mobilisation pour interdire la mesure provisoire de l’appropriation de terres, qui est devenue la loi 2633 (Loi de régularisation à posteriori de terres envahies NDT). Cependant, plusieurs amnisties se sont succédées au cours de l’histoire, qui ont récompensé ceux qui ont volé des terres au Brésil et ont permis de « passer l’éponge ».
Pas seulement dans le passé : l’agrobusiness continue de s’étendre sur de nouveaux territoires avec le vol de terres comme méthode, de l’Amazonie au Cerrado (région de savane, representant 22% du territoire brésilien, et qui s’étend au sud de la forêt amazonienne, extrêmement riche en biodiversité NDT). Et la violence est un instrument de cette appropriation.
Fin mai de cette année, Repórter Brasil a publié le dossier spécial Menaces, milices et morts : le nouveau visage du « Vieux Chico » (Velho Chico – appellation affectueuse du fleuve São Francisco NDT) sur les conflits sur les rives du fleuve São Francisco, dans le nord du Minas Gerais. Là, les grileiros tentent de s’approprier des zones sur les rives du fleuve, appartenant à des communautés riveraines, qui cultivent la terre pour leur seule subsistance. Pour ce faire, ils s’organisent en un groupe d’environ 300 agriculteurs de la région pour mener des expulsions et d’autres actions, avec le soutien du secrétaire d’État à la justice et à la sécurité publique. La formation de milices n’est pas une particularité de Minas, c’est une façon d’agir.
Cette réunion d’agriculteurs est ce que nous appelons des consortiums. Ce sont des consortiums d’agriculteurs qui ont orchestré l’assassinat du père Josimo et du syndicaliste Gringo dans les années 1980 dans la région connue sous le nom de Bico do Papagaio, à l’extrême nord de l’état du Tocantins ; ce sont des consortiums qui ont assassiné la missionnaire Dorothy Stang dans les années 2000.
L’agrobusiness au Brésil ne se répand pas dans le pays sans vol de terres et sans violence, avec pour conséquence la destruction de l’environnement.
La violence comme option de l’État
Cette violence fait partie de l’option de l’État brésilien pour le « développement » du pays, basé sur l’agrobusiness et les projets d’extraction. Le Brésil a été transformé en une marchandise (en commodity), la nature a été transformée en marchandise.
En d’autres termes, l’État brésilien a opté pour la violence de la colonisation de ces territoires, qui est patriarcale et raciste – ce qui est en lien avec les luttes qui se déroulent dans les villes du monde d’aujourd’hui.
Il est très frappant d’entendre les membres des communautés indigènes et paysannes, ainsi que des communautés noires des villes, lorsqu’ils racontent leurs luttes, répèter toujours la phrase « nous sommes des êtres humains », pour justifier le fait qu’ils méritent d’être traités avec dignité. Comment des personnes en viennent-elles à devoir réaffirmer leur humanité ?
D’autre part : pour qui la propriété est-elle sacrée ? Des études menées par des chercheurs noirs ont montré la relation étroite entre la propriété et l’homme blanc, depuis l’époque de la colonie portugaise jusqu’à aujourd’hui. L’Agro (diminutif utilisé largement au Brésil pour parler de l’agrobusiness, une publicité de la Globo avait même pour slogan « L’Agro est pop ! » NDT) est blanc » est le titre du rapport de l’Agence publique qui souligne que la propriété est concentrée dans les mains des blancs. L’agriculture est blanche. L’agriculture est raciste. L’agriculture est violente.
Une histoire de violence qui est aussi une histoire de résistance
L’histoire du Brésil est l’histoire des conflits, des massacres et de la violence contre ces peuples. En même temps, cette histoire est aussi celle de la résistance dans ces communautés. On ne peut pas parler de la violence de l’agrobusiness et des projets d’extraction sans parler de résistance. Si ce sont sur les terres, les eaux et les forêts de ces peuples que l’agrobusiness et le capital avancent pour se les approprier, ce sont ces peuples, avec leurs corps, qui bloquent cette avancée.
Par conséquent, ils bloquent également la progression et l’apparition de nouvelles maladies. Dans les débats du Forum des Peuples pour la Nature, on a beaucoup parlé de la pandémie du nouveau coronavirus en raison de la façon dont le capitalisme a agi sur le monde, en particulier l’industrie extractive et l’agrobusiness – compris ici non seulement comme les agriculteurs et les entreprises agricoles, mais aussi les industries des poisons, des engrais, des semences, etc.
L’utilisation de transgéniques, de pesticides et d’autres produits chimiques, l’élevage industriel, la dévastation des forêts et la pollution par les combustibles fossiles génèrent des déséquilibres qui entraîneront de plus en plus de pandémies et de maladies. Ce à quoi nous sommes confrontés est une « agropandémie ». Rob Wallace, philogéographe (joli néologisme NDT) et biologiste évolutionniste américain qui a écrit en 2015 Pandémie et agrobusiness, et qui sera bientôt lancé au Brésil par l’éditeur Elefante, a déclaré dans le débat Capitalisme, changement climatique, pandémie, que les forêts sont des organismes importants pour arrêter la propagation de nouveaux virus.
