Karl Marx et la spéculation bancaire

Karl Marx et la spéculation bancaire

MARX 02b : Karl Marx et la spéculation bancaire
René HIGONNET – Octobre 1959 / p. 25 – 49

Republié le 17 juin 2014 par eric

Note liminaire

Le texte ci-après forme une partie d’une étude critique consacrée à certaines idées de Marx sur le système bancaire [1], développées dans le livre III du Capital. Il s’agit plus particulièrement d’examiner les données documentaires et statistiques utilisées par Marx (et complétées par Engels) à la lumière de recherches plus récentes. L’auteur a eu l’occasion de prendre connaissance d’une riche documentation inédite se rapportant à l’activité d’un certain nombre de banques anglaises et écossaises dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Ses conclusions critiques sont, par conséquent, le résultat empirique d’une confrontation de sources documentaires plutôt que l’aboutissement d’une analyse théorique.
On ne trouvera donc pas, dans les pages qui suivent, une vue d’ensemble sur la théorie marxienne du crédit. Il convient, dès lors, de rappeler que dans la mesure où Marx envisage le système du crédit dans son rôle d’ « accélérateur » du développement des forces productives (voir Capital, III, chapitres 31 à 36), la mise en accusation du système des banques s’entend chez lui « dialectiquement » c’est-à-dire du point de vue de la « vocation ». qu’il attribue à l’économie capitaliste comme telle.
Maximilien Rubel.

L’étude de M. Rubel sur les cahiers de lecture de Karl Marx a mis en lumière tout l’intérêt que Marx portait aux questions monétaires et bancaires [2]. Non seulement Marx a rédigé deux essais intitulés respectivement Das unvollendete Geldwesen et Geldwesen, Kreditwesen, Krisen, mais il a fait, pour son usage personnel, une vaste compilation d’ouvrages portant sur les questions monétaires dans ses cahiers de Londres (1850-1853) actuellement déposés au Fonds des manuscrits de Marx-Engels de l’Institut International d’Histoire Sociale, à Amsterdam. Ces cahiers révèlent qu’à cette époque les lectures de Marx portent principalement sur les questions de monnaie et de banque ; y sont consacrés les cahiers III, IV, V et VI, VII et XVI, et peut.être d’autres cahiers qui ne nous sont pas parvenus.

L’érudition, le savoir de Marx sont considérables. Il a lu et résumé les ouvrages des principaux auteurs de son temps écrivant en anglais, en français et en allemand, et aussi bon nombre de publications moins importantes, généralement connues des seuls spécialistes, Il a « épluché » l’Economist dont il a transcrit sur ses cahiers les statistiques monétaires. C’est à bon droit que Marx peut écrire dans la préface de sa Contribution à la critique de l’économie politique que ses vues économiques, pour déplaisantes qu’elles puissent apparaître à l’opinion partiale des classes dirigeantes, sont le résultat d’une investigation consciencieuse poursuivie pendant plusieurs années. Relevons, dans la même préface, une phrase révélatrice : parmi les raisons qui l’ont incité à reprendre ses études économiques à Londres en 1850, Marx cite les découvertes d’or d’Australie et de Californie qui lui paraissent ouvrir une phase nouvelle dans l’histoire de la société bourgeoise [3].

La lutte des classes n’est pas absente de ces études monétaires. Car il est peu de capitalistes que Marx ait plus sévèrement poursuivis de son indignation, de ses sarcasmes, de ses invectives que les financiers et les banquiers. Des termes violents : âne, escroc, bandit, aristocrate de fumier, etc. viennent souvent sous sa plume [4]. Marx dénonce la cupidité des banquiers, leur malhonnêteté, leur incompréhension enfin des phénomènes monétaires.

Marx et l’épargne forcée

Si un banquier, dit Marx, émet des moyens de paiement, il « crée du capital » comme on disait à l’époque, mais aux dépens de l’épargne nationale, car l’impression de billets de banque n’ajoute rien par elle-même au capital du pays. Si le banquier, par cette création de moyens de paiement, peut exercer un prélèvement sur les ressources du pays, il faut que quelqu’un ait perdu des ressources équivalentes. Ainsi le profit privé du banquier n’a d’autre source que l’épargne nationale, ce qui, précise Marx, ne choque en rien l’économiste bourgeois, puisque tout profit, en toutes circonstances, résulte de l’appropriation du travail d’autrui [5].

Marx vise là ce que les économistes autrichiens modernes ont appelé l’épargne forcée. L’exemple concret qu’il en donne, celui de la Banque d’Angleterre de 1797 à 1817, est excellent en ce que la Banque a bien réalisé des profits très élevés par l’émission de papier-monnaie portant intérêt, mais mauvais en ce qu’il s’agit d’une période exceptionnelle de guerre et d’inconvertibilité, et non du fonctionnement normal du système capitaliste attaché à la convertibilité or.

En d’autres passages du Capital, Marx est d’ailleurs moins sévère à l’égard de l’épargne forcée et des politiques monétaires moins rigoureuses. Constatant le refus de la Banque d’Angleterre de permettre la continuation d’un boom aux dépens de son encaisse or, et l’étendue de la crise survenue en conséquence, Marx accable de son mépris les dirigeants de la Banque ; ceux-ci ne faisaient pourtant que s’opposer à l’épargne forcée.

Marx et le caractère fictif des dépôts bancaires

Marx s’attache à démontrer le caractère fictif de la plupart des dépôts et réserves bancaires. Le déposant peut croire que sa banque détient effectivement les fonds qu’il lui a confiés ; il n’en est rien, elle les a engagés dans des prêts ou des investissements, ou encore les a envoyés à Londres où ils sont employés à financer le commerce et la spéculation des capitalistes. Si le déposant s’en rend compte, il peut croire que sa banque a de fortes réserves, mais ce n’est pas le cas non plus, car les banques n’ont en général qu’une faible encaisse destinée à faire face aux paiements courants ; leurs réserves sont elles-mêmes des dépôts auprès des établissements d’escompte et surtout auprès de la Banque d’Angleterre. Marx pose alors la question : à ce dernier stade, va-t-on trouver quelque chose de solide, la Banque d’Angleterre a-t-elle au moins tous ces dépôts qui lui ont été confiés, ou les a-t-elle engagés et immobilisés ? La réponse est que, là aussi, les dépôts ont un caractère fictif. La fiction règne à tous les échelons du système bancaire.

