La véritable limite de la production capitaliste

Julius DICKMANN / Septembre 1933 / pp. 108-113.

La critique sociale
13 octobre 2012 par raum

Selon une conception largement répandue, et que Marx et Engels ont soutenue d’une manière particulièrement catégorique, les forces de production modernes, forces sur lesquelles repose le développement de la société capitaliste, sont capables par elles-mêmes, contrairement aux forces de production de l’antiquité et du moyen âge féodal et corporatif, de s’élargir d’une manière pratiquement illimitée ; et leur croissance ne serait actuellement entravée que par le régime économique établi par la propriété privée des moyens de production. Le capitalisme, qui a développé ces forces productives dans sa période ascendante, serait à présent devenu un obstacle à leur extension progressive ; ou, comme Marx l’a exprimé dans une célèbre formule du Capital : « La véritable limite de la production capitaliste est le capital lui-même… Les limites entre lesquelles peut se mouvoir la reproduction et la mise en valeur du capital, qui repose sur l’expropriation et l’appauvrissement de la grande masse des producteurs, ces limites entrent constamment en contradiction avec des méthodes de production, qui… conduisent à un élargissement illimité de la production, au développement   des forces productives du travail collectif. »

Au premier abord, cette manière de voir semble très persuasive. On pense aux gigantesques sources d’énergie et de matières premières qui gisent encore inutilisées dans de lointaines régions ou même plus près de nous ; on tient compte des merveilles sans cesse renouvelées de la technique ; on admire le génie inventif et créateur de l’humanité, qui est sans aucun doute illimité. Comment peut-on, alors qu’est prouvée d’une manière aussi éclatante la possibilité d’utiliser, à l’échelle mondiale, nos conditions de vie naturelles, se représenter qu’il puisse exister réellement une limite objective assignée par la nature à cette « extension indéfinie », limite que nous aurions vraisemblablement atteinte ? Mais si l’on entend dire que tel ou tel plan techniquement réalisable n’est pas exécuté parce qu’il ne paraît pas devoir procurer un profit, on est alors amené tout naturellement à se plaindre du régime établi, c’est-à-dire du capitalisme ; ce serait lui qui ferait obstacle à l’extension illimitée de nos possibilités d’existence, parce qu’il ne se laisse conduire que par l’attrait du profit au lieu d’avoir égard à un intérêt social que l’on ne définit pas d’une manière plus précise…

Cette conception, si répandue, si enracinée qu’elle soit, ne peut pourtant résister à un examen plus attentif. D’abord, il faut se rappeler que le profit constitue, comme chacun sait, une partie intégrante de la valeur ; et s’il est exact que la valeur exprime la quantité de travail qui est incorporée à un produit, le fait qu’une entreprise techniquement réalisable ne donne pas de perspectives de profit signifierait que la valeur-travail du produit créée par cette entreprise serait moindre que la somme des valeurs ou des quantités de travail nécessaires à la production. Une telle entreprise doit donc être écartée dans n’importe quel ordre social. On doit considérer chaque entreprise du point de vue de la reproduction sociale ; c’est-à-dire qu’il faut se demander si l’entreprise est capable de restituer sans cesse au moins l’équivalent des éléments du processus de production dont elle est issue ; sans quoi elle prendrait à la société plus de produits qu’elle ne lui en rendrait ! Ainsi ce que l’on considère aujourd’hui comme non profitable serait rejeté sous un régime socialiste comme non productif ; car le produit réalisé par le travail ne constituerait au meilleur des cas que l’équivalent des moyens d’existence représentés par les salaires actuels. La forme de la société ne changerait absolument rien au jugement porté sur l’utilité d’une semblable entreprise [1].