Et les forêts ne sont pas vides : elles sont occupées par des gens qui en dépendent.
Ainsi, et ce n’est pas nouveau, les communautés qui, avec leur corps, se battent pour protéger leur existence, finissent par protéger l’humanité dans son ensemble. Ce n’est donc pas un combat qui est loin des habitants des villes. Les causes de cette pandémie que nous vivons et d’autres auxquelles nous devrons faire face dans les villes et les campagnes dans les années à venir, résident dans les destructions promues par l’agrobusiness et les projets d’extraction sur les territoires de ces peuples.
Bolsonaro est également un symptôme de la crise plus importante que nous vivons. Lorsqu’il prend le pouvoir avec un discours abominable, violent et pervers, nous nous demandons : comment en sommes-nous arrivés là ? Pourtant, il est important de réaliser que sa base a été construite au cours des années pendant lesquelles notre société a accepté et normalisé des choses terribles. Comment accepter ces morts imposées comme nécessaires au « développement » ? Comment tolérons-nous toute cette violence, dans les campagnes et à la périphérie des villes ? Peut-être parce que ces corps ne sont pas considérés comme suffisamment humains ?
Mais ces violences s’étendent à d’autres corps de manière différente. Comment accepter de manger quotidiennement des aliments empoisonnés par l’agrobusiness, comme si cela était nécessaire et inexorable ? Comment acceptons-nous l’eau potable empoisonnée par l’agrobusiness au quotidien ?
Et ce ne sont pas seulement les communautés comme celles de la Serra do Centro à Campos Lindos, au Tocantins, qui sont touchées depuis des décennies par le soja, qui consomment de l’eau empoisonnée. Le poison est dans nos robinets, dans la plupart des villes brésiliennes, comme le montre la carte de l’eau publiée l’année dernière par Repórter Brasil et Agence Publique.
Comment pouvons-nous tolérer d’être empoisonnés quotidiennement par l’agrobusiness, comme s’il n’y avait pas d’alternative ? Nous nous empoisonnons tous. Et tomber malade : les décès par covid entreront-ils dans la facture des meurtres de l’agrobusiness ? Et les cas de cancer et d’autres maladies ?
Ce qui se passait dans les endroits dits éloignés et dans les périphéries frappe à la porte de plus de gens, et est la mise à nu d’une politique institutionnelle. Le gouvernement Bolsonaro et la pandémie ont mis à nu et approfondi une destruction et une violence qui étaient déjà là.
Ce n’est pas une option de ne pas se battre
L’histoire de plus de 500 ans de résistance montre qu’il y a beaucoup de lutte. Néanmoins, on ne considère pas ces luttes de la part de la gauche classique et institutionnelle comme fondamentales pour arrêter l’expansion du capitalisme. Beaucoup de gens du camp de gauche disent que, depuis le coup d’État de 2016 (contre Dilma Rousseff NDT), le peuple n’est pas organisé. Mais il y avait beaucoup de gens organisés et en lutte alors qu’une partie de la gauche était prise de stupeur et sans savoir quoi faire. Peut-être pas avec l’organisation centralisée que nous connaissons – ou espérons – traditionnellement, mais toujours organisée.
Pour ceux qui sont dans les communautés, dont l’existence est menacée, ce n’est pas une option de ne pas se battre. Il n’est pas possible de choisir le bon moment pour se battre. Soit on se bat, soit on meurt. Soit vous vous battez, soit vous vous retrouvez à la périphérie d’une ville appauvrie et sous-développée, ce qui équivaut à la mort pour beaucoup de ces gens.
Si l’on fait un parallèle avec les premières manifestations qui ont eu lieu pendant la pandémie, il n’est pas possible pour beaucoup de choisir d’aller ou non dans la rue. Lors des manifestations du dimanche 7 juin, les gens, interrogés sur les risques de rupture de l’isolement social, ont répondu : « J’ai plus peur du racisme que du virus », « il est plus facile de mourir par balle que d’un virus ». Beaucoup de ces personnes ne peuvent pas restecter le confinement. Ce sont eux qui meurent de toute façon, qui sont assassinés de toute façon. Et cela se passe dans les périphéries des villes et sur les territoires des communautés paysannes : ce sont des espaces de violence mais aussi des territoires de résistance et de lutte, souvent rendus invisibles et considérés comme mineurs par la gauche elle-même.
