Nous sommes plus colonisés que la Barbade

Nous sommes plus colonisés que la Barbade

L’auteur est constitutionnaliste. Il est l’auteur de La fin de la monarchie au Québec, Éditions du Renouveau québécois, 2018

Après 55 ans d’indépendance, l’archipel de la Barbade, situé dans les Antilles, abolira la monarchie britannique sur son territoire cet automne. L’annonce a été faite cette semaine par sa gouverneure générale.

Le Canada est indépendant depuis bientôt 89 ans et n’a aucune intention d’en faire autant. Tout comme la Barbade, le Canada est une ancienne colonie britannique. Le rapatriement de la Constitution en 1982 n’a eu aucun effet sur la monarchie.

Après l’avènement de la république à la Barbade, il restera quinze États du Commonwealth, l’organisation internationale qui a succédé à l’Empire britannique, qui ont en commun Sa Majesté la Reine Élizabeth II à titre de chef d’État. La monarchie britannique est la seule monarchie multinationale au monde.

Le Commonwealth compte 53 États membres. Il y a longtemps que plus de deux tiers de ses membres sont des républiques. En plus d’être la chef d’État de 16 (bientôt 15) d’entre eux, Sa Majesté porte depuis son couronnement en 1953 le titre de chef du Commonwealth. Cette fonction d’origine récente n’est pas héréditaire, contrairement à celle de chef d’État. Cependant, le prince Charles a obtenu l’assurance qu’il l’obtiendra lorsqu’il montera sur le trône, après avoir été obligé de faire une campagne diplomatique discrète qui a duré quelques années auprès de tous les gouvernements du Commonwealth.

Les États qui ont la Reine Elizabeth II comme chef d’État sont, sur le plan constitutionnel, des royaumes distincts et égaux depuis la date de leur indépendance. En anglais, ils sont des Realms. Lors des conférences du Commonwealth, les chefs de gouvernement des Realms se réunissent séparément au besoin pour discuter de sujets qui leur sont propres, tels que les règles de la succession royale. Nous vivons dans une démocratie qui est aussi un royaume.

Les principaux États qui ont la Reine pour chef d’État comprennent, en plus du Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Bermudes et la Jamaïque. L’Australie a tenu un référendum en 1999 pour abolir la monarchie; 45% des électeurs ont appuyé cette proposition. Le mouvement républicain australien demeure actif et important.  De nombreux observateurs sont d’avis que ce pays tiendra un autre référendum sur le sujet à la fin du présent règne. La Nouvelle-Zélande a annoncé qu’elle suivrait probablement. La Jamaïque a indiqué qu’elle y songeait également.

La succession royale a lieu automatiquement lors du décès ou de l’abdication d’un Souverain. Aucune loi fédérale ou provinciale n’est requise. La pratique canadienne est d’émettre un simple décret du Cabinet fédéral qui annonce l’avènement d’un nouveau chef d’État. On ne nous demandera pas notre avis à ce moment.

Une loi fédérale a toutefois été adoptée récemment pour modifier les règles de la succession royale afin d’éliminer la discrimination genrée qui favorisait les princes au détriment des princesses. La Reine Élizabeth a succédé automatiquement à son père lors de son décès en 1952 uniquement parce qu’elle n’avait pas de frère, plus jeune ou plus âgé. La modification aux règles de succession a été convenue par les 16 royaumes. En Australie, la seule autre fédération en cause, le gouvernement fédéral a obtenu le consentement de chacun des États fédérés avant d’adopter une telle loi. Au Canada, le gouvernement Harper n’a pas cherché à obtenir le consentement des provinces de peur d’avoir à rouvrir la Constitution. Cette procédure unilatérale a été contestée en vain devant les tribunaux.

En Angleterre dans le passé, une femme pouvait régner seulement si aucun mâle de sa lignée n’avait priorité. C’est ainsi que les reines Élizabeth 1ere, Victoria et Élizabeth II, ont pu succéder à des rois. Victoria, montée sur le trône à 18 ans en 1837, l’année du soulèvement des Patriotes, fut le premier Souverain britannique sans pouvoir politique; elle a succédé à son oncle parce que lui et deux de ses frères n’eurent aucun enfant légitime et qu’elle était l’enfant unique du quatrième frère décédé.