Engels, agissant dans son rôle d’éditeur d’un texte inachevé, a ajouté une insertion afin de démontrer, chiffres en main, combien cela est vrai, et plus vrai encore en 1892 qu’à l’époque où écrivait Marx. Il reproduit un tableau des dettes des 15 plus grandes banques de Londres envers le public (dépôts, billets, etc.) comparées avec les encaisses respectives de ces banques, pour novembre 1892 [6]. Voici ce tableau :

Karl Marx et la spéculation bancaire

Engels précise que de ces 28 millions d’encaisse, 25 millions au moins sont déposés à la Banque d’Angleterre, et 3 millions au plus se trouvent dans les coffres des Banques. Comme l’encaisse de la Banque d’Angleterre n’a jamais excédé 16 millions en 1892, Engels en conclut que les chiffres qu’il cite montrent bien le caractère fictif de ces dépôts qui sont pourtant l’ultime réserve des banques. Mais Engels veut trop démontrer. La Banque d’Angleterre et l’association des banques britanniques m’ayant permis de consulter leurs archives, j’ai pu établir que les dépôts des banques (énumérées dans le tableau cité par Engels) à la Banque d’Angleterre s’élevaient à 10 642 938 livres au premier novembre, et à 10 684 926 livres au premier décembre 1892. Nous sommes donc loin des 25 millions de livres dont parlait Engels. L’examen des chiffres banque par banque montre que les pourcentages du tableau sont dépourvus de signification, parce que certaines banques avaient l’habitude de déposer l’essentiel de leur encaisse à la Banque d’Angleterre, alors que d’autres banques avaient une politique différente. Telle banque, qui, d’après le tableau d’Engels, paraît la plus solide parce qu’elle a un haut pourcentage de réserve par rapport aux dépôts, peut fort bien être au contraire la moins solide. En effet, Engels fait erreur lorsqu’il croit que les chiffres qu’il cite sont ceux des encaisses véritables ; il s’agit en réalité des encaisses et des fonds au jour le jour, c’est-à-dire des fonds confiés aux maisons d’escompte mais exigibles immédiatement et parfois même de fonds exigibles à moins de 2 semaines de préavis. Les livres de la Banque d’Angleterre révèlent qu’au premier novembre 1892 les dépôts qui lui avaient été confiés par les banques s’élevaient à 14 098 423 livres, alors qu’au premier décembre ce montant était de 14 474 814 livres.

Nous nous proposons maintenant d’examiner les documents disponibles pour voir dans quelle mesure la critique de Marx est justifiée : quelles étaient les encaisses véritables des banquiers ?

L’examen des dépôts des banques auprès de la Banque d’Angleterre montre que vers le 30 juin et le 31 décembre ces dépôts augmentaient soudainement de 30 à 50 % parce que les banques publiaient à ces dates leurs bilans où l’encaisse apparaissait indûment élevée. Le truquage des bilans paraît, si l’on peut en juger d’après les dépôts des banquiers à la Banque d’Angleterre, avoir été particulièrement poussé en période d’expansion des moyens de paiement, par exemple vers 1905, 1906 et de 1909 à 1914. Les dépôts véritablement fictifs, ce sont les dépôts temporaires du 31 décembre et du 30 juin, obtenus soit par des emprunts au jour le jour sur le marché, soit par des retraits de fonds de leurs emplois normaux.

Dans un langage non marxiste, l’on peut dire que les réserves des banques britanniques étaient faibles. De 1870 à la fin du siècle, les réserves des banquiers auprès de la Banque d’Angleterre oscillaient entre moins de deux pour cent et plus de trois pour cent. Encore une fraction de ces réserves ne pouvait-elle pas véritablement jouer le rôle de réserve parce qu’elle était indispensable aux opérations de compensation entre banques.

D’une façon générale, l’expansion bancaire est liée à la baisse du rapport de l’encaisse aux dépôts, et la stagnation des dépôts, à la hausse de ce rapport. Il y a donc lieu de penser qu’à l’époque où Marx écrivait, l’extraordinaire accroissement des moyens de paiement bancaires était associé à un rapport encaisse-dépôts exceptionnellement faible ; c’est ainsi qu’à la veille de la crise de 1866, les dépôts des banquiers à la Banque d’Angleterre ne dépassaient pas 5 millions de livres alors que les dépôts du public pouvaient atteindre 430-440 millions de livres, rapport à peine supérieur à 1 %. Cette évolution cyclique du rapport encaisse-dépôts est d’autant plus remarquable que Persons, Silberling et Berridge ne trouvèrent pas de variation cyclique régulière dans l’évolution des « autres » dépôts de la Banque d’Angleterre [7], et qu’on n’en constate pas davantage en étudiant les moyennes trimestrielles des dépôts totaux. Et pourtant cycle il y a.

Mais les réserves déposées à la Banque d’Angleterre ne constituent qu’une fraction de l’encaisse totale ; les mouvements de l’encaisse conservée en espèces par les banques contrebalancent-ils les mouvements de leurs dépôts à la Banque d’Angleterre ? Je n’ai pu, pour en juger, rassembler de chiffres que pour quatre banques, la City Bank, Messrs Coutts and Co, la Imperial Bank, et la Union of London. À la City, l’encaisse déposée à la Banque d’Angleterre est nettement plus importante que l’encaisse conservée, et le rapport encaisse-dépôts est de l’ordre de 12 à 15 % (compte non tenu du truquage des bilans). Chez Coutt’s au contraire, l’encaisse conservée est beaucoup plus importante que les dépôts à la Banque d’Angleterre, et le rapport encaisse-dépôts oscille autour de 8 % entre 1857 et 1892, époque à laquelle Coutts, qui ne publiait pas de bilans n’avait guère de motifs de les truquer. À la Imperial Bank, l’encaisse conservée est en général comprise entre le tiers et la moitié des fonds déposés à la Banque d’Angleterre, mais elle peut, exceptionnellement, lui être égale. Le rapport encaisse-dépôts y est élevé, de 15 à 20 %, et même davantage après une crise bancaire ; toutefois si l’on tient compte des « acceptances », la proportion serait plutôt de 10 à 15 %. À la Union Bank, l’encaisse totale est à peu près également répartie entre l’encaisse conservée et les dépôts à la Banque d’Angleterre. Comme pour la City et pour l’Imperial, le rapport encaisse-dépôts est élevé, probablement plus élevé en apparence qu’en réalité. Pour ces quatre banques réunies, on constate que de 1881 à 1892 l’encaisse conservée et l’encaisse déposée à la Banque d’Angleterre sont à peu près les mêmes, résultat difficile à interpréter parce que dominé par la plus grande importance de la Union Bank.

