L’investigation géopolitique a ceci de passionnant qu’elle permet de tomber parfois, au hasard des recherches, sur de véritables pépites. Certes, le fidèle lecteur de ce blog n’apprendra rien de bien nouveau, mais il verra ses opinions confortées, vérifiées, prouvées en quelque sorte.
C’est ainsi que, il y a quelques années, nous commencions un billet et c’est ainsi que nous pourrions débuter celui-ci. Un très intéressant rapport parlementaire du mois de juillet sur « L’évolution de la conflictualité dans le monde » vient en effet corroborer l’image générale que nous donnons sur l’état du monde depuis la naissance de ce blog. S’il ne contient aucune grande révélation et énonce parfois, au gré de ses 488 pages, quelques poncifs à la vie dure, la vision qu’il donne a le mérite de remettre les choses en place. Lecteurs de l’imMonde ou du Fig à rot s’abstenir…
L’entrée en matière annonce la couleur : « Le retour des puissances et la fin de la supériorité militaire occidentale ». Le rapport poursuit…
La montée en puissance militaire de la Chine de Xi Jinping, arrivé au pouvoir en 2013, et le « réveil stratégique » de la Russie de Vladimir Poutine, avec les interventions en Ukraine depuis 2014 et en Syrie depuis 2015, sont les évènements majeurs de la décennie qui s’achève. Ils portent un coup d’arrêt à la suprématie occidentale, dont le début du déclin peut être daté de l’automne 2013 avec les hésitations en Syrie, puis, le mouvement de l’Euromaïdan en Ukraine.
Les Occidentaux, dont les forces armées étaient accaparées par la lutte contre Daech en Afrique et au Levant, ont pu constater l’érosion de leur supériorité militaire, du fait notamment de l’efficacité des moyens russes de déni d’accès. Entretemps, la diplomatie unilatérale du président Trump, élu fin 2016, a précipité une « crise transatlantique » aggravée par la politique du président turc Erdogan, membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) mais partenaire stratégique actif de la Russie dans une stricte logique de puissance.
Passons sur la « lutte » contre Daech et les « hésitations en Syrie » qui auraient précipité le déclin de la « suprématie occidentale », dont les causes sont bien plus profondes. Le reste a été abordé à de multiples reprises sur ce blog, notamment les bulles de déni russes, le traumatisme du système impérial suite à l’élection du Donald ou l’irritant ébranlement de l’OTAN par le trublion sultanesque.
Le paysage géostratégique des trente prochaines années sera vraisemblablement dominé par un « triangle stratégique » formé par les États-Unis, la Chine et la Russie.
Mince, où sont donc nos « experts » médiatiques qui glosent continuellement sur la « faiblesse russe » ou l’idée que Moscou n’est qu’un junior partner de Pékin ?
Les États-Unis resteront la puissance dominante, mais une puissance de plus en plus réticente à intervenir dans le monde, faute de pouvoir remporter des succès militaires rapides et de vouloir payer pour la sécurité de ses alliés.
Traduction : une puissance en déclin qui n’a plus les moyens de ses ambitions. Mais, et nous l’avons répété à maintes reprises, il ne s’agira pas d’un effondrement soudain, nous ne sommes pas dans un remake de la chute de l’empire romain.
La Chine a pour ambition officielle de supplanter les États-Unis pour le centenaire de l’accession au pouvoir du Parti communiste chinois en 2049, et elle s’en donne les moyens, y compris militaires.
Quant à la Russie, sa remontée en puissance militaire et sa « grande stratégie » byzantine, facilitées par le recentrage des Américains vers l’Asie, lui assurent pour de longues années un rôle majeur dans les relations internationales, et plus particulièrement en Méditerranée.
Déclin lent et continu d’un côté, montée en puissance de l’autre. Les prochaines décennies s’annoncent sportives, l’empire tentant de s’accrocher de manière de plus en plus hystérique aux branches qui lui restent. « Piège de Thucydide », quand tu nous tiens…
Cette compétition entre les trois grandes puissances, loin de geler les conflits comme ce fut le cas pendant la Guerre froide, crée un flottement propice au développement de puissances régionales, dont les conflits sont instrumentalisés par les trois grands compétiteurs stratégiques. Le Moyen-Orient est le théâtre d’une telle conflictualité.
