Le « comité invisible », on s’en souvient bien sûr, avait défrayé la chronique en 2008, lors de l’affaire des inculpés de Tarnac. La police avait attribué la fondation de ce comité à des militants anarchistes installés sur le plateau de Millevaches, en Corrèze, et gravitant autour de Julien Coupat. Le groupe était accusé d’avoir organisé le sabotage d’une caténaire de ligne de TGV, et Coupat avait été envoyé en prison pendant plus de six mois, en détention provisoire, sur la base d’un dossier particulièrement léger.
Le comité invisible revient aujourd’hui, avec un livre sobrement intitulé A nos amis. C’est un ouvrage intriguant au premier abord, qui propose une réflexion sociologique et philosophique de haute tenue sur la pratique militante dans le monde contemporain, souvent à partir du récit d’actions de terrain (comme dans le cadre de la lutte contre la ligne de chemin de fer entre Lyon et Turin ou des manifestations anti-austérité organisées en Grèce depuis le placement sous tutelle du pays par l’Europe et le FMI).
Qu’on soit d’accord ou non avec les thèses exprimées dans l’ouvrage, sa lecture s’avère quoi qu’il en soit enrichissante. Elle nous amène à nous interroger sur le sens du militantisme dans un monde hypermoderne tel que le nôtre, où la communication et les médias nous privent à plus d’un titre de tout enracinement humain réel (et prive aussi parallèlement nos actions de toute efficacité réelle sur le système). Comment réintroduire du sens dans ce que nous faisons ? Comment avoir une action utile ? Comment vivre vraiment au milieu des autres, loin de l’anonymat du virtuel ? Dédier un livre qu’on écrit « à ses amis », c’est une manière de réintroduire la théorie dans la pratique, la réflexion dans l’action et le virtuel des concepts dans la réalité du vivant.
Le point de départ du comité invisible est pour le moins optimiste : le temps des insurrections est venu, et nos efforts militants n’ont pas été vains ! Il y a dix ans, en effet, nul ne pouvait prédire un soulèvement sans qu’on lui rie au nez. « Rien de plus ferme, de plus assuré, nous disait-on, que la Tunisie de Ben Ali, la Turquie affairée d’Erdogan, la Suède sociale-démocrate, la Syrie baasiste, le Québec sous tranquillisants ou le Brésil de la plage, des bolsa familia et des unités de police pacificatrices. On a vu la suite. La stabilité est morte. » Indéniablement, après les ravages de la crise économique et les soulèvements du printemps arabe, le cours du monde est semble-t-il devenu moins prévisible qu’autrefois. L’heure de la mobilisation a plus que jamais sonné. Les utopistes ne sont peut-être plus des rêveurs.
Si l’instabilité règne, néanmoins, et que le chaos devient un creuset potentiel de l’avenir, force reste de constater que l’ordre du monde capitaliste est encore loin d’avoir été ébranlé. A qui la faute ? Pourquoi les masses opprimées et en révolte ne parviennent-elles pas à obtenir le moindre succès ? Pourquoi tant et tant d’indignés à travers le monde s’échinent-ils en vain à crier, sans que rien ne change autour d’eux ? Parce que la minorité qui nous dirige en silence est organisée, alors que nous ne le sommes pas. « Ce qui caractérise les 1%, c’est qu’ils sont organisés. Ils s’organisent même pour organiser la vie des autres. La vérité de ce slogan est bien cruelle, et c’est que le nombre n’y fait rien ; on peut être 99% et parfaitement dominés. A l’inverse, les pillages collectifs de Tottenham démontrent suffisamment que l’on cesse d’être pauvre dès que l’on commence à s’organiser. Il y a une différence considérable entre une masse de pauvres et une masse de pauvres déterminés à agir ensemble. » S’organiser n’implique pas qu’on soit tous affiliés à la même organisation, mais plutôt qu’on partage jusqu’à un certain point une perspective commune. Or, c’est là que le bât blesse : les gens ne manquent pas d’indignation, mais de vision constructive vers laquelle converger. « Sans ce liant, les gestes s’effacent sans trace dans le néant, les vies ont la texture des songes et les soulèvements finissent dans les livres d’école. »