En province, le rapport encaisse-dépôts paraît nettement plus faible qu’à Londres. À la Banque de Liverpool, dont les données sont disponibles à partir de 1832, l’encaisse fluctuait entre 2 et 4 % des dépôts suivant la conjoncture économique. À la Hull Bank, à la fin du siècle, le pourcentage ressort à 6-7 %. À la Stourbridge and Kiddenninster Bank, entre 1838 et 1861, l’encaisse conservée varie de 0,9 % à 7 %, le pourcentage le plus courant étant de 2 %. À la banque Stephens Blandy, le pourcentage de l’encaisse aux dépôts et billets s’élève rarement au-dessus de 5 %. À la Cumberland Union Bank l’encaisse varie entre 3 et 5 % des dépôts, à la Banque des Iles Anglo-Normandes elle oscille autour de 8 %. À la banque Bucks & Oxon, de 1853 à 1875, l’encaisse conservée est d’abord nettement plus faible que l’encaisse déposée puis la dépasse ; elle tombe au-dessous de 5 % en période de prospérité. À la North of Scotland Bank, jusqu’en 1878, l’encaisse conservée paraît avoir été de l’ordre de 3 à 5 %.
Si l’on prend pour hypothèse que l’encaisse totale des banques était de l’ordre du double de leurs dépôts à la Banque d’Angleterre, cela donnerait un rapport encaisse-dépôts variant d’un peu moins de 4 % à un peu plus de 6 %, pour l’ensemble des banques commerciales du Royaume-Uni, y compris celles n’ayant pas de dépôts à la Banque d’Angleterre. Cette catégorie de banques avait des dépôts auprès des grandes banques de Londres. Par exemple, il ressort d’un registre de la banque Jones Loyd and Co., pour la période 1861-64, que cette banque détenait des dépôts appartenant à 56 banques et s’élevant à 1,3 – 1,4 million de livres. Jones Loyd and Co. avait à son tour un dépôt à la Banque d’Angleterre pour un montant bien inférieur.

Il est permis de penser qu’une telle hypothèse n’est pas dépourvue de réalisme ; on pourra cependant la corriger légèrement afin d’obtenir pour le début du XXème siècle un pourcentage un peu plus élevé en raison de l’effet de la concentration bancaire et aussi, peut-être, en raison de l’abondance d’or qui permit aux grandes banques par actions de constituer une forte encaisse-or à partir de 1907.

Ces résultats sont nettement différents de ceux auxquels parvient R. S. Sayers dans son étude des banques absorbées par la Lloyds Bank [8]. Sayers s’est en effet servi non des chiffres de l’encaisse proprement dite, mais de ceux de l’encaisse et des fonds à court terme, d’abord parce que ce sont ceux que l’on trouve le plus communément, et ensuite parce que les banquiers pouvaient apprécier leur degré de liquidité en tenant compte de leurs avoirs promptement disponibles. Cette méthode ne peut conduire qu’à ce que Sayers appelle lui-même une étonnante variété de chiffres très différents. Il ne peut pas en être autrement, puisque chaque banquier a sa propre conception de ce qui constitue une encaisse, et que la signification du poste encaisse peut très bien varier pour la même banque d’une année à l’autre. Dans ces conditions les comparaisons deviennent difficiles. Lorsque l’on trouve dans les bilans une distinction entre les différentes catégories d’« encaisse », l’on constate que l’encaisse pure, sous forme de billets de la Banque d’Angleterre, d’espèces métalliques, de dépôts à la Banque d’Angleterre ou encore de dépôts chez des correspondants Londoniens, représente une faible fraction, parfois guère plus de dix pour cent, de ce que l’on avait auparavant baptisé « encaisse ». Pour le reste, il s’agit d’avoirs plus ou moins liquides — tant que les affaires vont bien ; parce qu’en cas de crise, ces avoirs ne sont plus disponibles. Comme l’a montré Bagehot, si tous les banquiers veulent au même moment retirer les fonds qu’ils ont déposés chez les bill brokers, ceux-ci ne peuvent rembourser qu’en empruntant à la Banque d’Angleterre ; de même, en période de crise, les banquiers ne pourront vendre leurs fonds d’État sur le marché si la Banque d’Angleterre ne consent pas des avances aux acheteurs.

L’argumentation de Marx n’est donc pas dépourvue de force, puisque les banquiers, animés par le désir de gagner le plus d’argent possible, ne conservent que de très faibles réserves dont l’insuffisance apparaît à chaque crise bancaire. Comme l’avait déjà observé Ricardo, toute la dextérité du métier de banquier consiste à parvenir à accroître circulation et dépôts tout en immobilisant le minimum possible de ressources en encaisse improductive.

Par contre, Engels a eu tort de blâmer la Banque d’Angleterre en lui attribuant un comportement qui n’a pas été le sien. La Banque d’Angleterre aurait sans doute mieux fait de ne pas créer le secret sur ces chiffres, car, en l’absence de données, les auteurs se sont livrés à des suppositions pour la plupart sans fondement. En effet, antérieurement à 1877, le montant des avoirs des banquiers à la Banque d’Angleterre était porté chaque année dans un rapport spécial publié sur l’ordre du Parlement, et Marx aurait pu, s’il l’avait voulu, rechercher quel était approximativement le rapport encaisse-dépôts, ou, dans son langage, l’étendue de la fiction. En 1877, l’un des directeurs de la Banque, Thomson Hankey, membre de la Chambre des Communes fit cesser la publication de ces chiffres ; c’était ce que la Banque souhaitait depuis longtemps, sous le prétexte qu’il n’était pas loyal de faire connaître le secret des affaires. En réalité, comme il s’agissait des avoirs de dizaines de banques, le secret des affaires n’était nullement violé. Le public avait remarqué que, de plus en plus fréquemment, les avoirs des banquiers dépassaient la réserve de la Banque d’Angleterre, et l’Economist, sous l’impulsion de Bagehot qui voulait inciter la Banque d’Angleterre à fortifier son encaisse, ne manquait pas une occasion d’en publier les montants accompagnés de commentaires judicieux. La Banque d’Angleterre, craignant que la publication de ces chiffres ne créât dans le public des inquiétudes sur sa situation et sa solvabilité, avait eu recours au procédé simple du secret. En 1892, donc, Engels ne pouvait pas savoir quels étaient les dépôts des banquiers à la Banque d’Angleterre, et, réduit à des suppositions, supposa le pire. En quoi il se trompa.

Marx n’a pas renforcé son argumentation en dénonçant non seulement l’étendue mais aussi le principe de la fiction. Des économistes comme Bagehot et Goschen commençaient par constater l’insuffisance des réserves, puis proposaient des réformes. Marx ne procède pas ainsi. Dénoncer toute fiction aboutit à supprimer toute activité bancaire. Si le banquier ne doit pas utiliser les fonds qui lui sont confiés c’est-à-dire, forcément, s’en séparer, les prêter — comment va-t-il verser un intérêt aux déposants, payer le loyer de son local, etc., sans parler de dégager un profit ? La rémunération du banquier correspond, en principe, à des services : les banques effectuent les paiements, se chargent de toucher et de mettre en sécurité les sommes dues, financent le commerce, etc., ce dont Marx se rend compte tout le premier. Les services rendus par le système bancaire anglais apparaissent encore plus clairement lorsqu’on examine la situation d’un pays qui n’en possède pas d’aussi développé. Si la France avait eu un système bancaire de type anglais, elle aurait pu faire l’économie d’une énorme circulation d’espèces métalliques, et affecter les ressources inutilement versées aux producteurs d’or à des tâches plus productives. En bref, l’exercice de la profession bancaire par des intérêts privés n’est pas moins et pas plus légitime dans une économie de libre concurrence que la recherche du profit dans d’autres activités. Mais, par souci de protection du public, il est raisonnahle de réglementer l’activité bancaire et d’obliger les banques à constituer un minimum de réserves, comme il est fait aux États-Unis depuis la création du Federal Reserve System.