Moyen-Orient et ailleurs. Mais la remarque sur l’espace ainsi donné aux puissances régionales est pertinente ; c’est exactement dans ce contexte qu’il faut voir les menées actuelles de la Turquie.
C’est en Asie que le risque principal de conflit majeur existe (…) Les États-Unis veulent continuer à contrôler la zone indo-pacifique pour contenir la puissance chinoise (…) La Chine veut à l’inverse rompre ce qu’elle perçoit comme un encerclement, d’où sa stratégie du « collier de perles ».
C’est toute la problématique du containment de l’Eurasie sur son flanc oriental, que nous avons abordée de nombreuses fois (QUAD, Kim III ou l’idiot utile de l’empire, stratégie des chaînes d’îles).
Si les grandes tendances identifiées par les deux derniers exercices de prospective stratégique ont été effectivement confirmées par les évènements récents, c’est surtout l’ambiguïté qui semble dominer la scène internationale actuellement. Au « brouillard de la guerre » évoqué par Clausevitz s’ajoute le « brouillard de la paix ».
Ajoutons simplement que ce brouillard se dissipera quand cessera la colossale bataille pour l’échiquier eurasien, Grand jeu pour les intimes, ce qui n’est pas pour demain…
Alors que la mondialisation semblait s’accompagner de la disparition du territoire parmi les motifs de conflits, celui-ci fait actuellement son grand retour aux côtés des ressources naturelles et des enjeux identitaires. La fin de l’Histoire n’est pas advenue et les revendications nationalistes ou religieuses redeviennent un puissant moteur des relations internationales
Tiens tiens, le vénérable aréopage évoquerait-il la mort du globalistan ?
Qu’il s’agisse de l’Union européenne ou de l’Alliance atlantique, les alliances auxquelles la France est partie prenante sont en crise.
Aucune surprise ici…
Les alliances sont-elles dès lors un concept dépassé ? C’est en tout cas ce que pensent les diplomates et les chercheurs chinois, pour qui ce système est coûteux et crée trop d’obligations. Il y a fort à parier, toutefois, que l’alternative réside, soit dans la domination hégémonique d’une puissance sur les relations internationales, soit dans une instabilité permanente.
Ce cri du coeur d’euronouilles orphelins de la pax americana est touchant et recoupe d’ailleurs le vieux débat historique sur l’empire contre les nations. Il oublie cependant une possibilité : un système de relations régi par le droit international, les Nations-Unies et le respect des intérêts mutuels. Pour ce faire, il faudrait certes que l’un des acteurs (suivez mon regard) cesse ses agissements « exceptionnalistes ».
Déjà conséquent, l’avant-propos se termine par une petite gloriole teintée de paranoïa :
La défense de l’Europe impose une réflexion collective de la part des États européens sur leurs intérêts de sécurité et sur les moyens de coopérer plus étroitement. La création du Fonds européen de la défense et d’une direction générale de la défense au sein de la Commission européenne restera sans portée stratégique, si ces évolutions ne prennent pas un tour plus opérationnel. Les difficultés auxquelles se heurte une telle évolution ont bien été aperçues : intérêts économiques et industriels divergents, repli national sur fond de flambée des populismes, endettement public élevé, méfiance historique envers la chose militaire, influences étrangères… Pourtant, le potentiel de l’Europe est tout à fait significatif. Les adversaires de la puissance européenne le savent et auront vraisemblablement à cœur, dans les prochaines années, d’exploiter toutes les failles de l’unité européenne.
Ce à quoi répondra, sans doute de manière inconsciente, l’un des intervenants quand il évoquera « la difficulté de l’Union européenne à parler d’une seule voix parce que nous n’avons pas les mêmes intérêts nationaux. » Tout simplement. Guère besoin de chercher une conspiration russo-« populiste » pour comprendre que le Vieux continent restera toujours un trou noir impuissant…
Il serait fastidieux de reprendre les centaines de pages d’auditions qui suivent. En voici cependant, en exclusivité pour nos lecteurs, de nombreux extraits commentés.
La première table ronde concerne l’OTAN (p. 41).
A l’époque des évènements de Syrie et d’Ukraine, notre analyse a toujours été de relier les deux théâtres puisque dans l’ambition russe, le fait de redevenir la puissance dominante en mer Noire, permettait d’utiliser l’annexion de la Crimée comme base d’appui pour ensuite avoir un accès au Moyen-Orient. La Russie a mis en œuvre ce que l’OTAN aurait aimé mettre en œuvre après l’élargissement de 2004 à la Roumanie et la Bulgarie.
Tiens tiens, l’OTAN voulait donc contrôler la mer Noire et flanquer le Heartland sur la case sud-ouest de l’échiquier ? Ajoutons d’ailleurs que c’était la raison première du putsch maïdanite concocté par Nuland & Co en 2014.
Cette belle longévité de 70 ans est en soi déjà un succès. Elle s’explique par la volonté des États-Unis de continuer à exercer une influence stratégique en Europe.
Lapsus révélateur déjà expliqué par bien des spécialistes depuis fort longtemps. L’OTAN ne protège plus l’Europe mais les intérêts américains en Europe. Pour autant, d’autres sont plus pessimistes quant à la « belle » organisation, notamment à cause du trublion ottoman :
Nous pourrions également parler du fait que la Turquie agit non seulement seule, mais au mépris de tous ses engagements à l’égard de ses alliés. Elle semble n’écouter que ce que lui dit la Russie, à laquelle de surcroît elle vient d’acheter des missiles. L’OTAN est décidément bien malade. Nous n’échapperons pas à une réflexion sur son avenir dans les prochains mois et les prochaines années.
Et encore, ces auditions ont eu lieu avant les récentes tensions en Méditerranée orientale ! Est-ce à dire pour autant qu’Ankara soit sur le départ ?
Quand la Turquie a rejoint l’OTAN en 1952, soit un an avant l’Allemagne, elle a été qualifiée de « pilier oriental de l’Alliance ». La Turquie n’a pourtant jamais été un allié facile, comme le rappelait mon voisin. Dès l’origine, des escarmouches frontalières avec la Grèce ont eu lieu et n’ont jamais véritablement cessé. En 1974, elle a occupé le nord de Chypre avec, pour conséquence, un embargo temporaire sur les armes. En 2003, elle a refusé le passage et le stationnement des forces américaines qui voulaient envahir l’Irak, même si quelques arrangements ont eu lieu après. Les contentieux, comme on le sait, se multiplient depuis dix ans, c’est-à-dire depuis que le président Erdogan a lancé sa grande politique ottomane.
A lire et relire pour ceux qui croient un peu naïvement que Moscou peut détacher le sultan de sa chère Alliance atlantique avec des gadgets anti-aériens comme le S-400. Ankara a toujours eu une relation difficile avec les autres membres de l’OTAN ; ça ne l’a pas empêchée d’y prospérer pendant des décennies.
Et le général Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées, de poursuivre :
La Turquie doit-elle, peut-elle, et veut-elle quitter l’OTAN ? La réponse est négative, à l’évidence, pour la quasi-totalité des alliés, probablement même pour la France. Pourquoi ? D’abord, il n’existe pas de procédure d’exclusion des membres au sein de l’OTAN. Deuxièmement, la Turquie a une position stratégique très importante pour l’OTAN. Elle tient toujours les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Elle tient les sources du Tigre et de l’Euphrate. Elle est à la fois frontière et intermédiaire avec le monde musulman.
L’armée turque est une des plus solides de l’OTAN avec 750 000 hommes bien équipés, en dépit des purges, et un budget de 20 milliards d’euros par an. Surtout, pour l’avoir bien connue, c’est une des rares armées européennes qui soit capable de se battre. La Turquie est dépositaire de 50 armes nucléaires tactiques américaines. Elle n’a pas de possibilité d’alliance alternative.
Ce qui ne veut pas dire que le S-400 n’ait pas son utilité :
Aujourd’hui, deux sujets sensibles jettent le trouble au sein de l’OTAN. D’une part, le déploiement du système de missiles S-400 russes sur le sol turc et d’autre part, l’offensive turque en Syrie, dont nous venons de parler. Les S-400 sont un système de défense antiaérienne tout à fait classique dans sa conception. Ils reposent sur un ensemble de radars, des missiles bien sûr, et de moyens de coordination entre les deux. Le système S-400 russe est actuellement le plus moderne au monde. Son niveau technologique est sensiblement supérieur à celui des missiles Patriot américains. Ses capacités de défense antimissile sont également supérieures à celles des Patriot. C’est un système extrêmement moderne et curieusement moins cher que les Patriot.
C’est une des raisons pour lesquelles la Turquie les a commandés en 2017, ayant échoué à acheter à un prix qui lui paraissait acceptable les Patriot américains. Les livraisons de défense antimissile S-400 ont commencé depuis le mois de juillet dernier. Le Pentagone a alors décidé de suspendre la livraison de chasseurs F-35 également commandés par la Turquie, et ce pour une raison simple : le S-400 va être mis en oeuvre inévitablement, au moins dans les débuts, avec l’aide de conseillers russes. Ce système de défense antiaérienne permettrait de détecter très rapidement à la fois les capacités, mais aussi toutes les faiblesses, les insuffisances, de ce nouveau fleuron de l’armée de l’air américaine qui va bientôt équiper Israël, qui va équiper également au moins six des pays de l’Union européenne. Le F-35 est une préoccupation majeure pour le Pentagone. Par ailleurs, ce système de défense russe n’est pas naturellement interopérable avec les autres systèmes de défense antiaérienne de l’OTAN. Ce ne serait pas la première fois, pour être honnête, mais dans le principe, les alliés sont censés s’orienter vers des équipements de toute nature interopérables.
Une pomme de discorde donc, comme nous l’expliquions l’année dernière, mais loin d’être suffisante pour arracher la Turquie à l’orbite atlantique. Mais, et nous nous étions aussi posé plusieurs fois la question, ne vaut-il pas mieux pour Moscou de l’y laisser afin d’enfoncer un coin dans les relations pourtant théoriquement idylliques entre l’UE et l’OTAN ? Le général nous l’explique en détail :
Un point souvent ignoré est que la Turquie pose un problème à l’Europe de la défense et peut en poser de plus redoutables encore à l’avenir. D’abord, elle pose un problème parce qu’elle bloque tout accord formel entre l’OTAN et l’Union européenne à cause bien sûr du différend de Chypre, et aussi parce qu’elle n’a pas retrouvé au sein de l’Union européenne la place qu’elle avait autrefois au sein de l’Union de l’Europe occidentale. En fait, la Turquie n’a pas de position aujourd’hui de partenaire extérieur privilégié au sein de l’Union européenne, ce qu’elle réclame depuis les débuts de la politique européenne de sécurité et de défense. De ce fait, elle empêche aujourd’hui les Européens de faire appel aux moyens de l’OTAN pour mener une opération, ce qui ne gêne pas du tout la France ou l’Union européenne, pour être honnête. Par contre, ce qui est beaucoup plus grave et beaucoup plus préoccupant pour l’avenir, la Turquie fera certainement tout ce qu’elle pourra pour empêcher que l’Union européenne signe avec le Royaume-Uni des accords de partenaire privilégié.
Pour finir sur le chapitre de l’OTAN, à noter les déclarations abruptes de plusieurs députés participant à l’audition, prenant à revers les propos « parfois lénifiants » des experts interrogés qui ont, il est vrai, tendance à louer amoureusement le lien transatlantique. On ne sera pas surpris de retrouver parmi ces empêcheurs de tourner en rond les représentants des partis forcément « populistes » (le courant BO-BO que nous avons explicité il y a déjà bien longtemps). Chose beaucoup plus étonnante, on y retrouve également des députés « bien comme il faut », LI-LI bon teint.
Ainsi, Charles de la Verpillière (LR) : « Quelqu’un qui est en état de mort cérébrale, soit on le débranche, soit on continue à le perfuser en glucose, mais il n’y a pas de troisième solution. »
Jean-Michel Clément (centriste ex-LREM) va encore plus loin : « Un simple regard sur les quinze dernières années devrait nous alerter. En 2003, les Américains envahissaient l’Irak sous un prétexte fallacieux et provoquaient le chaos actuel que nous connaissons au Proche-Orient. L’OTAN laissa faire et 16 pays membres de l’Union européenne y participèrent. Plus tard, les mêmes, mais pas seuls, déclenchèrent une guerre en Libye dont l’issue n’est toujours pas trouvée, provoquant la déstabilisation de l’État libyen (…) En 2015, ce sont encore les Américains, seuls cette fois, qui remirent en cause l’accord nucléaire iranien avec l’Iran et l’Iran est aujourd’hui en crise. L’Europe feint de s’y opposer mais rentra dans le rang devant la menace de sanctions économiques. Je pourrais aller même jusqu’à l’ingérence américaine relayée en Amérique latine, reconnaissant l’opposition contre le gouvernement légal (…) Enfin, les Américains n’ont-ils pas livré les Kurdes à l’armée turque, sans consulter leurs « alliés » européens de l’OTAN, pourtant présents sur place ? (…) N’est-il pas suffisant pour que l’Europe comprenne qu’elle est reléguée au rang de protectorat de l’Amérique aujourd’hui ? L’Europe va-t-elle continuer à se mentir ? L’OTAN vit une crise que seuls l’Europe et son secrétaire général refusent de voir. »
Aux dernières nouvelles, Stoltenberg en a les oreilles qui sifflent…
L’audition sur la Russie (p. 81) a donné lieu à une alternance de poncifs (voir le « spécialiste » de Chatham House, think tank impérial s’il en est) et d’éléments bien plus pertinents. Ce sont ceux-là que nous retranscrivons.
La Russie : puissance eurasiatique. La Russie n’est pas un acteur parmi d’autres, c’est une puissance au sens classique du terme, un État qui est capable d’imposer sa volonté à d’autres États, avec de solides assises géographiques, historiques, militaires et économiques. La Russie n’est pas simplement une puissance régionale – comme Barack Obama l’avait dit, il y a quelques années –, c’est une puissance d’envergure mondiale.
L’eurasisme n’est pas une simple superstructure idéologique, c’est une véritable conception du monde, une représentation géopolitique globale qui exprime un certain nombre de réalités sur la Russie et qui sert de cadre général au projet géopolitique russe.
Un espace n’est pas encore suffisamment pris en compte par les Occidentaux dans l’analyse qu’ils font de la stratégie russe. Pendant longtemps, en France, il était question de l’Europe « de l’Atlantique à l’Oural ». Depuis quelques mois seulement, nous avons intégré le discours russe sur l’Europe « de Lisbonne à Vladivostok ». Mais les déclarations d’un certain nombre de politiques, de chercheurs ou de penseurs russes se réfèrent encore plus volontiers à un grand espace allant de Lisbonne à Tokyo, à Shanghai, voire à Djakarta. Vladimir Poutine, à Saint-Pétersbourg en juin 2016, a dit que le grand objectif de la Russie était un grand partenariat eurasien, ouvert à tous les États de l’Asie et d’Europe. Il ne raisonne pas, loin s’en faut, en termes d’Europe. Cette idée a été reprise par un chercheur influant, Sergueï Karaganov, l’année suivante. Dans un texte de 2017, il définit la Russie comme un centre de pouvoir « atlantico-pacifique ». Dans ce texte, il explique que l’espace de référence de la Russie s’étend de Lisbonne à Tokyo, à Shanghai. Et plus récemment, dans un texte publié début octobre 2019, Sergueï Lavrov indique que la priorité de la Russie est un vaste espace qui s’étend de Lisbonne à Djakarta. Cela permet de préciser les cadres de référence de cette grande stratégie russe.