La crise économique, au lieu d’avoir été un détonateur de la contestation (qu’elle a pourtant en effet superficiellement favorisé), a plutôt conforté en profondeur l’expansion du libéralisme, en permettant de faire passer des « réformes d’ajustement structurel » qui auraient été beaucoup plus difficilement acceptées par les populations dans un contexte moins anxiogène. « Si tu veux imposer un changement, conseillait Milton Friedman, déclenche une crise. » Lorsqu’on divise par deux le traitement des fonctionnaires grecs, on se justifie désormais en disant qu’on devrait sinon cesser purement et simplement de les payer. Lorsqu’on rallonge le temps de cotisation des Français, on se justifie en disant qu’il s’agit de sauver le système des retraites. La crise n’est donc plus un fait économique, mais une technique politique de gouvernement, et « certains se sont ridiculisés en proclamant à la hâte, avec l’explosion de l’arnaque des subprimes, la “mort du néolibéralisme”. Nous ne vivons pas une crise du capitalisme, mais au contraire le triomphe du capitalisme de crise. La “crise” signifie : le gouvernement croît. Elle est devenue l’ultima ratio de ce qui règne. La modernité mesurait tout à l’aune de l’arriération passée à laquelle elle prétendait nous arracher ; toute chose se mesure dorénavant à l’aune de son proche effondrement. »
Le drame contemporain n’est pas seulement économique, pourtant ; notre crise est surtout morale et spirituelle. La fascination cinématographique et télévisuelle que nous entretenons collectivement pour les zombies en est certainement un signe. Nous ne pouvons plus appréhender le monde extérieur que comme un lieu menaçant, vide de toute pensée, de toute chaleur humaine, exclusivement peuplé de créatures décharnées, décérébrées, seulement bonnes à nous traquer et nous manger, dans une guerre interminable de tous contre tous. Les films ou les séries de zombies nous renvoient à notre propre rapport existentiel au monde : nous avons développé une mentalité individualiste de survivants, qui nous voue à nous soucier de notre petite portion d’univers, dans notre quartier de buildings en ruine, pour tenter de sauver notre peau, et éventuellement celle de quelques proches, sans plus avoir de vision d’ensemble à long terme. Les visions d’apocalypse et de destruction universelle nous procurent le sentiment d’être encore un peu en vie, à nous, insipides employés pavillonnaires qui, de tous les êtres humains ayant peuplé cette terre, sommes assurément les moins vivants. « En vérité, cela fait un siècle que le diagnostic clinique de la fin de la civilisation occidentale est établi, et contresigné par les événements. Disserter là-dessus n’est depuis lors qu’une façon de s’en distraire. Mais c’est surtout une façon de se distraire de la catastrophe qui est là, et depuis bien longtemps, de la catastrophe que nous sommes, de la catastrophe qu’est l’Occident. Cette catastrophe est d’abord existentielle, affective, métaphysique. »
Le militantisme apparaît à ce titre comme un remède au nihilisme, dans une veine qui, sur ce point, s’inspire beaucoup du philosophe Georges Sorel. Nous devons réhabiliter la force vitale de l’insurrection, son énergie relationnelle vécue. « Il s’agit de submerger le vide que la démocratie entretient entre les atomes individuels par un plein d’attention les uns pour les autres, par une attention inédite au monde commun. » Cet état d’esprit débouche sur une promotion assumée de la guerre, qui réveille les âmes et les sort de leur torpeur. L’une des raisons de l’échec du récent mouvement des indignés, selon le comité invisible, réside précisément dans le pacifisme de ses partisans, dans leur refus de la prise d’initiative énergique, dans leur quête chimérique et jamais achevée d’un consensus impossible. Notre nihilisme nous pousse sempiternellement à l’attente, à la mise en suspens, à l’inaction. Les Grecs anciens, quant à eux, concevaient au contraire l’assemblée comme un lieu où l’on aiguisait sa fougue guerrière, où l’on polémiquait, s’invectivait, non à des fins de haine, mais en vue du bien commun. Il faut accepter la composante belliqueuse de la vie, qui nous voue à des conflits permanents, dans le cadre des délibérations comme dans celui de la lutte armée. « La guerre n’est pas le carnage, mais la logique qui préside au contact de puissances hétérogènes. […] S’il y a une multiplicité de mondes, s’il y a une irréductible pluralité de formes de vie, alors la guerre est la loi de leur coexistence sur cette terre. Car rien ne permet de présager de l’issue de leur rencontre : les contraires ne demeurent pas dans des mondes séparés. Si nous ne sommes pas des individus unifiés dotés d’une identité définitive comme le voudrait la police sociale des rôles, mais le siège d’un jeu conflictuel de forces dont les configurations successives ne dessinent guère que des équilibres provisoires, il faut aller jusqu’à reconnaître que la guerre est en nous […]. La paix n’est pas plus possible que désirable. Le conflit est l’étoffe même de ce qui est. Reste à acquérir un art de le mener, qui est un art de vivre à même les situations, et suppose finesse et mobilité existentielle plutôt que volonté d’écraser ce qui n’est pas nous. »