Marx et le financement bancaire de la spéculation boursière

Marx relève que le crédit bancaire est mis fréquemment au service de la spéculation ou d’opérations douteuses. Si l’emprunteur donne au banquier des garanties solides, ou qui paraissent solides, des fonds d’État par exemple, qu’importe au banquier l’emploi qui sera fait de ses fonds ? Le banquier ne s’en soucie que si les garanties à lui remises sont insuffisantes, car ce sont alors ses fonds propres qui sont en jeu (Engels fait alors observer que Lord Overstone, la bête noire de Marx, exigeait d’excellentes garanties…). Marx se sert de documents contemporains pour mettre en lumière l’étendue de la spéculation qui, lorsqu’elle aboutit à son terme inévitable, le krach des valeurs, entraîne la ruine d’entreprises qui, elles, ne spéculaient pas. Son analyse porte sur la crise de 1847 ; de tous côtés, l’on voit des spéculateurs encombrés de sucre, de grains, de coton, de valeurs de chemins de fer en déconfiture ; une fraction importante de traites se révèle avoir dissimulé des opérations inexistantes ; il s’agissait de traites de cavalerie dont l’unique objet était de se procurer du crédit par des apparences trompeuses.

Il n’est pas douteux que la spéculation ait été intimement liée avec la stagnation ou l’expansion bancaire. Marshall l’avait nettement reconnu. Par exemple, dans Money, Credit and Commerce, Marshall relève le conflit entre bears et bulls sur le marché et note que si la banque centrale n’intervient pas au bon moment et dans la mesure requise, la spéculation va entraîner une forte expansion du crédit, puis une liquidation brutale. C’est même cette idée qui est au cœur de la théorie monétaire de Marshall : la création de moyens de paiement se fait par vagues d’investissement spéculatif [9], C’est ce que Marshall dira aux commissions parlementaires étudiant les questions monétaires et le cycle économique, Keynes insiste sur ce point dans le Treatise [10].

Il n’est cependant pas évident que les banquiers se soucient peu de l’emploi qui sera fait de leurs fonds ; la plupart du temps ils ne sont pas en mesure de savoir à quels emplois leurs fonds sont destinés, si l’achat de matières premières, par exemple, est spéculatif ou non. Le spéculateur peut présenter à sa banque des traites sur des firmes d’excellente réputation et portant sur des opérations irréprochables, et, grâce au prêt qui lui est consenti, spéculer avec d’autres fonds de sa firme et l’entraîner à la ruine, provoquant des difficultés chez ses créanciers et leurs banquiers. Le même problème se pose pour la banque centrale. Au Royaume-Uni, une banque commerciale ne sollicitait l’aide de la Banque d’Angleterre qu’en toute dernière extrémité, pour éviter de déposer son bilan. En dehors de ce cas, une banque commerciale s’adressait à la Banque d’Angleterre par l’intermédiaire d’un établissement d’escompte, et sans même que la Banque d’Angleterre pût savoir de quelle banque il s’agissait, quel était son bilan, etc.

La spéculation que dénonce Marx est inhérente au système capitaliste. Dès qu’il existe une économie de marché et des agents économiques dotés de moyens suffisants, les fluctuations des cours permettent à qui est plus prévoyant que le marché lui-même de réaliser des gains — et à qui se trompe, de se ruiner. Par contre, le concours que le système bancaire apporte à la spéculation, concours qui fut encore très considérable à New-York en 1929, peut être réduit par une réglementation plus stricte des banques et des avances sur titres, comme il a été fait aux ÉtatsUnis depuis 1933.

Dans sa discussion de la spéculation, Marx en arrive à construire une véritable théorie monétaire du cycle économique, très proche de celles élaborées par Marshall et Sir Ralph Hawtrey. Il la formule dans une critique acerbe de la déposition de Lord Overstone devant la commission parlementaire chargée d’étudier la dépression de 1857 [11]. Lord Overstone cherche à légitimer le taux d’intérêt très élevé qu’il a obtenu des emprunteurs avant ou pendant la crise, et à montrer que les banquiers ne sont en rien responsables de cette crise. Le taux élevé de l’intérêt n’est pas, dit-il, la conséquence de l’avidité des banquiers, mais plutôt la conséquence du niveau élevé des profits industriels. Comme ces profits sont élevés, les hommes d’affaires gagnent à emprunter, même à des taux d’intérêt élevés. Overstone conclut : si l’on vient se plaindre que la hausse du taux de l’intérêt détruit le profit, alors que c’est la hausse du taux de profit qui a provoqué la hausse du taux de l’intérêt, il y a là une inqualifiable absurdité [12].

Marx veut mettre en pièces cette argumentation d’« usurier amoureux de la hausse du taux de l’intérêt ». Pourquoi un effet ne pourrait-il pas, dans une période subséquente, détruire sa cause ? La richesse est la cause du luxe, mais le luxe finit par détruire la richesse. Marx ne nie pas qu’un taux élevé de profit puisse être la cause de la hausse du taux de l’intérêt, mais il affirme que cette hausse se poursuit communément alors que le taux de profit a amorcé un mouvement de déclin, ce qui permet au capitaliste financier de s’approprier les profits des capitalistes industriels. Overstone déclare que les hommes d’affaires ne vont pas emprunter à un taux supérieur au taux de profit qu’ils peuvent dégager de l’utilisation des fonds empruntés. Marx répond qu’il n’en est rien, parce que ces hommes d’affaires ont contracté des engagements, sont obligés d’effectuer des paiements, de sorte qu’il leur faut à tout prix faire face à leurs obligations, sans quoi c’est la faillite et la ruine. C’est au cours de la crise que le taux de l’intérêt atteint son niveau le plus élevé, et pourtant les perspectives de profit ont disparu. L’observation de Marx est exacte, et Bagehot ne s’exprime pas autrement dans Lombard Street [13].

Marx distingue le taux de profit de l’entreprise du taux de profit. Le second taux se distingue du premier en ce qu’il se conçoit avant déduction de l’intérêt sur le capital emprunté et compte tenu de la spéculation, du gain en capital espéré ou immédiatement réalisable. Une divergence entre ces deux taux de profit est donc possible. Marx envisage une situation où un taux élevé de profit conduit à payer un taux d’intérêt élevé alors que le taux de profit de l’entreprise diminue. Le paiement de l’intérêt élevé peut être assuré, en période de spéculation, non par le profit de l’entreprise, mais bien par l’emprunt ; une telle situation peut durer assez longtemps [14].