C’est précisément parce que l’on néglige le point de vue de la reproduction que l’on se trompe complètement dans l’appréciation des possibilités de croissance des forces productives. Si l’on annonce, par exemple, une nouvelle invention dans l’industrie textile, invention qui permette de réduire le travail d’un tiers dans cette branche de l’industrie, on est aussitôt porté à estimer la portée économique de cette invention à la mesure de son efficacité technique. Par malheur, on néglige seulement le fait que cette réduction éventuelle du temps de travail dans une branche déterminée de l’industrie serait, au préalable, compensée et plus que compensée, dans l’ensemble de la société, par un accroissement du travail. Car les nouvelles machines sont, en règle générale, plus compliquées et plus vastes que les anciennes ; la production de ces machines exige plus de travail ; elle rend nécessaires en général des investissements nouveaux et plus importants, investissements qui ne sont possibles – dans une économie socialiste aussi bien que dans une économie capitaliste – que si une partie plus grande du travail productif total est soustraite à la production des objets de consommation immédiate. Que la nouvelle invention se répande très rapidement, et cela peut signifier une perte pour la reproduction sociale ; à savoir si la quantité de travail incorporée aux moyens de production des entreprises qui fabriquaient l’ancien outillage, et qui sont devenues sans valeur, dépasse la quantité de travail épargnée à la société par les machines nouvelles pour le temps pendant lequel les vieux investissements et les vieux moyens de production auraient pu être utilisés. Plus on part d’une technique avancée, autrement dit plus les investissements consacrés à la production des machines de l’ancien type sont importants, et plus il faut de temps, bien entendu, avant que le fonctionnement plus économique du nouvel outillage puisse, une fois compensée la perte causée par l’introduction de cet outillage, être considéré comme un gain pour l’ensemble de la production. Et si, dans l’intervalle, on fait une nouvelle invention qui remplace le type de machine nouvellement introduit par un autre encore plus productif, alors la première invention n’arrive même jamais à jouer son rôle en épargnant du travail pour l’ensemble de la société.

Le résultat général d’un progrès technique qui procéderait de la sorte, d’un « développement inconditionné des forces productives » tel que celui que Marx regrette de voir entravé par le capitalisme, ce résultat peut donc dans certaines conditions signifier une diminution de la reproduction sociale. C’est précisément dans une économie socialiste qu’il faudra accueillir les inventions nouvelles en tenant compte de l’ensemble de la reproduction, et avec bien plus de prudence que dans le système capitaliste, où chaque entrepreneur juge seulement d’après les succès économiques de son entreprise ou de sa branche d’industrie particulière.

Ces remarques seront en tous cas bonnes à rafraîchir quelque peu l’enthousiasme que l’on éprouve en général pour le progrès technique. Nous voyons que ce progrès ne signifie pas par lui-même un progrès économique et ne conduit pas nécessairement à une extension de nos possibilités d’existence. Bien au contraire ! Ce qui caractérise le régime capitaliste dans sa phase actuelle, ce n’est en aucune manière les entraves qu’il mettrait, par son existence même, au développement des forces productives ; c’est bien plutôt le fait qu’en élargissant les forces productives d’une manière irréfléchie, sans tenir compte des conditions de leur reproduction permanente, il a effectivement amoindri les conditions d’existence du genre humain.

Qu’on évite l’erreur de croire que les entreprises créées, les mines ouvertes dans la dernière période d’essor du capitalisme, dans la campagne manquée pour la rationalisation, pourront subsister malgré la crise dans leur structure matérielle et pourront être, comme il semblerait, entièrement exploitées pourvu que nous en transférions la propriété à une « société » ambiguë et établissions un plan qui permette de tout utiliser. Si nous pouvions demain établir une économie socialiste planée, les chefs de cette économie seraient tout aussi incapables que les chefs actuels de l’économie capitaliste de faire fonctionner à plein rendement et de reproduire l’appareil de production démesuré légué par le capitalisme. Nous en apprendrons bientôt la raison.
Bien que la thèse des possibilités indéfinies d’extension des forces productives modernes soit surtout due à Marx, c’est aussi Marx, à qui nous sommes, en revanche, redevables de la méthode grâce à laquelle nous pouvons nous libérer de cette erreur et percer à jour l’inconsistance des espérances trompeuses. C’est lui qui nous apprend à ne pas considérer les forces de production en naturalistes, comme un ensemble de sources d’énergie, de matières premières, etc., mais seulement comme des points d’appui matériels pour la coopération productive des groupements humains. Il nous a montré, en outre, que l’accroissement des forces productives conduit à une augmentation continue du capital constant par rapport au capital variable ; ou, pour exprimer abstraitement la chose par rapport à la société, conduit à une participation croissante du travail passé dans le processus de la production, relativement au travail vivant ; et cette utilisation croissante du travail passé exige que l’on renonce dans une proportion croissante à la consommation immédiate des fruits du travail présent. Si nous possédons solidement ces notions, le caractère illimité des ressources naturelles dont nous disposons et de leur utilisation purement technique ne nous fera pas illusion, et nous verrons combien limitée est en fait l’utilisation socialement productive d’une ressource naturelle quelconque. Il faut seulement tirer les conséquences concrètes qui découlent des notions abstraites du marxisme.

Considérons la reproduction sociale à trois degrés différents de composition organique du capital, avec des différences correspondantes dans la répartition du produit social. Le taux de la plus-value est d’abord de 100 %, puis s’accroît, tandis que la moitié de la plus-value doit être toujours consacrée à l’accumulation. Nous appellerons taux d’élargissement de la reproduction le rapport de la plus-value nouvellement accumulée à l’ensemble du capital déjà investi, et nous déterminerons ce taux pour chaque degré. On a alors :

Premier degré : 20 c + 40 v + 40 pl = 100.

On a une accumulation de 20 pl ; le taux d’élargissement de la reproduction est 20/60, c’est-à-dire plus de 33 % ;

Deuxième degré : 50 c + 20 v + 30 pl = 100. On a une accumulation de 15 pl ; le taux d’élargissement de la reproduction est 15/70, c’est-à-dire moins de 22 % ;

Troisième degré : 70 c + 10 v + 20 pl = 100. On a une accumulation de 10 pl ; le taux d’élargissement de la reproduction est 10/80, c’est-à-dire 12,5 %.

Dans l’ensemble, lorsque la composition organique du capital s’élève, lorsque, par suite, la productivité du travail social croît, la source qui doit fournir les moyens d’un développement plus large des forces productives va sans cesse en s’épuisant. La masse de la plus-value, considérée absolument, s’accroît bien, mais elle ne suffit pas à rendre possible un accroissement uniforme du capital. Si l’on suppose que la totalité de la plus-value accumulée soit transformée en capital constant (parce qu’une quantité plus grande de travailleurs pourra, grâce à l’abaissement du coût de la vie, être entretenue avec la même quantité de capital variable), en ce cas l’accumulation permet, dans la première phase, de doubler le capital constant ; dans la seconde, de l’augmenter seulement d’environ un tiers, et dans la troisième seulement d’un septième.

Certes, le même processus rendra moins coûteuse la production des éléments du capital constant ; mais l’efficacité des nouvelles inventions propres à économiser le travail ne joue d’abord que par l’intermédiaire du travail vivant, et ce n’est qu’après un long détour qu’elle atteint la reproduction du capital constant ; de sorte que cette efficacité apparaît d’une manière sans cesse plus faible, dans la mesure même où la part du travail vivant dans l’ensemble du produit diminue. Si la production consistait simplement en une dépense de travail vivant, la portée économique de chaque invention propre à économiser du travail, c’est-à-dire l’économie qu’elle permettrait de réaliser au cours de la reproduction sociale, serait exactement égale à la quantité relative de travail épargné. Mais comme, en fait, dans la production, la valeur des moyens nécessaires à la production passe également dans le nouveau produit, autrement dit comme il faut tenir compte du travail passé qui permet la réalisation du produit, la portée économique de chaque invention de ce genre est toujours plus faible que sa portée technique ; et la différence devient sans cesse plus grande à mesure que croît la part relative du capital constant dans la valeur du produit.

Afin de rendre cette relation évidente, évaluons l’efficacité d’une innovation technique pour chacun des trois degrés de la composition du capital que nous avons pris en exemple ; nous supposerons toujours que l’innovation technique diminue de moitié le temps de travail, et ne demande en revanche, à chaque fois, qu’un accroissement du capital constant de 10 unités. (C’est là la supposition la plus favorable possible au progrès technique ; car, en réalité, cet accroissement du capital constant devient, lui aussi, relativement de plus en plus important à mesure une la composition organique du capital s’élève). Nous obtenons alors :

Premier degré : 30 c + 20 v + 20 pl = 70. L’efficacité économique d’une invention qui économise 50 % du travail se mesure encore, au degré le plus bas, par 30 %. Le produit est devenu meilleur marché au cours de cette phase et cela peut, par la suite, avoir immédiatement un effet considérable sur la production du capital constant ;

Deuxième degré : 60 c + 10 v + 15 pl = 85. L’efficacité économique se mesure encore par 15 %, pour la même diminution du travail. L’effet de l’invention sur la reproduction du capital constant sera à présent considérablement plus faible ;

Troisième degré : 80 c + 5 v + 10 pl = 95. L’efficacité économique ne se mesure plus que par 5 %, toujours pour la même diminution du travail. Pour la reproduction du capital constant, pour la diminution de la dépense sociale nécessaire au renouvellement de ce capital, l’introduction du nouveau procédé technique demeurera à peu près sans effet.

Plus on part d’une haute composition organique du capital et d’une production mécanisée, plus faible est la portée économique d’une invention nouvelle, plus étroite la marge nécessaire à l’introduction et à l’utilisation productive de cette découverte.
Après ce premier aperçu préalable, il y a lieu de considérer avec beaucoup de scepticisme la possibilité d’un accroissement continu de la productivité du travail. Car il est clair que le socialisme non plus ne pourrait absolument rien changer à ces réalités. Dans le rapport entre le capital constant et le capital variable s’expriment seulement les relations « éternelles » et indépendantes des formes historiques de l’économie qui existent entre le travail passé et le travail vivant. Si le premier croit régulièrement par rapport au second, il se produit, même dans un système de production socialiste, une diminution correspondante des sources qui permettent le développement de nouvelles forces productives ; et la possibilité d’une réduction de la dépense en travail pour la reproduction des forces productives anciennes diminue de la même manière.

Mais le premier tableau de ce développement, tableau que nous venons de présenter, est encore trop optimiste ; car l’on n’a pas encore tenu compte du fait que le capital constant se divise en deux parties différentes, à savoir le capital circulant et le capital fixe. Cette dernière partie du capital n’entre dans le processus de la création de la valeur que par parcelles, à mesure que s’usent ses éléments matériels ; mais dans le processus de production, il faut faire entrer en ligne de compte son volume total ; de sorte que le taux de l’élargissement de la reproduction doit être rapporté à la masse totale du capital qui fonctionne. Comme il est notoire que la masse du capital fixe augmente à pas de géant avec le progrès technique, la courbe du taux d’élargissement de la reproduction descend en réalité bien plus rapidement que notre premier calcul ne le laissait supposer. D’autant plus important est le fait que, face à cette faible croissance, un autre facteur a nécessairement pour effet de diminuer de plus en plus l’étendue de la reproduction.

Nous savons que la capacité de production du capital ne dépend pas seulement de sa masse absolue, mais aussi de la durée de la rotation. Une rotation accélérée a le même effet sur la production qu’un accroissement correspondant du capital ; une rotation plus lente au contraire équivaut quant à ses conséquences à une réduction du capital productif. La reproduction ininterrompue à une échelle de plus en plus élevée signifie, étant donné l’accroissement rapide de la partie fixe du capital par rapport à l’ensemble du capital social, un accroissement continuel de la durée moyenne de la rotation, ce qui équivaut, quant aux conséquences, à une diminution de la masse du capital. Cette masse peut bien augmenter absolument parlant grâce à l’accumulation de la plus-value ; mais comme l’accroissement qui vient de cette source devient sans cesse de moins en moins considérable, alors que la capacité de production du capital existant diminue progressivement à cause du ralentissement de la rotation, un moment doit arriver où la diminution de la productivité du capital total l’emportera sur l’accroissement apporté à la masse du capital par l’accumulation. Du conflit entre ces deux tendances résultera alors un rétrécissement de la reproduction sociale.