L’apologie de la lutte et du conflit vaut non seulement en externe, face à nos adversaires, mais aussi en interne, au sein des communautés d’action. « Assumer le conflit interne lorsqu’il se présente de lui-même n’entrave en rien l’élaboration concrète d’une stratégie insurrectionnelle. C’est au contraire, pour un mouvement, le meilleur moyen de rester vivant, de maintenir ouvertes les questions essentielles, d’opérer à temps les déplacements nécessaires. Mais si nous acceptons la guerre civile, y compris entre nous, ce n’est pas seulement parce que cela constitue en soi une bonne stratégie pour mettre en déroute les offensives impériales. C’est aussi et surtout parce qu’elle est compatible avec l’idée que nous nous faisons de la vie. En effet, si être révolutionnaire implique de s’attacher à certaines vérités, il découle de l’irréductible pluralité de celles-ci que notre parti ne connaîtra jamais d’unité. »
Le comité invisible promeut une éthique du conflit, comme on le voit, mais il ne cautionne pas pour autant le radicalisme violent. Il cite Sun Tzu à l’appui : « Un véritable guerrier n’est pas belliqueux ; un véritable lutteur n’est pas violent ; un vainqueur évite le combat. » La violence ne doit pas être une fin en soi. D’ailleurs, la violence du militant n’est le plus souvent qu’une simple occasion de valorisation personnelle, dont la radicalité est le critère d’évaluation. On craint dans ces milieux de ne plus être radical, comme on craint dans d’autres milieux de ne plus être cool ou branché. « Les “gestes révolutionnaires” ne sont plus appréciés à partir de la situation où ils s’inscrivent, des possibles qu’ils y ouvrent ou qu’ils y referment. On extrait plutôt de chacun d’eux une forme. Tel sabotage survenu à tel moment, de telle manière, pour telle raison, devient simplement un sabotage. » Autrement dit, la violence pour la violence enlève tout sens à l’action qui est menée. Même si la lutte nous arrache au nihilisme, elle n’y parvient que si elle est elle-même menée dans un sens constructif, au nom d’idéaux. Une violence menée pour elle-même ne serait rien d’autre qu’une forme supplémentaire de nihilisme, comparable de ce point de vue à la torpeur du pacifisme auquel elle prétend s’opposer.
Sur un autre sujet, mais toujours dans un souci constant de nuance et d’éclaircissement, le livre prend parti assez intelligemment contre une remise en cause obtuse de la technique. Le propos peut a priori sembler surprenant, de la part d’un groupe soupçonné d’avoir mené des actions de sabotage contre des lignes de chemin de fer. Mais les explications apportées ici permettent de lever quelques ambiguïtés. Ce n’est pas la technique qui est mauvaise, nous dit-on, mais la technologie, c’est-à-dire « la mise en système des techniques les plus efficaces, et conséquemment l’arasement des mondes et des rapports au monde que chacun déploie ». Le capitalisme est de ce point de vue essentiellement technologique : « il est l’organisation rentable, en un système, des techniques les plus productives ». Il n’y a donc aucun sens à s’opposer aux techniques en tant que telles, qui sont souvent utiles. Mais le « souci d’utilité » ne doit pas devenir « souci de rentabilité » ; et notre goût pour l’utile ne doit pas nous amener à défendre une organisation du monde qui se fasse aliénante pour chacun, à travers une rationalisation des efforts contrôlée d’en haut (ou même d’en bas, car, de ce point de vue, des sociétés autogérées qui auraient le culte de la rentabilité à tout prix ne seraient pas moins aliénantes que de puissantes corporations internationales). L’ingénieur est la figure de proue du monde capitaliste, comme il fut la figure de proue du monde soviétique stalinien, où régnait également l’administration des choses, quoique dans une autre variante. « L’ingénieur est le spécialiste, et donc l’expropriateur en chef des techniques. » Il s’arroge le contrôle des techniques, au nom d’objectifs qui sont les siens, et en vertu d’un savoir qu’il ne partage pas. Le capitalisme, comme le socialisme, à force de vouloir entretenir une efficacité maximale, prive les personnes de toute maîtrise de leur outil, de toute responsabilité face à leur outil, de tout usage libre de leur outil. Au lieu de considérer que c’est l’outil qui est mauvais, nous devrions de ce fait plutôt dénoncer l’enrégimentement auquel nous sommes soumis sous l’effet de la systématisation de l’usage de l’outil, en vue du meilleur rendement.