Plaçons-nous maintenant dans une période qui suit une crise et la liquidation qui l’accompagne ; les prix des produits, comme l’esprit d’entreprise, sont au plus bas, la demande de crédit est faible, le taux de l’intérêt déprimé. De même que la hausse continue du taux de l’intérêt peut provoquer le renversement de la conjoncture de la prospérité à la dépression, de même la baisse du taux de l’intérêt finit par ranimer les affaires. Les banquiers, comme Lord Overstone, qui ont brutalement coupé les crédits pendant la crise afin de sauvegarder leur propre position, sont maintenant tout disposés à financer la spéculation afin de s’assurer le profit le plus élevé possible. Marx insiste sur ce que le développement du système bancaire s’accompagne de l’apparition de vastes marchés monétaires et financiers dont l’ampleur facilite la spéculation. Les banquiers, écrit-il, mettent l’épargne liquide du public à la disposition de la foule des spéculateurs véreux, et c’est ainsi que cette espèce d’agioteurs se multiplie. Il cite une phrase d’un gouverneur de la Banque d’Angleterre : « l’argent est en général meilleur marché à la Bourse que n’importe où ailleurs ». La même idée est exprimée dans une lettre à Engels en date du 24 novembre 1857, où Marx souligne la similitude entre la crise de 1847 et celle de 1857, mais relève une importante différence, le développement, au cours des dix dernières années, des banques par actions qui paient aux déposants un pourcent de moins que le taux officiel de la banque d’Angleterre [15]. C’est ce développement qui met à la disposition des agioteurs les petits capitaux des « philistins », petits rentiers, etc. Si seulement, s’écrie Marx, l’une de ces banques s’effondrait, cela entraînerait un désastre. Et de regretter qu’une banque ait fait faillite trop tôt… Plus les banquiers prêtent, plus les prix montent, et avec eux les profits, bancaires ou non.
L’analyse de Marx est ici assez proche de celle d’économistes bourgeois comme Fullarton ou Bagehot. Pour ceux-ci, cependant, l’abondance de liquidités et la modicité du taux de l’intérêt ne suffisaient pas par elles-mêmes à relancer la spéculation et la hausse des prix, et il fallait des facteurs réels pour relancer la machine économique. Ces facteurs réels pouvaient être des innovations stimulant le désir d’investir par la perspective de profits, ou encore une bonne récolte qui, permettant à la masse de la population de se nourrir à plus bas prix, créait une demande de produits industriels et, par là, une demande de biens d’équipement. De plus, Bagehot, appartenant à une famille de banquiers et connaissant à fond l’histoire de la spéculation, précise que la spéculation a sévi quand les banques n’existaient pas (spéculations des Mers du Sud) et sévirait encore s’il n’y avait pas de banques.

Mais l’expansion du crédit ne peut se poursuivre indéfiniment. Pourquoi cesse-t-elle ? Marx est peu clair sur ce point. Mais il semble qu’en dépit de son hostilité envers la théorie quantitative de la monnaie — pour Marx, c’est la quantité de monnaie qui varie en fonction des prix et non le contraire — Marx admette que c’est l’insuffisance des réserves d’or. Il cite en effet un texte de Newmarch relatant comment l’arrivée d’or nouvellement produit en Californie ou ailleurs a permis d’éviter de graves contractions du marché monétaire [16] ; a contrario, donc, si les réserves d’or ne sont pas relevées par de tels afflux, l’expansion bancaire ne peut se poursuivre indéfiniment. Dès lors, la crise est inévitable, les prix des produits vont baisser tandis que le taux de l’intérêt est porté pour quelque temps encore à un niveau exceptionnellement élevé. La crise se produit en raison de la volonté de maintenir la convertibilité des moyens de paiement en or.

Marx cite à ce sujet la déposition du gouverneur de la Banque d’Angleterre lors de la crise de 1847, William Morris. Celui-ci décrit l’immensité de la dépréciation subie par les propriétaires de valeurs boursières ou de marchandises, mais considère que la nation devait faire ce sacrifice, sans quoi il n’aurait pas été possible d’assurer la convertibilité en or. Comme on lui demande s’il n’aurait pas mieux valu tolérer une certaine diminution du stock d’or de la Banque d’Angleterre — huit millions de livres — que de permettre une telle déprédation, un tel sacrifice, William Morris répond par la négative. Marx affecte de voir dans cette déposition une illustration d’une sorte de fétichisme, d’adoration de l’or considéré comme seule richesse véritable [17]. Ce commentaire méprisant est injuste. Le gouverneur de la Banque d’Angleterre ne faisait que son devoir, pour pénible qu’il fût, en cherchant à éviter le cours forcé, le papier-monnaie, l’aventure de l’inflation et de la dépréciation de la valeur extérieure de la livre. Même s’il avait été préférable de renoncer à la convertibilité, la décision n’appartenait pas au gouverneur de la Banque d’Angleterre, mais au gouvernement britannique. D’ailleurs, très rapidement, l’afflux d’or de Californie allait changer du tout au tout l’évolution des prix et reculer les limites de l’accumulation capitaliste.

Admettre, comme le fait Marx, que l’arrivée d’or permet d’éviter la crise, que celle-ci ne se produirait pas si la Banque d’Angleterre ne défendait pas son encaisse-or menacée, c’est admettre que le progrès de l’accumulation capitaliste, mission historique de la bourgeoisie, n’est pas indépendant des développements monétaires. Une tendance des prix à la hausse, favorisant le profit aux dépens du salaire réel, favorise l’accumulation du capital. C’est le facteur monétaire, et non la loi générale de l’accumulation capitaliste, qui empêche le salaire réel d’augmenter. L’on sait que, d’après cette loi telle qu’elle est formulée par Marx au premier tome du Capital, une hausse durable du salaire est impossible parce que, si le salaire réel s’élève, la diminution du profit entraîne la diminution du taux d’accumulation du capital et, par là, l’accroissement de la proportion des travailleurs en surnombre ; d’où le retour du salaire à son ancien niveau [18]. Cette loi est peut-être réaliste pour les périodes de hausse des prix, elle ne l’est sûrement pas pour les périodes de baisse des prix caractérisées par la forte hausse du salaire réel.

Malfaisance des capitalistes financiers selon Marx

Marx donne une importance exceptionnelle à la déposition d’un banquier nommé Chapman, associé de Gurney, de la célèbre firme d’Overend & Gurney [19].

Chapman expose, en 1857, à une commission parlementaire, qu’il existe à Londres plusieurs puissants capitalistes capables de retirer chacun un ou deux millions de livres du marché par la vente de fonds d’État, afin de faire baisser la valeur de ces titres et de les racheter alors à plus bas prix. Et de donner pour exemple le cas d’un client qui lui emprunte 200 000 livres à des taux d’intérêt très élevés, après quoi l’on constate que des sommes importantes ont été retirées du marché monétaire. S’appuyant sur cette déposition, Marx se représente les capitalistes financiers comme cherchant à provoquer les crises afin de dépouiller les capitalistes industriels.

Que penser de cette argumentation ? Qu’elle repose sur la seule déposition d’un banquier que Marx ne se gêne pas pour traiter par ailleurs de bandit et d’escroc. Chapman peut être imaginatif ou exprimer un ressentiment à l’égard d’une autre firme. La maison d’escompte qu’il administre est la plus grande du monde et se pose en rivale de la Banque d’Angleterre qu’elle ne craint pas de défier. Si les opérations qu’il dénonce sont possibles, il est le mieux placé pour en profiter.

On voit mal une puissance d’argent, et même la maison Rothschild, parvenir à un tel résultat sur un marché aussi vaste que celui de Londres où, en cas de crise, la chute de valeur des titres peut dépasser cent millions de livres. Si, comme l’affirme Chapman, il existait plusieurs capitalistes capables d’y parvenir, leurs interventions sur le marché pouvaient s’annuler, l’un spéculant à la hausse quand l’autre spécule à la baisse ; de plus, la Banque d’Angleterre, qui disposait en général d’une réserve de plusieurs millions de livres, pouvait intervenir et fournir au marché davantage de fonds qu’il n’en avait été retiré par les capitalistes financiers, Enfin, l’épargne étrangère pouvait affluer à Londres pour acheter des fonds sûrs et d’un rendement élevé. L’opération n’était pas dépourvue de risques pour qui s’y aventurait, et elle ne se comprend qu’en cas de collusion exceptionnellement puissante et de tension pré-existante.

Un tel comportement ne pouvait pas être celui d’une grande banque pour laquelle une crise est un événement redoutable susceptible d’entraîner des pertes considérables ou même la suspension des paiements et l’annihilation du capital social. Nombreuses sont, dans l’histoire bancaire britannique, les banques qui ont subi de graves pertes pour avoir dû vendre des valeurs au plus mauvais moment et faire face aux retraits de dépôts ou à la menace de retraits de dépôts. De plus, après la crise, les banquiers conservent une encaisse accrue, préfèrent les placements peu rémunérateurs, mais liquides, soit par crainte de l’insolvabilité des emprunteurs, soit en raison de l’absence de demande de crédit.

Quant à la plupart des financiers dont l’activité proprement bancaire est peu importante, leur intérêt n’est pas de pousser à la crise s’ils détiennent, comme c’est généralement le cas, des valeurs diverses qui seront forcément fâcheusement affectées par une crise.

N’est-il pas plus vraisemblable d’admettre qu’avant chaque crise, il se trouve des spéculateurs qui jouent à la hausse et qui perdent, et d’autres spéculateurs qui jouent à la baisse et qui gagnent ? La crise une fois déclenchée, tous les capitalistes financiers qui disposent de réserves liquides peuvent alors faire des affaires exceptionnelles en achetant à bas prix des valeurs solides que leurs propriétaires aux abois sont obligés de vendre pour faire face à leurs obligations en dépit de la paralysie du crédit. Mais, comme Marx le remarque lui-même par ailleurs, les capitalistes financiers ne sont pas doués du talent de divination et ils peuvent être les premiers surpris par une crise soudaine alors qu’ils détiennent d’importantes quantités de sucre, de coton, etc., dont ils espéraient, à tort, la hausse prochaine. Jusqu’à la veille de la crise, tout donne à croire que la prospérité va continuer.
Il n’est pas démontré qu’un ou plusieurs hommes aient jamais été en mesure de provoquer sciemment une crise générale de nature à entraîner un vaste transfert de richesses des capitalistes industriels aux capitalistes financiers. S’il est vrai que certains spéculateurs peuvent réaliser des gains en période de crise, il n’est pas démontré que la classe des capitalistes financiers parvienne à profiter de la situation pour dépouiller les capitalistes industriels [20].

Marx et la loi bancaire de 1844

Marx n’accueille-t-il pas trop facilement les dires de certains témoins devant les commissions parlementaires, affirmant que le but et l’effet de la loi bancaire de Peel, adoptée en 1844, ont été de provoquer la hausse des taux de l’intérêt et, par là, la hausse des profits des banques ?

On sait que cette loi, traduisant un manque de confiance dans la gestion de la Banque d’Angleterre, visait à contrôler rigidement l’expansion des billets de banque considérés comme l’essentiel des moyens de paiement. Bien que la fréquence des faillites bancaires ait contribué au vote de la loi, la protection des actionnaires, des déposants et du public en général, ne paraît pas avoir été au centre des préoccupations gouvernementales. Le but de la loi était sans doute déflationniste puisqu’il s’agissait de lier étroitement l’évolution de l’ensemble des moyens de paiement à l’or dans une période de faible production d’or. Ses promoteurs croyaient éliminer ou atténuer le cycle économique et les crises.

Marx commence par montrer que lorsque la Banque d’Angleterre défendit son encaisse-or en 1847, son héroïsme ne fut pas dépourvu de bénéfices, comme le montrent les réponses d’un gouverneur de la Banque aux questions posées par Disraeli ; en 1844 le dividende fut de 7 %, mais en 1847, il fut de 9 % et après paiement par la Banque de l’impôt sur le dividende, précédemment acquitté par les actionnaires [21]. Il n’est pas étonnant que les profits de la Banque aient augmenté puisqu’en 1844 son taux moyen de l’escompte fut de 3,4 % alors qu’en 1847 la moyenne donne 6 % ; ce taux fut de 8 % pendant 28 jours, de 7 % pendant 10 jours et de 6 % pendant 46 jours. Mais, comme l’observent Gayer, Rostow et Schwartz, la loi de 1844 ne paraît pas avoir diminué la volonté de prêt de la Banque, et, de fait, immédiatement après l’adoption de cette loi, la Banque avait prêté plus que jamais, portant son escompte d’effets privés de 2 millions de livres en juin 1844 à plus de 10 millions en mars 1846, Tout ce que l’on peut dire, c’est que la loi de 1844 a aggravé la panique au cours des mois de septembre et octobre 1847 jusqu’au 25 octobre, date à laquelle l’application de la loi fut suspendue. Dans la mesure où ce facteur a joué, il a pu apporter une contribution temporaire aux profits de la Banque d’Angleterre.