Subvertir les façons de penser, de sentir et d’agir
Il est nécessaire de prêter attention au potentiel révolutionnaire et transformateur des luttes des communautés paysannes et indigènes. Elles sont profondément transformatrices car elles bouleversent notre logique de regard sur le monde. Si nous ouvrons nos oreilles, nos esprits et nos cœurs, ces luttes subvertissent nos propres subjectivités traversées par le capitalisme, la colonisation, la modernité. Nous aussi, nous sommes colonisés.
Contrairement à ce que l’on pense, ces luttes ne sont pas seulement des luttes localisées pour un morceau de terrain ou pour la défense des corps. Ils sont l’affirmation du présent et la construction de la possibilité du futur.
Dans ces luttes est inclue la construction d’une théorie politique anticapitaliste qui pointe dans d’autres directions : un autre modèle de propriété foncière ; un autre rapport au travail, autre que la “ subalternité ”, l’exploitation, l’esclavage ; des expériences d’autonomie et d’autosuffisance, par opposition à la dépendance à laquelle nous sommes soumis ; d’autres valeurs qui guident l’organisation de la vie, basées sur le soin et le réseau de réciprocité ; d’autres systèmes productifs qui ne provoquent pas la destruction ou la concentration des richesses et qui, au contraire, produisent de la vie ; un autre rapport à la spiritualité, parce que les gens recherchent des sens et qu’il ne faut pas sous-estimer cela. Et plus encore : un passage des droits individuels – qui peuvent marquer l’idée que le capitalisme est bon tant que les droits sont respectés – aux droits collectifs, qui vont au-delà des droits de l’homme et s’étendent à d’autres êtres.
Et ce ne sont pas des luttes isolées : les communautés s’articulent dans cette construction. Les différentes articulations des communautés paysannes qui existent dans tout le Brésil sont des espaces pédagogiques dans lesquels on enseigne et on apprend à lutter, dans lesquels on réfléchit sur la pratique et on crée des stratégies, et dans lesquels la lutte est transformée.
Lorsque des communautés se rencontrent dans le réseau des peuples et des communautés traditionnelles de l’état du Maranhão, par exemple, on a l’impression que les luttes sont interconnectées. Si un port privé à capitaux chinois, soutenu par le gouvernement de l’État, expulse la communauté paysanne de Cajueiro à São Luís, alors le chemin de fer qui alimentera ce port expulsera d’autres communautés, ainsi que les plantations ou l’extraction de minerai qui seront drainées par ce chemin de fer et ce port. La lutte de Cajueiro devient donc centrale.
S’il y a une chaîne de déterritorialisation, il y a une chaîne de résistance à l’avancée du capital. Il existe au Brésil de nombreuses communautés qui résistent depuis des siècles. Les campagnes au Brésil ne sont pas un vide démographique et ce sont elles qui bloquent l’avancée du capital.
Pendant longtemps, nous avons été guidés par des idées lointaines et avons oublié de regarder ce qui nous est très proche, en action déjà dans le présent. Nous étions désolés, vaincus, écrasés par la succession de nouvelles qui annoncent la fin du monde.
Ainsi, dans une réunion de ce réseau du Maranhão, par exemple, ceux qui souffrent le plus de la violence du capital jouent du tambour, lèvent les maracas, dansent, chantent « dans la loi ou dans la bagarre nous gagnerons ». Du Maranhão au Mato Grosso do Sul, les communautés guaranies extrêmement violentées croient en la transformation des terres dévastées, en la reconstruction du monde guarani. Cette spiritualité, cette joie et cet espoir sont politiques. Parce que ces communautés connaissent déjà un autre présent et savent qu’un autre avenir est possible.
Quelqu’un pourrait dire que tout cela n’est qu’une idéalisation – il y a toujours ceux qui pointent dans cette direction quand on parle de luttes paysannes. On peut se demander si l’idéalisation n’est pas chez ceux qui disent cela, en imaginant que pour être possible, il faut qu’il y ait une perfection. Il est important d’observer ce qui est positif et de se rendre compte que les difficultés et les problèmes – qui existent – sont discutés et confrontés dans le processus. L’utopie à construire est l’utopie possible. Car il est impensable et déconnecté de la réalité que le voyage soit exempt de difficultés et de contradictions.
Ces résistances indiquent des pistes à un moment où le système s’effondre et où nous sommes dans une impasse civilisatrice : soit notre façon d’être dans ce monde est radicalement transformée, soit nous serons anéantis. La pandémie en est un symptôme évident. Bolsonaro en est un symptôme. Pas les causes. Nous devons lutter contre la pandémie et contre Bolsonaro, de manière urgente, large et énergique. Mais nous devons voir les possibilités au-delà de cela.
Carolina Motoki est journaliste, éducatrice populaire et conseillère de la Campagne pour prévenir et combattre le travail des esclaves de la Commission Pastorale de la Terre.
Article basé sur un discours prononcé le 8 juin 2020 lors de l’atelier « Conflits dans les campagnes au Brésil : l’habituel et celui en temps de pandémie et de Bolsonaro », au Forum Populaire de la Nature.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir