Les « antimasques » se sont rassemblés par milliers mardi sur la colline Parlementaire, foulant aux pieds les règles visant à freiner la progression de la COVID-19, et ce, au nom de la liberté. Ils ont élevé la voix, échouant toutefois à percer le mur d’incompréhension du Parlement.
Le premier ministre, François Legault, s’est dit le lendemain « dérang[é] » par le « bruit » des opposants aux mesures de la Santé publique, ignorant comment l’apaiser. « On est dans une société de droit. Ce n’est pas nécessairement simple », a-t-il déclaré à la presse.
À plus d’une occasion, François Legault a tourné en bourrique la « petite minorité de gens irresponsables » refusant de porter le masque ou de garder ses distances pour des raisons politiques. « Certaines de ces personnes pensent encore qu’Elvis est vivant », a-t-il laissé tomber le 10 septembre dernier. D’autres les ont dépeints comme des « nonos », des « fêlés », des « dangereux ». Mais qui sont les antimasques ?
Ils viennent d’horizons différents. « Le mouvement antimasques catalyse toutes sortes de tendances », explique le titulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents, David Morin.
Les antimasques partagent généralement une méfiance envers les institutions politiques, médiatiques et scientifiques qui, selon eux, se sont refusé de leur dire toute la vérité sur les ressorts de la pandémie de COVID-19. « On les a vus s’exprimer notamment contre le projet de loi 61 [visant à accélérer la mise en chantier de projets d’infrastructure] », rappelle le professeur David Morin, avant d’ajouter : « Cela participe du débat démocratique. Même si l’on est en désaccord, il faut les entendre »
Des conspirationnistes se sont joints aux personnes inquiètes de l’évolution de la pandémie afin d’« instrumentaliser le mécontentement » ambiant pour faire avancer leurs idées « moins légitimes », mais « acceptables en démocratie », explique le chercheur.
Plusieurs d’entre eux soupçonnent les décideurs politiques de monter en épingle la létalité de la COVID-19 afin de forcer la prise de mesures restreignant les libertés individuelles, et ce, avec la complicité des experts de la Santé publique et des médias traditionnels. D’autres soupçonnent l’État de préparer un vaccin non pas pour immuniser les Québécois contre la « vulgaire grippe », mais pour insérer une puce sous leur peau afin que le fondateur de Microsoft, Bill Gates, les contrôle au moyen des nouvelles tours cellulaires 5G. Il y en a aussi qui croient que le coronavirus a été fabriqué en laboratoire en Chine ; que des satanistes libéraux violeurs d’enfants tiennent les ficelles du pouvoir ; que la Terre est plate.
Au Québec, les personnes à faibles revenus âgées de 18 à 59 ans ayant terminé leur scolarité au primaire ou au secondaire adhérent davantage aux théories complotistes, s’est aperçu l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) après avoir sondé la population.
Il ne faut pas prendre à la légère les « perceptions » et les « croyances » de ces individus sur le coronavirus, car elles jouent « un rôle majeur dans l’adoption de [leurs] comportements de santé », signale l’INSPQ dans le rapport « COVID-19 : pandémie, croyances et perceptions » publié en août dernier.
Qui plus est, les conspirationnistes ont « gagné de nouveaux adeptes » depuis le début de la pandémie, « au point d’être devenus les figures de proue de ce mouvement de contestation » contre l’État, observe David Morin six mois après la déclaration d’état d’urgence par le gouvernement Legault.
Extrême droite à bord
Des défenseurs de la médecine parallèle de la trempe des antivaccins ont aussi grossi les rangs du mouvement « antimasques », profitant de l’occasion pour essayer de lui donner un vernis pseudoscientifique. Plusieurs figures connues de l’extrême droite québécoise leur ont emboîté le pas.
« La convergence de ces tendances a alimenté le récit victimaire et a radicalisé une partie de ces gens », constate David Morin, à pied d’œuvre à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. « Cela contribue à accroître les polarisations sociales, en partie parce que ces extrémistes durcissent le ton et provoquent une réaction forte de la part du reste de la société qui, en les raillant ou les rejetant, alimente à son tour ce cercle vicieux », poursuit-il.
Le climat social se détériore
S’abreuvant du discours d’agitateurs politiques, des « guerriers numériques » ont lancé l’assaut contre l’« État totalitaire » sur les réseaux sociaux, menaçant de mort des élus croisés sur leur passage.
Les chefs caquiste, François Legault, et péquiste, Pascal Bérubé, se sont retrouvés dans la mire d’antimasques cette semaine.
Le chercheur David Morin appréhende un déconfinement de la violence « déjà présente sur les réseaux sociaux ». « Dans un tel contexte anxiogène et de tensions sociales, le sentiment d’urgence et la colère vont inexorablement se traduire par des violences », avertit-il.
Mardi, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une motion dénonçant toutes formes de menaces à l’endroit des scientifiques, des journalistes et des élus. La détérioration du débat public commande des « actions concrètes pour freiner la radicalisation d’une certaine frange de la population et prévenir la montée du phénomène à la source ». « Cela passe notamment par […] le déploiement de campagnes d’alphabétisation scientifique à grande échelle », a fait valoir la députée indépendante Catherine Fournier, qui a, elle aussi, reçu son lot de messages haineux.
La confiance à l’égard du gouvernement québécois s’est effritée au cours de l’été, constate l’Institut de la confiance dans les organisations (ICO). Le « mouvement de défiance » à l’égard des autorités — et de la « science » sur laquelle elles s’appuient — est noyauté par une « minorité bruyante », précise-t-il.
Cela dit, une large majorité des Québécois demeure favorable aux mesures sanitaires : distanciation (78 % d’accord et 14 % en désaccord) ; port du masque dans les lieux publics (75 % d’accord et 17 % en désaccord) ; interdiction de rassemblements de plus de 10 personnes (61 % d’accord et 25 % en désaccord).
Persuasion, répression
Aucun élu n’a repris les revendications des antimasques à l’intérieur du Parlement. À deux ans et demi des prochaines élections générales, les « complotistes » comptent sur des alliés au sein de Citoyens au pouvoir — bannière sous laquelle Alexis Cossette-Trudel a amassé 72 votes en 2018 — et du Parti conservateur du Québec.
Le gouvernement québécois espère que le système d’alerte et d’intervention régionale saura convaincre les sceptiques que le resserrement et le desserrement des mesures sanitaires obéissent à des critères objectifs et non d’instructions d’un État totalitaire.
Au silence des oppositions, qui s’était installé dans la foulée de l’arrivée de la COVID-19 au Québec en mars dernier, a succédé le « bruit » des « antimasques ». Tiraillé entre la persuasion et la répression, le gouvernement caquiste y prête attention.
La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, a répété vendredi que l’action du gouvernement « ne repose sur aucun complot, aucune velléité dictatoriale ou autre ». « Au contraire, on veut juste protéger les Québécois », a-t-elle lancé.
François Legault a commandé une campagne publicitaire « un peu plus percutante » faisant état de témoignages de personnes ayant perdu un proche et de personnes ayant souffert du coronavirus afin de rallier les sceptiques à la lutte contre la COVID-19. Il hésite toujours à réprimer les manifestations antimasques, craignant comme la peste d’apporter de l’eau au moulin à rumeurs des complotistes. « Est-ce qu’on veut en faire des martyrs ? » s’est-il demandé à haute voix mercredi.