Si l’on considère la disproportion croissante entre l’ampleur du capital en fonction, et surtout de sa partie fixe, et la masse accumulable de plus-value, prise habituellement comme source principale de l’accumulation, on ne pourra que se demander avec étonnement : comment la production capitaliste à ses débuts a-t-elle pu se développer aussi rapidement, presque en progression géométrique ? Voici la réponse : une seconde base existait pour cet élargissement de la production, source bien plus abondante parce qu’accumulée au cours des siècles précédents ; nous voulons parler de la quantité gigantesque de capitaux maintenue, parce qu’indispensable, dans le processus de circulation, avant la grande révolution technique, et libérée par les forces productives modernes à mesure que celles-ci furent utilisées. Ainsi rendus disponibles pour être immobilisés sous forme de capital fixe, ces capitaux permirent tout d’abord une utilisation élargie des nouvelles forces productives, puis, conséquence plus lointaine, une libération encore plus étendue du capital en circulation. Il sembla ainsi que l’extension en spirale de la production capitaliste dût se continuer indéfiniment.

À la naissance du capitalisme, le commerce mondial était extrêmement arriéré et la rotation du capital-marchandise durait très longtemps, à cause de la lenteur des transports. Le voyage à la voile d’Angleterre en Amérique du Nord demandait des mois ; un navire qui transportait le coton de Liverpool à Shanghai, avant l’ouverture du canal de Suez, n’était de retour à son port d’attache que quelque deux années plus tard. Dans ces conditions, chaque entreprise devait avoir partout de vastes entrepôts pour y stocker des produits de toutes sortes, afin de pouvoir satisfaire d’une manière régulière sa clientèle lointaine ; d’un autre côté, il lui fallait aussi conserver dans des entrepôts un choix considérable des matières premières et des instruments nécessaires à sa production, afin de pouvoir produire d’une manière ininterrompue. A cela venait s’ajouter la nécessité de payer des salaires qui, absolument parlant, étaient assez élevés à l’époque ; or les salaires constituaient, avant l’âge de la machine, la plus grosse part des frais de l’entreprise et devaient être versés bien des mois à l’avance, pour ne revenir qu’après un long espace de temps entre les mains de l’entrepreneur sous forme d’argent liquide. On peut imaginer ainsi quelles quantités formidables de capital étaient alors engagées dans la circulation ; en comparaison, le capital fixe investi dans un faible outillage et dans de petits ateliers apparaît comme négligeable ; de plus, la durée pendant laquelle ce capital restait en fonction était souvent courte en comparaison de la durée de la rotation du capital circulant. Quand, par la construction des chemins de fer, par l’utilisation des bateaux à vapeur, par le percement du canal de Suez, percement qui vint raccourcir les trajets maritimes vers l’Orient, le trafic mondial eut subi une révolution impossible à prévoir, quand les transports cessèrent de durer de longs mois pour ne prendre que quelques semaines ou quelques jours, alors des masses formidables de capital circulant, accumulées depuis des siècles dans le commerce mondial, furent libérées à un rythme accéléré ; le stockage put être considérablement réduit ; les salaires avancés purent être récupérés à bref délai ; et les conséquences de cette accélération de la rotation furent les mêmes que si la masse absolue du capital social s’était accrue.

Ainsi, on eut immédiatement une large base pour l’utilisation des moyens techniques nouvellement inventés, aussi bien dans la production que dans les transports ; et comme ce processus, une fois commencé, allait en s’accélérant, on put réaliser un élargissement considérable de la section de la reproduction qui comporte le renouvellement des moyens de production, sans retrancher sur les capitaux nécessaires au développement de la section des moyens de consommation. Là se trouve l’explication du développement extraordinairement rapide des forces productives sous le régime capitaliste, forces que le capitalisme a pu accroître à ce moment-là d’une manière démesurée sans restreindre la consommation. Si la production grossit à la manière d’une avalanche, ce ne fut donc pas l’œuvre directe des forces productives modernes – car la croissance de ces forces conduit à la diminution de la plus-value accumulable ! – mais les nouvelles forces productives ont cependant rendu indirectement possible l’élargissement rapide de la reproduction ; en effet, dans la mesure où on les utilisait, de larges masses de capital commercial, accumulées bien avant l’apparition de ces forces nouvelles et sans leur participation, furent libérées et mobilisées pour être mises en valeur dans le processus de production ; et de plus la diminution du temps de rotation permit d’utiliser ce capital d’une manière bien plus intense qu’on ne faisait auparavant. Si l’on admet que l’expansion capitaliste et l’augmentation de la productivité reposent sur cette base particulière, on verra tout de suite clairement que cette expansion et cette augmentation ne peuvent se poursuivre indéfiniment, même si on tient les possibilités techniques pour illimitées.

Le passage de la diligence au chemin de fer, du bateau à voiles au bateau à vapeur, a abrégé la durée des transports de semaines et même de mois entiers ; une amélioration ultérieure des transports ne peut plus réaliser, après cette première révolution, qu’une économie de quelques jours ou de quelques heures, et cela quand même elle semblerait avoir une très grande portée technique. L’influence d’une telle découverte sur la durée de la rotation du capital circulant ne pourrait être à présent qu’insignifiante, et serait encore diminuée par le fait que chaque nouveau type de locomotive ou de bateau à vapeur exige généralement un investissement beaucoup plus considérable de capital fixe, et augmente d’autant la durée de la rotation du capital social total. À un degré déterminé du développement des moyens de transport, le ralentissement l’emporte sur l’accélération ; la source principale qui fournissait des capitaux pour l’élargissement des forces productives finit par disparaître ; et en même temps apparaît, dans le trafic mondial en révolution, une tendance nouvelle qui, elle, conduit directement au ralentissement de la rotation des marchandises.

À mesure que s’accroissent, dans une entreprise, les forces productives, croît aussi nécessairement le rayon d’influence que possède l’entreprise du point de vue des débouchés ; le marché va en se ramifiant sans cesse ; la durée de la rotation des produits, durée que la nouvelle technique des transports avait d’abord diminuée d’une manière radicale, s’allonge peu à peu pour des raisons d’ordre économique. L’industrialisation continuelle des pays arriérés conduit, même quand elle ne s’accompagne pas de mesures protectionnistes, à des difficultés croissantes sur le terrain des débouchés et de la répartition ; et la seule solution à ces difficultés, aussi bien dans le régime capitaliste que dans une économie collectiviste, c’est une spécialisation toujours plus exclusive des entreprises dans la fabrication de produits déterminés, et cela dans le sens d’une division internationale du travail. Ainsi, le rayon d’influence des entreprises sur le marché doit à plus forte raison s’étendre considérablement pour l’écoulement de leurs produits spéciaux. Cela signifie des frais croissants de circulation, que ces frais servent à entretenir des agents commerciaux ou les bureaucrates de l’économie planée. De toutes manières, ces frais constituent un facteur qui agit à rencontre de l’action qu’exerce le développement de la productivité dans l’entreprise, développement dont il constitue pourtant la dernière conséquence ; car ce facteur agit d’une manière toujours plus intense dans le sens de la hausse des prix ; et, une fois qu’il s’est fait jour, il devient lui-même la cause d’un renchérissement nouveau, parce que l’élévation des prix de vente pour une capacité d’achat invariable rend la vente plus difficile et la rotation plus longue. On se souvient encore de la vague de hausse qui a couvert le marché mondial, au cours de la décade ayant précédé la guerre, lorsque le commerce était encore relativement très libre. Elle ne peut être expliquée comme phénomène général que par le ralentissement graduel de la rotation du capital total, ralentissement dont nous avons expliqué ici les causes spécifiques.