Si la loi de 1844 avait été efficace, elle eût diminué l’épargne forcée que Marx dénonce, car si la raréfaction du crédit ou la diminution du taux de croissance des moyens de paiement entraînent, dans l’immédiat, la hausse des taux de l’intérêt, elles créent aussi, à plus long terme, une tendance à la baisse des prix. Et si la loi ne fut pas efficace, elle n’a pas pu servir les intérêts des banquiers. En réalité, la loi ne fut nullement efficace, car l’accroissement du crédit et des moyens de paiement pouvait tout aussi bien se faire par inscriptions dans les livres que par émission de billets ; la loi de 1844 ne réglementait pas la croissance des dépôts. Il est vraisemblable que ceux-ci s’accrurent de 1844 à 1847, de sorte que la la loi de 1844 n’eut pas l’effet attendu — quel qu’il ait pu être —, ne raréfia pas le crédit, ne provoqua pas la hausse des taux de l’intérêt. La crise survenue, la loi de 1844 contribua incontestablement à aggraver la panique sur le marché de l’argent en raison de l’inélasticité qu’elle imposait à l’émission des billets de la Banque Centrale. Celle-ci ne pouvait, sans enfreindre la loi, apporter au marché l’aide dont il avait besoin et qu’elle avait apportée au cours de crises précédentes. La connaissance générale de cet état de choses paralysait le crédit et provoquait la thésaurisation, bancaire et non bancaire. Les commerçants, exportateurs, importateurs, grossistes, etc., ne parvenaient plus à obtenir le crédit normal indispensable au financement régulier de leurs affaires. Ils durent donc subir des pertes, soit par la vente de leurs marchandises dans de mauvaises conditions, soit par le recours aux usuriers pratiquant des taux d’intérêts extraordinairement élevés ; on cite le cas extrême d’un taux de 70 % [22]. C’est ce dont parle le témoin Wylie, marchand de Liverpool, qui connaît bien le commerce d’exportation vers les États-Unis : devant l’impossibilité de faire escompter les traites à quatre mois correspondant aux recettes attendues des exportations envoyées vers l’Amérique, les marchands doivent choisir entre la vente de stocks à perte ou les taux d’intérêt usuraires [23]. Ces taux d’intérêt exceptionnellement élevés — pendant quelques jours, quelques semaines au plus — paraissent avoir vivement frappé Marx. Dans une lettre à Engels en date du 8 décembre 1857, Marx écrit avoir découvert l’explication véritable du fanatisme de Lord Overstone pour la loi de 1844, savoir la possibilité, pendant la crise en cours, de prélever de 20 à 30 % d’intérêt sur le monde commercial [24]. Mais les usuriers qui pratiquent ces taux d’intérêt exorbitants ne sont pas les banquiers qui ont un renom à défendre et une liquidité à renforcer. Au surplus, Marx lui-même a relevé comment les banquiers apeurés renforcent leurs encaisses en période de crise. Et même si les grands banquiers comme Lord Overstone avaient profité de l’occasion, les gains ainsi réalisés auraient été peu de choses par rapport au manque à gagner dans la période de stagnation qui suit la crise.

Les chiffres de dividendes que cite le témoin Attwood, chef du parti inflationniste, ne sont pas significatifs. En raison de la hausse des prix provoquée par l’afflux d’or de Californie, de Russie, etc., la hausse des taux de l’intérêt s’était accompagnée d’une extraordinaire expansion des dépôts bancaires. Les banques par actions de Londres, dont par le le témoin Attwood, disposaient donc d’un montant croissant de dépôts par livre de capital propre. C’est ainsi que, vers 1857, la London and Westminster avait 13,8 fois plus de dépôts que de capital, qu’à la London Joint-Stock ce rapport était de 17,8 à 1 et à la Union of London, de 16,9 à 1. C’étaient là des taux extrêmement élevés. L’accroissement de la capacité de prêt, à des taux rémunérateurs, ne pouvait avoir qu’une répercussion heureuse sur les profits. Les profits élevés ne sont nullement la conséquence de l’influence déflationniste de la loi de 1844, mais découlent de l’expansion des dépôts, non contrôlée par cette loi, et grandement facilitée par la découverte de nouveaux gisements aurifères.

L’examen attentif des profits et dividendes des banques par actions de Londres confirme qu’il en est bien ainsi. Ces profits et dividendes restent médiocres jusque vers 1850-1851, en dépit de la loi de 1844, puis augmentent de façon extraordinaire au cours des quelques années suivantes. À la London and Westminster, le dividende demeure limité à 6 % jusqu’en 1850 (cette banque a été fondée en 1834) et la prime de la valeur de marché des actions par rapport à la valeur d’émission oscille entre 0 et 40 %. Mais, soudain, le dividende s’élève à 15 % en 1855, 17 % en 1856, 16 % en 1857. L’action d’une valeur nominale de 20 livres vaut 50 livres sur le marché. À la London Joint-Stock, le dividende ne dépasse pas 9,75 % jusqu’en 1852, mais il est de 25 % en 1856 et de 26 % en 1857. À la Union of London, le dividende est de 5 % de 1840 à 1846, de 6 % de 1847 à 1850 ; en 1855, 1856 et 1857 il est de 20 %, et au premier semestre de 1858 de 25 %. L’action émise à 10 livres n’a presque pas de prime jusqu’en 1850, vers 1854-58 elle vaut de 25 à 30 livres. À la London and Country, le dividende est de 5 % de 1839 à 1845, de 6 % de 1847 à 1850 ; de 1853 à 1858, il varie entre 10 et 15 %. Le soi-disant effet de la loi de 1844 n’apparaît que sept ou huit ans plus tard lorsqu’un flot d’or modifie du tout au tout la situation monétaire et bancaire.

On trouve des banquiers dans les deux camps opposés, la Currency School dont la doctrine a inspiré la loi de 1844 ayant compté Samuel Jones Loyd, Lord Overstone, pour principal théoricien, alors que Gilbart, le célèbre directeur de la London and Westminster Bank appartenait à la Banking School. Il est piquant de constater que, vingt ans après le vote de la loi que Lord Overstone aurait fait adopter pour accroître ses propres bénéfices, sa banque, dont les affaires étaient en déclin, fut absorbée par celle de Gilbart dont les affaires allaient le mieux du monde. Si, donc, la loi de 1844 a accru les profits bancaires, ce furent ceux des banquiers hostiles à cette loi et non ceux des banquiers qui lui furent favorables. Dans la controverse entre monométallistes (déflationnistes) et bimétallistes (inflationnistes), l’on trouve également nombre de banquiers dans chaque camp. En Angleterre, le chef de la ligue monométalliste était un banquier qui combattait avec passion pour une cause dont l’effet sur les profits de sa banque était des plus fâcheux. On pourra donc citer sa ferveur comme une illustration de la phrase célèbre de Keynes à la fin de la Théorie Générale : « Je suis sûr que la puissance des intérêts établis est énormément exagérée par rapport à l’influence graduelle des idées ».

Si les capitalistes financiers et industriels avaient été exclusivement guidés par leurs intérêts, ils auraient dû soutenir systématiquement une politique d’expansion monétaire. C’est en effet au cours de ces périodes que les salaires réels anglais n’ont que très peu augmenté ou ont même diminué, alors qu’au contraire, en période de baisse des prix, les salaires réels ont augmenté considérablement. Marx s’en rendait compte, car lorsqu’ils cherche à établir par des chiffres la détérioration de la condition des travailleurs et l’accroissement des profits, il concentre son argumentation sur la période d’inflation du début du siècle et sur la période 1850-1867. Il s’agit de périodes pour lesquelles Marx n’a pas à faire violence aux faits.

L’illustration de la loi générale de l’accumulation au premier tome du Capital porte sur la période 1846-1866 et le texte essentiel en est le discours de Gladstone qui, présentant à la Chambre des Communes le budget de 1863, aurait déploré que l’incroyable accroissement de la richesse au cours des dix dernières années ait profité exclusivement aux classes possédantes. Gladstone exprimait cependant l’idée que l’enrichissement des capitalistes pourrait être de quelque avantage aux travailleurs par la baisse des prix des produits de première nécessité. C’est un jeu d’enfant pour Marx de montrer que les produits en question sont plus chers en 1863 qu’ils ne l’étaient dix ans auparavant. Le lecteur non marxiste du texte publié par Engels pourra s’étonner qu’il ne soit fait aucune référence à la hausse considérable des salaires réels après 1873 environ. Engels — pour lequel la capacité de produire s’accroît suivant une progression géométrique, alors que la capacité d’absorption des marchés ne s’élève, au mieux, que suivant une progression arithmétique — écrit que la dépression permanente a remplacé le cycle des affaires, à tel point qu’il est presque devenu possible de calculer l’heure de la révolution. Il est vrai qu’à chaque crise économique, Marx et Engels ont attendu la révolution imminente. Déjà, dans une lettre en date du 15 novembre 1857, Engels exprimait toute sa joie devant la dépression économique dont l’ampleur annonçait l’effondrement du capitalisme qu’il avait tant espéré en 1848 ; enfin ses études militaires allaient pouvoir servir à quelque chose [25]. La production d’or du Transvaal devait faire oublier la dépression permanente et bouleverser le calcul de l’heure de la révolution.

Marx sait très bien que la hausse des prix favorise le profit qui est, au contraire, déprimé par la baisse des prix. Il traite longuement de la question dans une lettre à Engels en date du 22 avril 1868 [26]. Selon les soi-disant théoriciens, écrit-il, la hausse des prix ne change rien à la relation entre salaire et profit parce que l’un et l’autre augmentent dans la même proportion. Mais les « spécialistes », c’est-à-dire les historiens des prix, montrent par des faits indubitables qu’il n’en est rien. Marx cherche même à expliquer cette relation entre prix et profit par la théorie de la plus-value. Il suppose que la hausse des prix en général stimule la productivité du travail et provoque la baisse des prix des biens de production. Dès lors, le même taux de plus-value assorti d’un salaire réel inchangé va donner un taux de profit plus élevé puisqu’il faut moins de capital fixe improductif pour obtenir le même rendement financier par l’exploitation du capital variable. En dépit de l’approbation d’Engels, cette explication ne paraît pas très satisfaisante, parce qu’on ne voit pas pourquoi la hausse des prix stimule la productivité du travail et qu’on ne constate pas non plus de baisse concomitante des prix des biens de production, sauf en cas d’innovation technique indépendante de l’évolution des prix en général.

On reste donc perplexe devant cette contradiction : d’une part, Marx admet que la hausse des prix favorise le profit industriel dont découle le profit bancaire et, d’autre part, il affirme qu’une loi d’inspiration déflationniste avait pour but de renforcer ce profit bancaire.

R. HIGONNET


Notes

[1] La rédaction de cette étude est due à l’intérêt et au soutien de l’Institut de Science Économique Appliquée et de son directeur, M. François Perroux. L’auteur remercie de leur appui MM. Maurice Allen, Lovelock, Sir Dennis Robertson, MM. Rubel, Wadsworth et Way.
[2] M. RUBEL, « Les Cahiers de lecture de Karl Marx », International Review of Social History, vol. 2, part. « , 1957.
[3] Karl MARX, Selected works, Lawrence and Wishart, éd. Londres, 1942, I, 358.
[4] Ces invectives se rencontrent surtout au livre III du Capital, que Marx a laissé à l’état de manuscrit inachevé.
[5] MARX, Capital, III, pp. 637-638. L’édition du Capital utilisée dans cette étude est pour le Tome I une réimpression faite en 1946 du texte de 1889 édité par F. Engels et traduit d’allemand en anglais par Samuel MOORE et Edouard AVELING ; pour le Tome III, on s’est servi du texte traduit par Ernest UNTERMANN et édité à Chicago par Charles H. Kerr & Co.
[6] MARX, op. cit., III, pp. 556-557. Le tableau est emprunté au Daily News du 15 déc. 1892.
[7] C’est-à-dire de l’ensemble des dépôts des banquiers et d’autres dépôts privés.
[8] R. S. SAYERS, Lloyds Bank in the History of English Banking, 1957, pp. 177-179.
[9] Alfred MARSHALL, Money, Credit and Commerce, pp. 255-259.
[10] J. M. KEYNES, A Treatise…, op. cit., pp. 191-192.
[11] MARX, Capital, III, p. 496, sqq.
[12] Capital, vol. III, p. 499 sqq.
[13] Lombard Street, p. 148.
[14] Capital, vol. III, pp. 601-602.
[15] Karl MARX & Friedrich ENGELS, Briefwechsel, Dietz Verlag, Berlin, 1949, II, p. 305.
[16] MARX, Capital, III, p. 664.
[17] Ibid., p. 535.
[18] Ibid., I, p. 634.
[19] MARX, Capital, III, pp. 620-621.
[20] Pendant la crise de 1929, les plus puissants barons de Wall Street tentèrent de soutenir les cours des valeurs par des achats qui durent leur coûter fort cher et n’eurent aucun effet. Un krach boursier est un phénomène de grande ampleur qui a ses causes propres et n’est pas déclenché par la volonté d’un homme, si riche soit-il.
[21] MARX, Capital, III, p. 492.
[22] MARX, ROSTOW et SCHWARTZ, The growth and fluctuation of the British Economy, 1790-1850, I, p. 336. Voir aussi p. 331.
[23] MARX, Capital, III, pp. 649-650.
[24] Karl MARX & Friedrich ENGELS, Briefwechsel, op. cit., II, p. 312.
[25] Karl MARX & Friedrich ENGELS, Briefwechsel, op. cit., II, pp. 301-302.
[26] Ibid., IV, pp. 50-52.

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