Il y a déjà bien longtemps que nos Chroniques évoquent cet espace, par exemple en 2015 quand Moscou, par l’intermédiaire de Medvedev, a proposé un monumental partenariat entre l’Organisation de Coopération de Shanghai, l’Union Eurasienne et l’ASEAN.
Sur les moyens mis en œuvre par l’ours…
La vision des hommes qui dirigent la Russie est une vision que nous pouvons juger fruste mais elle est robuste, cohérente et offre un cadre de pensée pour agir dans et sur le monde. La vision globale russe est peut-être plus cohérente que celle des Occidentaux, un peu en proie à ce que l’on appelle la postmodernité, la déconstruction, etc.
Ce que nous appelions avec facétie la « technique du rhinocéros », avançant d’un pas régulier et sûr face aux simagrées occidentales, où les effets de communication font maintenant office de politique.
Il serait erroné de voir la Russie comme une puissance solitaire. Ses alliances avec l’Iran et en Syrie sont importantes, puisque lorsque l’on opère ensemble à la guerre, il s’agit bel et bien d’une alliance. Il existe également une forme d’alliance avec la Chine populaire. Cela a souvent été nié au nom d’une vision très restrictive de ce qu’est une alliance, mais cela commence à changer. L’OTAN était devenue l’archétype de l’alliance par excellence, avec un article 5 en bonne et due forme, une structure extrêmement formelle, un préambule avec une profession de foi civilisationnelle.
La Russie n’a rien signé de tel avec la Chine, mais si l’on se reporte à ce qu’est une alliance de la manière la plus descriptive qui soit, phénoménologique, c’est une association d’intérêt en vue d’établir un rapport de force favorable à renforcer sa position stratégique, avec des fins d’acquisition et de conservation. Il n’est pas écrit qu’il doit y avoir un article 5, une clause de défense collective rédigée en bonne et due forme et tout un cérémonial autour d’une alliance. D’ailleurs, si nous appliquions ces critères d’appréciation, beaucoup d’alliances au fil de l’histoire ne devraient plus être considérées comme telles.
Par ailleurs, les liens sino-russes sont étroits, robustes et s’étendent sur le champ militaire, avec des ventes de S-400 ou de Soukhoï Su-35. En octobre 2019, lors de la conférence Valdaï, Vladimir Poutine a même annoncé la vente d’un système d’alerte antimissile. Ce sont des équipements extrêmement sensibles et lors de cette conférence, lui-même a utilisé le terme d’alliance. En 2008, nous parlions d’axes de convergence, ensuite, nous avons commencé à parler d’entente, aujourd’hui, il faut parler d’une véritable alliance qui repose sur des convergences profondes, sur une communauté de ressentiments à l’encontre de l’Occident. Nous retrouvons le rôle des passions dans la politique internationale et puis, de part et d’autre, mais peut-être avant tout du côté chinois, le sentiment que l’avenir est ouvert ou plutôt que leur heure a sonné, avec en toile de fond un déplacement des équilibres de puissance et de richesses vers l’Asie. C’est à mon sens un mouvement de fond.
Les think tanks anglo-saxons qui nous serinent depuis 20 ans que le rapprochement sino-russe n’est que temporaire en sont pour leurs frais, fable que nous avons également démontée à maintes reprises sur ce blog.
Et l’auteur de conclure, avec bon sens : « L’idée essentielle est qu’il convient de prendre la Russie au sérieux, en tant que puissance. Vladimir Poutine doit être pris au sérieux. » Ce bon sens n’est apparemment pas partagé par nos plumitifs médiatiques qui nous annoncent régulièrement, et sans rire, la « chute prochaine du régime » et « l’isolement de la Russie »…
La table ronde sur la Chine (p. 115) est l’occasion de revenir sur l’alliance sino-russe. Alice Ekman est une bonne observatrice de la chose. Après avoir explicité la montée en puissance de Pékin, à la fois au sein (G20, ONU) et en dehors (BAII, OCS) des structures internationales traditionnelles, et la constitution efficace d’un réseau de pays amis (débauchant notamment des alliés de tonton Sam), elle revient sur les liens entre l’ours et le dragon.