À l’époque, le Souverain britannique était aussi le Roi de l’État allemand de Hanovre, parce que la famille royale est d’origine allemande. La famille a pris le nom de Windsor pour faire oublier ses origines au cours de la première guerre mondiale, qui a donné lieu à des émeutes antiallemandes à Londres qui faisaient craindre pour son avenir.  George III, qui a signé la Proclamation royale de 1763 à la suite de la Conquête et a perdu la guerre d’Indépendance des États-Unis, était le premier membre régnant de cette famille à avoir l’anglais pour langue maternelle.  La monarchie a été transférée à cette famille allemande en 1701 par le Parlement à cause des guerres de religion. Les députés britanniques ont alors exclu de la succession royale une cinquantaine de prétendants en ligne plus directe, parce qu’ils étaient catholiques. L’exclusion des catholiques de la succession royale existe toujours.

Cependant, le Hanovre, comme la France, appliquait la loi salique. Aucune femme ne pouvait y régner, sauf si elle était la mère d’un garçon mineur; elle pouvait alors être régente jusqu’à la majorité de ce dernier.  Le dernier oncle vivant de Victoria, le cinquième frère, est donc devenu le Roi de Hanovre, un royaume qui a été absorbé plus tard par la Prusse, puis la république allemande. Les monarchies étaient la majorité des États jusqu’au début du 20e siècle. Aujourd’hui, plus de 150 des 193 États membres des Nations Unies sont des républiques.

Le Royaume-Uni a résisté longtemps à l’idée d’admettre des républiques dans le Commonwealth. Les deux premiers États membres du Commonwealth qui ont aboli la monarchie, l’Irlande et le Myanmar (alors la Birmanie), en ont été exclus à la fin des années 1940. Ils ont choisi de ne pas y adhérer à nouveau lorsque ce motif d‘exclusion a été supprimé.

Le Royaume-Uni a renversé sa position lorsque l’Inde, l’une des anciennes colonies les plus importantes, l’État le plus peuplé du Commonwealth et une puissance croissante, a aboli la monarchie en 1950 après la convocation d’une assemblée constituante trois ans après l’indépendance. À l‘époque, les membres du Commonwealth maintenaient des relations économiques privilégiées. Le Royaume-Uni a dû renoncer à ces préférences commerciales lors de son entrée dans l’Union européenne en 1973, mais cherche maintenant à les raviver. Le Canada a montré peu d’empressement à la suite de la signature d’accords de libre-échange avec les États-Unis et l’Union européenne. Une partie du discours en faveur du Brexit est fondée sur la nostalgie impériale que le prestige de la monarchie sert à renforcer.

Les règles de la succession royale sont incompatibles avec le droit à l’égalité garanti par les chartes des droits du Canada et du Québec. Le chef de l’État canadien doit être membre d’une famille étrangère et de religion anglicane (qui est pratiquée par 10% des Britanniques), ce qui est contraire au principe de laïcité.  L’État britannique n’est pas laïque, puisque la Reine est aussi automatiquement le chef de l’Église anglicane. Elle porte le titre de Défenseur de la Foi, qui avait ironiquement été attribué à Henri VIII par le pape au début du 16e siècle pour défendre la religion catholique. L’histoire est souvent un tissu d’absurdités transmises inconsciemment d’une génération à la suivante.

Lors de la cérémonie du couronnement du nouveau Souverain, la partie la plus délicate, la seule qui n’a pas été montrée à la télévision en 1953 en raison de son caractère sacré, est l’onction d’une huile sur le front qui symbolise le choix de Dieu. Cette cérémonie, qui existait aussi pour les sacres du Roi de France, a été empruntée aux sources hébraïques de l’Ancien Testament, et témoigne des racines de la civilisation judéo-chrétienne. En notre droit constitutionnel d’origine britannique, la souveraineté du peuple est inconnue parce que c’est une notion républicaine.  Le Roi ou la Reine détient la souveraineté au nom de la puissance divine imaginée en Israël pendant l’Antiquité. C’est ainsi que notre prochain chef d’État sera consacré.

Le Royaume-Uni s’est aussi longtemps opposé à la notion de citoyenneté, qui rappelait trop à ses yeux la Révolution française et qu’il jugeait incompatible avec l’idée de sujet du Roi qui faisait la fierté de John A. MacDonald, le principal fondateur du Canada. C’est pour cette raison que la citoyenneté canadienne n’est apparue qu’en 1947 et fut perçue comme une manifestation de l’indépendance du Canada, qui n’alla pas toutefois jusqu’à remettre en question la monarchie. Avant cette innovation juridique, nos grands-parents étaient juridiquement des sujets de la Couronne britannique.

Lors du dernier couronnement, les premiers ministres des Realms se sont réunis pour modifier les titres royaux.  Le Parlement britannique venait d’effacer le titre d’Empereur de l’Inde qui avait fait l’orgueil du colonisateur.   Chaque nouvel État souverain qui voulait conserver la monarchie britannique a alors acquis la compétence exclusive de lui décerner le titre de Roi ou de Reine de cet État, en plus des titres attribués par le Parlement britannique. C’est ainsi que le titre de Reine du Canada est apparu pour la première fois avec l’adoption d’une loi fédérale sur les titres royaux, valable seulement pour le Canada. Les autres royaumes d’origine britannique en ont fait autant pour ce qui les concerne. À partir de ce moment également, les gouverneurs généraux, qui représentent Sa Majesté, ont été des citoyens canadiens.

On appelle techniquement union personnelle une situation dans laquelle des trônes distincts sont occupés par la même personne physique. Cependant, la Couronne n’est pas sur le plan constitutionnel une personne physique. Elle est une personne morale incarnée par une personne physique, ce qui en fait une catégorie juridique à part. Le patrimoine de cette personne morale est distinct de celui de la personne physique; les terres de la Couronne, par exemple, sont des terres publiques qui appartiennent à l’État. Le patrimoine personnel de la Reine est très considérable au Royaume-Uni, mais n’existe pas au Canada.

Le Canada est le seul État du G-7 à laisser un autre État, lui aussi membre du G-7, lui dicter les règles de désignation de son chef d’État. L’abolition de la monarchie au Québec a autant d’appuis que la loi 21. Au Canada anglais, les communautés multiculturelles issues de l’immigration ne donnent pas de nombreux monarchistes; environ 40% de la population canadienne hors-Québec favoriserait la république canadienne et cette proportion serait croissante. À terme, la monarchie est condamnée. Il reste à en prendre acte.

Le Québec détient, depuis une décision de la Cour suprême en 1998, le pouvoir de rouvrir la Constitution par une simple résolution adoptée à la majorité des membres de l’Assemblée nationale, ce qui déclencherait l’obligation de négocier du gouvernement fédéral et des autres provinces sur tout sujet de son choix; cet avis est partagé par de nombreux constitutionnalistes. Si notre Assemblée nationale ne le fait pas alors que nous avons d’excellentes raisons légitimes de vouloir retirer le plus grand symbole de la Conquête, c’est parce que nous sommes plus profondément colonisés et moins fiers que la Barbade.

Pourtant, les fédéralistes et les nationalistes pourraient y trouver leur compte. L’identité canadienne serait renforcée par la désignation d’un chef d’État canadien. Il n’est pas normal qu’il n’en soit pas ainsi.

Et le gouvernement du Québec devrait demander que le représentant constitutionnel du Québec, qui remplacera le lieutenant-gouverneur, soit un gouverneur désigné par l’Assemblée nationale ou élu au suffrage universel.

Si on veut aller plus loin et remettre au gouverneur du Québec le pouvoir exécutif du premier ministre comme aux États-Unis, il faudrait pour un changement aussi fondamental à nos institutions politiques demander au peuple québécois de décider dans un référendum. À cette occasion, une Constitution du Québec devrait aussi remplacer définitivement la souveraineté de Dieu par la souveraineté populaire, afin que les textes juridiques reflètent enfin la réalité démocratique.

Tous ces changements peuvent se produire, que le Québec soit à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada. Le manque d’envergure de nos gouvernants fédéraux et provinciaux actuels nous empêche de les envisager sérieusement.

Au train où vont les choses, le Canada sera le dernier pays du Commonwealth à conserver la monarchie aux côtés du Royaume-Uni. Heureusement, l’histoire ne coule jamais en ligne droite.  Nous pouvons encore nous ressaisir collectivement et nous tenir droits.

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À propos de l'auteur Vigile.Québec

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