Ainsi, si le développement des nouvelles forces productives a commencé par amener, dans sa première phase, un élargissement inouï des possibilités d’existence de l’humanité, la progression continue de cette expansion devait elle-même, à un moment déterminé, provoquer une réaction ; et cette réaction s’est répercutée finalement sur la base naturelle qui conditionne en dernière analyse cette croissance gigantesque des forces productives. Une force productive repose toujours sur l’exploitation sociale de facteurs naturels. Elle peut, dans des limites déterminées, croître ou diminuer sans qu’aient variées les conditions naturelles, et pour des causes purement sociales. Mais, comme la coopération humaine seule rend un facteur naturel utilisable pour la société, une diminution du rendement de cette coopération conduit à un rétrécissement de la base naturelle sur laquelle cette coopération est fondée ; ce rétrécissement conduit alors à une nouvelle diminution du rendement social et ainsi de suite. Cette action réciproque des facteurs naturels et sociaux des forces productives modernes devait bientôt se produire, quand le développement de l’efficacité économique de ces forces se fut trouvé arrêté pour les raisons exposées plus haut.

Le fer et la houille ont formé la nouvelle base naturelle sur laquelle le capitalisme moderne, issu du processus de réduction de la production féodale corporative, allait poursuivre son essor sans exemple. L’exploitation des gisements de fer et de houille ne s’est instituée sur une grande échelle que vers la fin du XVIIIe siècle ; elle avait pu se développer au début par des moyens très simples ; elle n’exigeait alors que peu de capitaux et procurait néanmoins un profit rémunérateur, grâce à la richesse des provisions originelles. Mais peu à peu on dut s’enfoncer davantage dans la terre, creuser des puits plus profonds, créer des installations plus perfectionnées, prendre de coûteuses dispositions contre l’eau souterraine, ce qui nécessita de gros investissements de capital fixe ; la production du minerai exigeait aussi des quantités croissantes de capital. Ainsi, dans cette partie de l’industrie dite « industrie lourde », apparut pour la première fois et d’une façon très aiguë la contradiction entre le besoin rapidement croissant de capital et l’épuisement non moins rapide de la source d’où le capital tirait sa propre croissance, à savoir l’accumulation de la plus-value produite grâce à lui ; et cela même dans l’hypothèse d’un taux de profit « moyen ».
Ce n’est que par l’afflux constant du capital des autres branches de production que l’industrie lourde put se développer ; elle devait attirer ce capital par l’appât d’un profit supérieur, d’autant qu’il s’agissait d’investissements à plus long terme que dans la plupart des autres branches de la production. En ce qui concerne les mines, il faut ajouter un facteur décisif : l’exploitation de chaque installation, quand elle se faisait par une progression uniforme, et sans transformation des conditions techniques, devenait, par une nécessité naturelle, de moins en moins productive, cette tendance ne pouvant être surmontée que par la création continuelle de nouvelles installations plus perfectionnées, c’est-à-dire par l’investissement d’une masse toujours croissante de capital fixe, avec la perspective certaine d’une diminution rapide dans la productivité de ce capital. Ce n’est que par la garantie d’une rente-monopole largement supérieure au profit moyen que l’industrie lourde put s’épanouir ; si elle ne s’était développée à une échelle constamment croissante grâce à ce moyen de la hausse des prix, un renchérissement des produits miniers indispensables eut été de toute façon inévitable, par suite de la décroissance du revenu. L’extension de la reproduction sociale se heurtait ainsi, dans tous les cas, à une limite issue de la nature même de sa base. La constitution des trusts et des cartels n’a donc pas suscité la tendance à la hausse continuelle des matières premières de l’industrie, elle lui a seulement fourni une expression particulière.