Le comité invisible, dans une veine anarchiste à la limite de l’impolitique, se dresse à ce titre contre toute forme de gouvernement, y compris la démocratie directe, sous prétexte que le gouvernement serait en lui-même une concession à l’enrégimentement technologique ou administratif du monde. Notre but ne devrait pas être de rendre sa souveraineté au peuple, mais de détruire toute forme de souveraineté. Là où Georges Sorel estimait que le sursaut contre le nihilisme implique la réappropriation de sa propre souveraineté à travers l’enracinement dans une démocratie directe de type proudhonienne (et donc par un surcroît de politique, en réalité), le comité invisible préconise plutôt l’abolition pure et simple de tout cadre démocratique souverain, au nom de la spontanéité.
La pratique des assemblées n’est pas pour autant remise en cause : les hommes peuvent se réunir et discuter. Mais l’ouvrage vitupère contre le fétichisme démocratique de l’assemblée : croire que la démocratie serait porteuse de renouveau n’a aucun sens, car rien d’autre n’en sort jamais que ce qui s’y trouve déjà. « Si l’on rassemble des milliers d’inconnus qui ne partagent rien hormis le fait d’être là, sur la même place, il ne faut pas s’attendre à ce qu’en sorte plus que ce que leur séparation autorise. » Ainsi, à Athènes, place Syntagma, un jour de juin 2011, plusieurs milliers d’individus votèrent en assemblée générale l’initiative d’actions dans le métro, pour lutter contre les directives d’austérité imposées au pays. Le jour dit, il ne se trouva pas vingt personnes au rendez-vous pour agir effectivement. En définitive, seules l’action et le conflit ravivent vraiment les âmes, les arrachent au nihilisme ambiant.
On pourra certes reprocher au comité invisible d’accorder tant de valeur à l’agitation sociale et aux manœuvres de sabotage : il n’est pas certain en effet que de telles pratiques contribuent réellement à enrayer la machine protéiforme du pouvoir, ni même qu’elles contribuent beaucoup à l’établissement d’un contre-pouvoir culturel face au système : les livres, les tracts, les débats de proximité paraîtront plus efficaces à nombre d’entre nous. Sans doute le comité a-t-il tort également d’exprimer une défiance aussi grande à l’égard de la politique des assemblées, qui pourrait être malgré tout, dans l’esprit grec ancien, un haut lieu de débats et d’oppositions polémiques, et par conséquent aussi un haut lieu de guerre et de vie. Mais le groupe a néanmoins raison de rappeler que le culte de l’assemblée directe des citoyens ne saurait être fétichisé, car le fond du problème réside plutôt dans la capacité à mener des entreprises dynamiques et stimulantes (que les mornes tergiversations d’une assemblée anémiée sont au contraire susceptibles d’étouffer). La démocratie directe peut au mieux contribuer à la restauration d’échanges politiques locaux, en mesure de reconsolider le tissu communautaire : mais ils ne remplaceront jamais l’énergie qui se déploie chez un groupe soudé d’hommes et de femmes déterminés à agir ensemble dans un but commun.
L’ouvrage s’interroge en outre sur les apories de l’action militante dans un monde où le pouvoir est devenu liquide, gazeux et insaisissable. La loi et l’Etat concentrent encore l’essentiel des assauts menés par les opposants au système. Mais cette focalisation n’a plus aucun sens, car la loi et l’Etat ne sont plus depuis longtemps le cœur du gouvernement de la terre. « Le gouvernement n’est plus dans le gouvernement. La “vacance du pouvoir” qui a duré plus d’un an en Belgique en atteste sans équivoque : le pays a pu se passer de gouvernement, de représentant élu, de parlement, de débat politique, sans que rien de son fonctionnement normal n’en soit affecté. » Notre ennemi principal n’est plus strictement politique ; il n’est plus institutionnel ; le pouvoir réside désormais dans un vaste processus qui touche toutes les sphères de la vie (culturelle, sociétale, etc.) et qui nous oblige à nous tenir de plus en plus séparés des autres, à être de plus en plus isolés, de sorte que nous parvenons de moins en moins à nous organiser collectivement. « En désespoir de cause, nous en venons à tenir en suspicion tout ce qui a encore une forme précise – habitudes, fidélités, enracinement, maîtrise ou logique – quand le pouvoir se manifeste plutôt dans l’incessante dissolution de toutes les formes. » Face au grand mouvement de fluidification générale, les groupes humains ne sont plus en général qu’un magma de particules élémentaires incapables de toute résistance, de toute fermeté – incapables de faire barrage au raz-de-marée de l’individualisme. La perpétuelle recomposition des couples, ou bien encore l’éclatement des familles, le refus des allégeances de toutes sortes et la haine de l’esprit de clan constituent quelques-uns des phénomènes de désorganisation qui touchent l’ensemble de la population, et qui permettent au 1% des dominants de dominer encore plus, sans rencontrer le moindre obstacle ni le moindre frein à leur hégémonie planétaire.