Au cœur de ce cercle de pays amis, très clairement, se trouve la Russie. Je n’ai aucun problème pour dire devant vous que le rapprochement Chine-Russie est plus fort, plus solide que nous l’avions estimé en 2014 quand la Russie se tournait vers l’Est dans un contexte de sanction. Clairement, aujourd’hui, ce n’est pas qu’un mariage d’intérêts. Bien sûr, il y en a, mais il y a aussi des exercices militaires conjoints que les deux pays ont conduit en mer Méditerranée en mai 2015, en mer de Chine du Sud en septembre 2016, en mer Baltique en juillet 2017, en Sibérie en septembre 2018, ou encore en Asie centrale plus récemment, en septembre 2019. Si je fais cette liste-là, c’est pour mettre en perspective la tendance générale qui est observable à différents niveaux. Au niveau militaire, la Russie aide la Chine à développer un système d’alerte antimissile, comme l’a confirmé le président russe en octobre 2019.
En parallèle, les dirigeants chinois et russes développent des partenariats économiques au-delà du secteur traditionnel de l’énergie. Cela inclut les secteurs technologiques, avec Huawei qui est décrié aujourd’hui par les États-Unis. Huawei arrive à se développer sur le territoire russe, notamment pour développer le réseau 5G. Nous pourrions lister d’autres éléments qui mettent en évidence ce rapprochement Chine-Russie, par exemple les éléments institutionnels, leur présence au sein de la coopération de Shanghai, et de manière générale, leur vision des crises internationales. Finalement, leurs positions ne sont pas similaires, mais compatibles, sur l’Iran, le Venezuela, la Corée du Nord, le Soudan, la Syrie. J’ai du mal à identifier un point de tension dans le monde sur lequel les deux pays sont opposés. Même si nous essayons de souligner une compétition potentielle en Asie centrale, en Arctique, nous voyons davantage de coopération que de compétition. Cela pourrait évoluer, mais il faut considérer que le monde est restructuré en fonction d’une rivalité Chine-États-Unis très forte, mais aussi d’un rapprochement Chine-Russie qui l’est tout autant dans ce contexte.
Rien de nouveau pour le fidèle lecteur de nos Chroniques bien sûr, nous sommes à plusieurs reprises revenus sur cette tendance tectonique générale mais aussi sur l’importance des manœuvres navales sino-russes dans toutes les zones de friction avec l’empire thalassocratique.
Ne pouvant être exhaustifs, terminons avec l’audition sur le Moyen-Orient (p. 217). Ce qui s’y dit paraîtra étrangement familier à l’oreille de tous ceux qui ont lu le dernier chapitre du livre commis par votre serviteur.
La situation au Moyen-Orient est caractérisée par une rivalité de puissances. Je vais faire appel à vos connaissances en géophysique en évoquant l’image de deux plaques tectoniques. La première plaque tectonique, au nord, recouvrirait l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban et indirectement la Turquie, indubitablement contrôlée par la Russie et par l’Iran.
