Sergueï Lavrov, dans un entretien exclusif, s’exprime sur la relation actuelle avec la France, sur le refus d’accréditer à l’Élysée les journalistes de Sputnik France et la coopération avec les pays africains.
Sputnik : Emmanuel Macron est au pouvoir depuis trois ans et sa toute première invitation officielle à un chef d’État étranger a été adressée à Vladimir Poutine dans le but d’améliorer les relations franco-russes. Pourriez-vous dire quels sont les changements effectifs qui ont eu lieu depuis, au niveau diplomatique, dans les relations avec la France ? Par ailleurs, pourriez-vous préciser si c’est à cause d’Alexeï Navalny que la rencontre prévue en septembre à Paris a été reportée ?
Sergueï Lavrov : « La France est un de nos principaux partenaires internationaux. Depuis longtemps, on parle de notre partenariat avec elle comme d’un partenariat stratégique. Un des premiers gestes du Président Macron dans le domaine de la politique extérieure, après son élection, a été d’inviter le Président russe. À l’issue de cette visite qui a eu lieu en mai 2017, les deux pays et les dirigeants des deux États ont réaffirmé à Versailles leur intention et leur volonté d’approfondir leur partenariat, tant dans le domaine des relations bilatérales que dans le domaine des relations internationales sur les dossiers régionaux et globaux. À l’issue de ce sommet, qui s’est déroulé à Versailles, un forum du dialogue des sociétés civiles a été mis en place – le Dialogue du Trianon. Il est opérationnel et a connu un certain succès jusqu’à aujourd’hui, même si, à cause des restrictions liées au coronavirus, aucune rencontre en présentiel ne peut avoir lieu.
Depuis, les Présidents Macron et Poutine se sont rendu réciproquement visite en Russie et en France. La dernière rencontre date du mois d’août 2019, c’était la visite du Président Poutine dans le cadre du sommet avec le Président Macron au fort de Brégançon. Il y a eu une discussion très fructueuse et approfondie pleine de confiance sur la nécessité d’avoir des relations stratégiques qui tendraient vers l’examen des enjeux majeurs du monde contemporain, en premier lieu, en Europe, bien sûr, et en Euro-Atlantique – là, il s’agit de renforcer la sécurité. Et les Présidents ont alors convenu de mettre en place de vastes mécanismes de coopération. Les ministères des Affaires étrangères et de la Défense ont élaboré –en réalité ont rétabli parce qu’il a été mis en place il y a longtemps, mais il y a eu une pause dans son fonctionnement – un format 2+2 : ministères de la Défense et ministères des Affaires étrangères. En septembre 2019, un sommet de ce dialogue stratégique a eu lieu à Moscou. Outre ces deux ministères, il a été décidé d’aborder les questions de la stabilité stratégique par l’intermédiaire des assistants sur la politique extérieure des deux Présidents. Avec l’accord des Présidents – du Président Poutine et du Président Macron –, une dizaine de groupes de travail ont été instaurés dans des domaines différents liés à une coopération dans la sphère de la stabilité stratégique, du contrôle des armements, de la non-prolifération des armes de destruction massive, etc.
D’une manière générale, la plupart de ces mécanismes sont fonctionnels et destinés à nous pousser, avec nos collègues français, à proposer des initiatives tendant vers la stabilisation des relations en Europe, vers la normalisation de cette situation anormale qui règne aujourd’hui, où se creusent les lignes de démarcation, où l’OTAN renforce ses infrastructures militaires sur le territoire des nouveaux membres, ce qui viole l’Acte fondateur signé par la Russie et l’OTAN dans les années 1990 qui était considéré comme une base pour nos relations.
Il y a beaucoup de tendances alarmantes. Une des manifestations de ces facteurs déstabilisants, c’est évidemment le retrait des États-Unis du Traité sur les missiles à portée intermédiaire et à plus courte portée [Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire] et l’intention, qui a déjà été officiellement annoncée, de déployer ce type de missiles en Asie, mais aussi, selon toute vraisemblance, en Europe. Les systèmes d’armes de défense antimissiles qui sont actuellement déployés en Roumanie et qui sont en train d’être étendus à la Pologne peuvent tout à fait être utilisés pour lancer des engins antimissiles, non seulement à des fins défensives, mais aussi à des fins offensives parce que ces mêmes systèmes sont capables de lancer des missiles de croisière. C’est ce qui a été interdit par le Traité sur les missiles à portée intermédiaire et à plus courte portée, mais ce traité n’existant plus aujourd’hui, les Américains ont désormais les mains libres. Il y a presque un an, on en fêtera bientôt l’anniversaire, le Président Poutine s’est adressé à tous les dirigeants des pays européens, des États-Unis, du Canada et de certains autres États. À la suite de la suppression par les Américains du Traité sur les missiles à portée intermédiaire et à plus courte portée, il [Poutine, NDLR] a proposé d’essayer de ne pas faire une course aux armements, mais de proclamer un moratoire, volontaire et réciproque, sur ces forces qui étaient interdites par le Traité sur les missiles à portée intermédiaire et à plus courte portée. Aucun dirigeant n’a répondu quoi que ce soit de concret à cette proposition, sauf le Président Macron. Et nous l’avons apprécié. Cela a mis en exergue l’intérêt sincère du Président français pour l’utilisation de toutes les possibilités de dialogue avec la Fédération de Russie. Or, sans ce dialogue – tout le monde le reconnaît de plus en plus ouvertement –, il est impossible d’assurer la sécurité en Europe.
Nous prévoyions en effet des rencontres au format 2+2, mais pour les raisons qu’on ne peut que deviner – nos collègues français ont tout simplement dit qu’il fallait revoir un peu l’agenda de nos rencontres – une réunion du format 2+2 entre les ministères de la Défense et les ministères des Affaires étrangères a été reportée à plus tard. Je ne parlerai pas ici des raisons de ce report, mais c’est probablement l’ambiance générale, le ton général qui existe aujourd’hui en Union européenne à l’égard de la Russie qui affecte l’agenda de nos rencontres. Néanmoins, des consultations sur un nombre important de dossiers ont eu lieu tout récemment – il s’agissait aussi bien de la lutte contre le terrorisme que des problèmes de cybersécurité. Tout cela s’inscrit dans les plans sélectionnés par les Présidents Poutine et Macron.
Comme l’a récemment dit Alexandre Loukachevitch, représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’OSCE, la situation de l’agence Sputnik ne s’est pas améliorée en France. Nos journalistes ne sont toujours pas admis aux conférences de presse et à tous les autres événements organisés par l’Élysée. Quelles sont les éventuelles voies envisagées pour sortir de cette situation ? Est-ce que ce problème a été abordé avec la partie française ?
Sergueï Lavrov : Bien sûr, ce problème a été abordé. Nous estimons qu’il est inadmissible qu’aussi bien Sputnik que RT et leurs correspondants soient ouvertement discriminés en France – et en qui concerne Sputnik, dans les pays baltes, c’est un fait bien connu. Le fait qu’au cours de ces dernières années depuis 2017, ni RT ni Sputnik n’aient été accrédités par l’Élysée est bien sûr déplorable. Le plus étonnant, c’est que même avec l’engagement « liberté, égalité, fraternité », nos homologues français évoquent qu’ils ne vont pas retirer leur décision. Sputnik et RT ne se verront pas délivrer d’accréditation car, je cite, « ce ne sont pas des médias, mais un instrument de propagande ». Je pense qu’il est inutile de commenter l’absurdité de cette étiquette. Sputnik et RT ont des audiences immenses dans un nombre de pays grandissant, j’ai pu consulter les dernières statistiques et je ne peux que supposer que c’est la peur de la concurrence, par ceux qui dominaient le marché des médias jusqu’à il y a quelque temps, qui est la cause de cette discrimination.
Ces questions de la discrimination des médias russes, nous ne les adressons pas seulement aux Français. Je ne comprends pas l’argument du financement d’État car nombre de médias internationaux sont financés par un État et sont pourtant considérés comme des phares de la démocratie – je parle de Radio Liberté ou encore de la BBC. Mais contre eux, il n’y a pas sanctions. Au niveau d’Internet, également, une censure arrive clairement. Cela concerne Google, Facebook, YouTube, qui prennent des décisions, certainement sous la pression du gouvernement américain, et qui ensuite discriminent les médias russes et la publication de leur travail sur ces plateformes.
Nous posons ces questions non seulement au niveau bilatéral, mais aussi à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, à l’Unesco – qui est appelée normalement à s’occuper de la liberté de la presse et de la liberté d’expression – et aussi nous les posons au Conseil de l’Europe.
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