Les politiciens n’ont plus de pouvoir, mais ils jouent encore un rôle important. Ils nous divertissent du réel, soit en nous donnant l’illusion d’apporter le changement, soit en cristallisant notre vindicte ; mais ils détournent dans tous les cas notre colère des vraies modalités actuelles (liquides et gazeuses) de gouvernement. « Le pouvoir traditionnel était de nature représentative : le pape était la représentation du Christ sur terre, le roi, de Dieu, le président, du peuple, et le Secrétaire Général du Parti, du prolétariat. Toute cette politique personnelle est morte, et c’est pourquoi les quelques tribuns qui survivent à la surface du globe amusent plus qu’ils ne gouvernent. Le personnel politique est effectivement composé de clowns de plus ou moins grand talent ; d’où la réussite foudroyante du misérable Beppe Grillo en Italie ou du sinistre Dieudonné en France. A tout prendre, eux au moins savent vous divertir, c’est même leur métier. » Là encore, on peut ne pas cautionner l’antidémocratisme radical du comité invisible, qui, axiologiquement, refuse toute idée de gouvernement, de délibération politique souveraine, alors que beaucoup d’autres courants anarchistes, surtout au XIXe siècle, cherchaient au contraire une repolitisation maximale de la société, sous une forme directe, à travers la revalorisation des institutions locales. Mais la réflexion sur les nouvelles modalités de gouvernement du XXIe siècle touche assez juste dans l’analyse. Les vraies sphères d’influence sont aujourd’hui passées ailleurs. Le salut ne viendra donc pas d’un sauveur providentiel sorti des urnes (sauveur interne au système ou sauveur contestataire, peu importe) ; car les prétendus sauveurs ne font à vrai dire que nous enfermer dans l’adhésion au système, ou dans le refus du système, alors que le système institué n’a plus aucune importance. Ce qui importe, ce qui nous gouverne, en dépit de nous, c’est ce qui nous sépare, ce qui nous atomise, ce qui nous broie ; ce qui importe, c’est le nihilisme virtualisant et autarcique auquel nous sommes voués. « Le pouvoir est désormais immanent à la vie telle qu’elle est organisée technologiquement et mercantilement. Il a l’apparence neutre de la page blanche de Google. »
Le véritable salut ne peut donc venir que d’une reprise en main des individus par eux-mêmes, de leur auto-organisation consciente, en vue d’une sortie de l’individualisme. Il est à cet égard anecdotique de savoir pour quelle cause on se bat, pour quelle cause on milite. Le seul fait d’avoir une cause et de militer, aux côtés des autres, d’entrer avec eux en communauté d’esprit et d’action, constitue intrinsèquement une vertu émancipatrice face au pouvoir, une résistance, un obstacle, quelque chose que le gouvernement planétaire liquide aura du mal à surmonter ; c’est une digue contre la vague de l’éclatement et de la disjonction, contre la vague du non-sens et de l’« à quoi bon ». Pour le militant qui s’insurge, toute sa vie cesse d’être organisée par le monde qui l’entoure ; sa vie s’organise elle-même, ce qui est tout à fait différent.
Cette auto-organisation des hommes par eux-mêmes, on la retrouve à travers l’histoire dans l’esprit de la commune, tel qu’il a émergé au Moyen Age, lorsque certains bourgs décidèrent de devenir indépendants de leur seigneur. « Ce qui fait la commune, c’est le serment mutuel prêté par les habitants d’une ville ou d’une campagne de se tenir ensemble. Dans le chaos du XIe siècle, en France, la commune, c’est se jurer assistance, s’engager à se soucier les uns des autres et à se défendre contre tout oppresseur. » Nous devons pour toutes ces raisons rapprendre le sens d’une discipline individuelle et collective, qui puisse nous façonner de manière constructive et épanouie. « En quarante ans de contre-révolution néolibérale, c’est d’abord ce lien entre discipline et joie qui s’est oublié. On le redécouvre à présent : la discipline véritable n’a pas pour objet les signes extérieurs d’organisation, mais le développement intérieur de la puissance. » Méditons donc sur cette puissance intérieure qu’il s’agit pour nous de réenraciner. La discipline militante nous rend meilleurs. Elle nous épargne les affres du nihilisme.
Thibault ISABEL
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