Bien plus, pendant la première phase de leur existence, les monopoles ont jusqu’à un certain point contrecarré la tendance à la hausse et à la reproduction rétrécie, aidant ainsi le capitalisme à dépasser encore pour quelques décades le point mort de son développement productif, point atteint dès les années 70 du siècle précédent. En organisant, notamment grâce à la hausse des prix intérieurs, l’exportation à vil prix de leurs produits vers les pays arriérés, les monopoles purent provoquer une diminution importante du temps de rotation de leur capital fixe, par suite augmenter la productivité du capital à l’intérieur et étendre artificiellement la base de production dans ces pays arriérés. Mais la seule conséquence en fut une industrialisation rapide de tous ces pays, dont la production, grâce aux ressources naturelles non encore utilisées, chassa les marchandises des vieux pays industriels et leur disputa même les marchés étrangers. Une nouvelle organisation de la production mondiale dans l’esprit libre-échangiste d’une division internationale du travail n’est maintenant plus concevable ; car la perte inévitable d’une quantité gigantesque du capital déjà investi, la renonciation à des forces productives qui existent actuellement, encore que leur rendement soit destiné à diminuer sans cesse, ne peuvent au début être contrebalancées par les avantages futurs d’une telle répartition grandiose de la production. Cette répartition exigerait même de nouveaux investissements de capital d’une importance formidable, et ce capital n’est plus disponible sous une forme liquide. La société devient ainsi prisonnière de son propre appareil producteur, démesurément et trop unilatéralement développé, parce qu’elle a poussé à ses ultimes conséquences le principe d’économie du travail humain et du remplacement du travail vivant par le travail mort. Elle peut maintenant satisfaire ses besoins de consommation avec une dépense de travail minime ; mais dans la mesure où elle obtient cette économie de travail, elle doit utiliser une quantité croissante du travail épargné pour produire les moyens qui lui permettent une telle économie ; elle doit étendre toujours davantage la section des moyens de production, d’abord sans porter préjudice à la section des moyens de consommation, mais ensuite toujours davantage aux dépens de cette dernière, soit par le retrait de grosses quantités de capital pour l’industrie lourde, soit par l’échange de marchandises de valeurs par trop inégales entre les deux sections, inégalité due à la réalisation d’une rente-monopole dans la section des moyens de production. C’est ainsi que tout le cycle de circulation de cette machine de production gigantesque a été considérablement rallongé, jusqu’à ce que la perte de temps due à une certaine stagnation dans l’utilisation du travail mort l’emportât sur l’économie de temps obtenue dans l’emploi du travail vivant. Maintenant, ce système de forces productives se rétrécit sous l’action de causes internes et, en dernière analyse, naturelles ; et c’est pour cela qu’il conduit à la ruine sa propre expression sociale et historique, le capitalisme moderne. Ce n’est pas le caractère capitaliste des forces productives actuelles, mais bien leur principe fondamental, à savoir le principe de l’économie du travail vivant, qui forme la limite propre arrêtant leur croissance dans la direction suivie jusqu’à maintenant. Et si nous voulons dépasser le capitalisme et chercher une nouvelle voie pour le progrès social, il faut avant tout se délivrer du principe dont l’application constitue actuellement une barrière pour le développement de la société.

Julius Dickmann


NOTES

[1] Marx indique à ce sujet que le domaine d’utilisation de la machine est aujourd’hui très étroitement limité du fait que le capital ne payant pas l’équivalent intégral du travail consommé, mais seulement la valeur bien plus petite de la force de travail utilisé, c’est-à-dire le salaire, l’emploi de la machine n’apparaît avantageux que s’il coûte une somme inférieure au faible montant du salaire de l’ouvrier chassé par la machine. En régime socialiste, ces limites d’utilisation de la machine s’élargiraient beaucoup, car elles seraient alors déterminées par la totalité du travail remplacé (Capital, livre I, chap. 13). Malheureusement, Marx n’aperçoit pas que, dans ce cas, l’économie de travail – envisagée pour l’ensemble de la production – tomberait à néant. De plus, l’approche de cette limite « socialiste » d’utilisation ferait sombrer la plus-value (étant donné que la dépense causée par les nouvelles machines serait très supérieure à la quantité de travail « nécessaire » auparavant à la reproduction de la force de travail remplacée) au point de rendre impossible l’accumulation nécessaire à un emploi constamment élargi des machines.

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