Toute la question, pour les acteurs locaux, est de savoir si c’est l’Iran ou la Russie qui est le « senior partner » ou le « junior partner ». Je reviendrai sur la question irakienne plus tard. Il y a une deuxième plaque tectonique au sud qui est contrôlée par les États-Unis, s’appuyant sur Israël, la Jordanie et les monarchies de la péninsule arabique. Là, il n’y a pas de doute, ce sont les États-Unis qui contrôlent les autres. Les deux grandes puissances sont positionnées au nord et au sud du Moyen-Orient, avec une volonté de manifester leur puissance, leur influence, leur présence et bien entendu leur utilité, ce qui implique toute une série de contrats militaires et de postures de contrôle (…)
Dans ce contexte, la stratégie iranienne a plusieurs volets. Le premier consiste à s’aménager un corridor terrestre entre l’Iran et la Méditerranée pour pouvoir maintenir un glacis protecteur. L’Iran se comporte en effet toujours comme une citadelle assiégée. Je ne prends pas parti du tout mais je vous le présente en tant qu’expert historien : l’Iran se considère comme le petit village gaulois assiégé, entouré de camps romains qui n’attendent qu’une occasion pour réduire le territoire iranien. Les Iraniens se disent qu’il faut être dissuasif. Ce corridor terrestre vers la Méditerranée leur permettrait de mieux contrôler l’Irak, d’aider et de contrôler la Syrie, ou en tout cas, de jouer un rôle clé en Syrie, et de ravitailler la population chiite du Liban, notamment le Hezbollah, pour être en mesure de faire pression et de susciter une sorte de dissuasion asymétrique face à Israël (…)
Tout d’abord, la crise syrienne a commencé en 2011 à la suite des printemps arabes. Cependant, une divergence majeure avec la Tunisie et l’Égypte est que la Syrie est un pays fragmenté sur le plan communautaire. Les deux tiers de la population sont arabes sunnites, mais vous avez des minorités comme les Alaouites (10 %), les Druzes (3 %), les chrétiens (5 % à l’époque), et les Kurdes dans le Nord. Ce paramètre communautaire a eu une grande importance dans le déroulé de la crise et dans le maintien au pouvoir de Bachar el-Assad, puisque ce dernier s’appuie en priorité sur les Alaouites, qui forment la majorité du corps des officiers de l’armée et des moukhabarates, les services de renseignement. Cela explique que l’appareil sécuritaire soit resté intact et que les minorités se soient largement regroupées derrière le régime, non pas par amour pour lui, mais par peur des mouvements radicaux sunnites qui ont rapidement gangréné l’opposition. Cette opposition étant soutenue par le Qatar, l’Arabie saoudite s’est divisée sur l’aide à lui apporter. Outre les querelles d’ego et les clans, les stratégies divergentes des bailleurs de fonds l’ont quasiment achevée. Finalement, les seuls mouvements d’opposition qui ont eu du succès furent l’État islamique et le Front al-Nosra (branche syrienne d’Al-Qaïda), du fait de leur idéologie radicale et d’une organisation très centralisée, contrairement aux autres groupes d’opposition.
Le régime de Bachar el-Assad a aussi été sauvé par ses soutiens iraniens et russes. Il faut replacer conceptuellement la Syrie dans le corridor iranien et dans la stratégie russe visant à se réimplanter en dehors de l’ancien espace soviétique puisque grâce à leur intervention, les Russes ont aujourd’hui des bases à Lattaquié et à Tartous ; Qamichli, au nord-est de la Syrie, est devenue une base logistique russe importante, avec plusieurs petites bases russes, comme à Amouda et à Tell Tamer, qui sont également dans cette région et qui sont proches des bases américaines de Rmeilan et d’Al-Suwar. Nous ne pensions pas que la Russie allait intervenir. J’ai souvenir de discussions en 2013 avec des diplomates français qui me disaient : « on va maintenir une guerre de basse intensité contre le régime de Bachar el-Assad et il finira par tomber ». C’était quand même oublier que la Syrie n’était pas unie, que nous n’étions plus hégémoniques dans le monde, comme c’était le cas après la chute de l’Union soviétique, et que des acteurs comme la Russie allaient évidemment vouloir combler le vide. La géopolitique a horreur du vide.
Pour les Iraniens, il est important de sauver la Syrie, parce que, tout comme l’Irak, c’est une pièce maîtresse dans la stratégie consistant à maintenir un accès iranien vers la Méditerranée, et qui peut devenir – c’est la volonté des dirigeants iraniens – un des tronçons des routes de la soie chinoise. Une délégation chinoise vient régulièrement inspecter le port de Tripoli au nord du Liban, un port en eau profonde très adapté aux porte-conteneurs, qui pourrait être un débouché chinois en Méditerranée et s’intégrer dans cet axe. Pour cela, il faudrait que cet axe soit sécurisé. Ce n’est pas encore le cas, mais les Iraniens y travaillent, notamment en cherchant à expulser les troupes américaines de Syrie et d’Irak.
Soutien impérial aux barbus modérément modérés, axe chiite et routes de la Soie. Tout y est…
Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu