Daniel Turp a mis fin cette année à une carrière universitaire bien remplie qui a commencé il y a 40 ans. Elle a été interrompue par des périodes de quelques années à titre de député du Bloc Québécois et du Parti Québécois. Je m’intéresse ici davantage à sa pensée juridique, qui a eu un impact important sur le mouvement souverainiste. Comme son prédécesseur, inspirateur et ami, Jacques-Yvan Morin, Daniel s’est illustré tout autant, sinon davantage, à titre de juriste que d’homme politique.
Ils étaient tous deux à la fois professeurs de droit constitutionnel et de droit international, ce qui ne va pas de soi. Le professeur Morin a lancé en 1985 dans un article mémorable d’une revue de droit l’idée d’une Constitution du Québec adoptée initialement dans le cadre canadien, mais qui pourrait être appelée à évoluer pour devenir celle d’un pays souverain. Daniel Turp a repris cette idée après le départ de son prédécesseur et s’en est fait le plus ardent promoteur. Je crois comme eux que l’adoption d’une Constitution du Québec actuel serait un important facteur d’identité nationale et de construction de l’effectivité d’un futur État souverain.
La faculté de droit de l’Université Laval, où j’ai été formé, a produit et produit toujours des constitutionnalistes de premier plan, souvent souverainistes, qui se sont distingués par la qualité de leurs travaux. La faculté de droit de l’Université de Montréal a donné des internationalistes souverainistes, auxquels il faut ajouter le nom de Jacques Brossard, qui ont fait rayonner le nom du Québec dans la francophonie et ailleurs à l’étranger, qui étaient aussi souvent constitutionnalistes et qui se sont engagés sur la scène politique.
Un grand désaccord
Ma relation avec Daniel Turp a commencé par un grand désaccord qui a duré plusieurs années. Ce désaccord procédait de l’éternel clivage, aussi ancien que le droit international lui-même, entre les réalistes et les idéalistes. Les idéalistes sont ceux qui font évoluer le droit. Les réalistes maintiennent la distinction entre le droit qui est et celui qui devrait être. Les uns et les autres conviennent souvent d’une carence du droit et de la nécessité d’y remédier. Les réalistes rappellent, souvent à regret, qu’il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités. Les uns et les autres peuvent s’allier pour susciter et orienter le changement.
Quelques années après le débarquement en Amérique de Christophe Colomb, un débat célèbre a eu lieu au 16e siècle entre les juristes du roi d’Espagne, des religieux qui enseignaient dans les universités. L’un, l’idéaliste que l’on appellerait un progressiste de nos jours, affirmait que les Autochtones sud-américains avaient une âme et qu’il fallait les convertir à la religion catholique avant de les réduire à l’esclavage, ou les massacrer, pour leur donner une chance d’accéder au paradis. Le réaliste répondait qu’une telle charité chrétienne ne correspondait à aucune obligation légale et que l’on pouvait se passer de telles cérémonies. Même si le droit international actuel ne se prononce toujours pas sur l’existence de l’âme, il est le reflet de plusieurs siècles d’évolution vers une protection croissante de la dignité humaine.
Daniel Turp appartient à cette grande tradition d’humanisation des rapports sociaux à l’échelle planétaire, qui passe pour lui par la reconnaissance des droits des peuples tout autant que par celle des droits des individus. Il croit à la fonction civilisatrice du droit international, qui doit mettre en œuvre les grands idéaux de justice et de paix de l’humanité, contribuer à son unité, et refuser de se contenter d’enregistrer les rapports de force et de domination qui ont marqué l’histoire universelle. Pour lui, le cas de l’accession du Québec à la souveraineté doit manifester ces valeurs et les faire avancer dans un monde imparfait et encore trop peu civilisé. Autrement dit, la procédure d’accession à la souveraineté doit non seulement exprimer les meilleures valeurs de la culture québécoise, mais aussi celles de la communauté mondiale plus étroitement imbriquée qui émerge au 21e siècle. En devenant souverain, le Québec peut inspirer le monde.
Notre désaccord portait sur le fondement juridique de l’indépendance du Québec. Ce désaccord, loin d’être uniquement théorique, a des implications importantes et bien concrètes, notamment sur la définition du peuple québécois, l’intégrité du territoire québécois et les droits des nations autochtones. La confusion sur le fondement juridique de l’indépendance afflige toujours plusieurs membres de notre classe politique, certains intellectuels non-juristes et une partie de l’opinion publique.
En termes plus clairs, les Québécois détiennent-ils un droit collectif, au sens juridique, de se séparer du Canada? Et d’abord, qui sont les Québécois? Sont-ils seulement les descendants des colons français ou des personnes de toutes origines aux yeux du droit international? Leur droit à l’indépendance, s’il existe, peut-il recouvrir la totalité du territoire de la province canadienne appelée Québec ou a-t-il une portée territoriale différente? Qu’en est-il des droits territoriaux éventuels d’autres collectivités qui vivent sur le territoire du Québec, notamment la minorité anglophone, les Premières Nations amérindiennes et les Inuit?
Ce qui importe ici n’est pas de savoir ce qu’un citoyen ou un parti politique en pense, mais bien de savoir s’il peut s’appuyer sur le droit international contemporain dans ses réponses. Pour répondre, on ne peut pas faire abstraction des considérations géopolitiques qui ont fortement pesé sur l’évolution du droit à l’autodétermination au sens strictement juridique, qui est beaucoup plus restreint que sa signification courante.
Les considérations géopolitiques
Ces considérations géopolitiques sont les suivantes. Les manifestations classiques de l’autodétermination sont les deux grandes révolutions de la fin du 19e siècle : la révolution américaine pour ce qui est de l’autodétermination externe ou l’accession à l’indépendance, et la révolution française pour l’autodétermination interne par l’entremise d’une transformation constitutionnelle fondamentale. Le droit international de l’époque n’avait strictement rien à dire sur de tels événements sanglants. Il se contentait d’enregistrer le résultat obtenu quel que soit le moyen utilisé pour l’obtenir. C’était l’application du principe d’effectivité à l’état pur, c’est-à-dire la loi du plus fort qui consiste uniquement à déterminer quelle est l’autorité politique qui contrôle un territoire et représente une population, de manière démocratique ou non. Le droit international classique, qui est apparu en Europe il y a environ 500 ans, avait des aspirations morales limitées : réduire les conflits si possible tout en se résignant à leur inévitabilité et en acceptant leur légitimité, même quand l’objet du conflit n’était rien d’autre que la conquête et donnait lieu à des bains de sang. Le réalisme du droit international était impitoyable car c’était un système juridique conçu pour les vainqueurs.
Ce n’est qu’en 2010, dans l’affaire du Kosovo, que la Cour internationale de Justice s’est prononcée sur la légalité de la déclaration unilatérale d’indépendance (DUI) des États-Unis de 1776. Elle a déclaré à cette occasion qu’une telle déclaration, qui est par définition en rupture avec le droit de l’État prédécesseur, donc inconstitutionnelle du point de vue de ce dernier, a toujours été légale en droit international, ce qui souligne une différence majeure entre le droit international et le droit constitutionnel. Mais elle a ajouté que ce n’était pas là le plus important du point de vue du droit international. Elle a dit que ce qui est déterminant, c’est ce qui se passe après, autrement dit : cette déclaration est-elle suivie ou non d’effets sur le terrain? Donne-t-elle naissance ou non à une nouvelle effectivité avec ou sans le consentement de l’État prédécesseur, quels que soient encore une fois les moyens utilisés? La (pas si bonne) vieille règle de l’effectivité continue de nos jours de s’appliquer dans un contexte de neutralité morale, au moins dans les cas où le droit international actuel n’a pas encore réussi à faire autrement, et ce même si l’on déplore à juste titre cette situation.
Si l’on retourne brièvement au 18e siècle, on peut voir que la France a été le premier État à reconnaître les révolutionnaires américains en 1777, après leur première victoire militaire significative dans l’État de New York contre une invasion britannique venue du Québec, ce qui était un début d’effectivité pour le nouvel État. La Déclaration d’indépendance de 1776 ne suffisait pas à la France. Il lui fallait ce début d’effectivité, qui fut obtenu dans ce cas comme dans d’autres par les armes. Le Royaume-Uni n’a consenti à reconnaître les États-Unis que par sa signature du Traité de Paris de 1783, vingt ans après le Traité de Paris qui avait cédé la Nouvelle-France, et seulement après que l’effectivité des États-Unis fut déjà bien établie par la victoire définitive de Yorktown, en 1781, rendue possible par Lafayette et l’aide militaire française. Le beau texte de la Déclaration d’indépendance, rédigée par Thomas Jefferson, est toujours l’expression la plus éclatante du droit à l’autodétermination, mais il n’aurait eu en soi aucune valeur juridique s’il n’avait pas été suivi de la mise en place d’une effectivité politique qui lui correspondait.
De même, les monarchies européennes ont longtemps refusé d’établir des relations diplomatiques avec la France après 1789. Elles ont dû se résigner à le faire tôt ou tard parce que les révolutionnaires français détenaient l’effectivité interne. Cette situation s’est reproduite après les révolutions soviétique et chinoise du 20e siècle.
Sur le plan de l’autodétermination externe, Israël en 1948 a suivi le scénario américain : une DUI accompagnée d’une nouvelle effectivité obtenue par les armes. Cette DUI a été suivie de la reconnaissance des États-Unis d’Amérique seulement quelques minutes plus tard. Le droit international ne s’y opposait pas parce qu’il n’avait pas changé sur ce point depuis son origine. Il ne s’était pas non plus opposé à la mise en place d’empires coloniaux en Afrique et en Asie au 19e siècle par les puissances européennes alors matériellement plus avancées, qui donnaient suite à la colonisation des Amériques et de l’Océanie dans les siècles précédents. Le droit international n’était nullement un obstacle à l’invasion et à l’occupation des territoires autochtones partout sur la planète au nom de la supériorité morale et raciale de l’Occident. Au contraire, il se préoccupait surtout de systématiser et de départager ces invasions.
Le droit à l’autodétermination
Le discours politique et philosophique en faveur de l’autodétermination des peuples est apparu au début du 19e siècle en se réclamant après-coup des révolutions américaine et française. Il a inspiré et justifié les révolutions sud-américaines menées par Simon Bolivar vers 1820 qui ont créé de nombreux nouveaux États aux dépens de l’empire espagnol, la guerre d’indépendance de la Grèce au même moment contre l’occupant ottoman, les révoltes et les luttes irlandaises. Il a aussi guidé Louis-Joseph Papineau et les Patriotes, qui étaient au fait de ces développements internationaux.
Mais le droit international n’avait pas changé. Il n’avait toujours pas changé au moment de la Première Guerre mondiale. Il se contentait toujours d’enregistrer des rapports de force. Au sortir de ce conflit majeur, le président américain Wilson, lui-même un éminent professeur de droit international qui se voulait progressiste pour son temps, ce qui ne l’empêchait pas d’appuyer le Ku Klux Klan dans son pays, a voulu concrétiser le principe politique de l’autodétermination en suscitant la création de nouveaux États autour de ce concept à même les ruines de l’empire austro-hongrois en Europe orientale : c’est ainsi que la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie sont apparus, des États artificiels de courte durée. La France et le Royaume-Uni se sont cyniquement prêtés à ce jeu géopolitique pour satisfaire ce qu’ils considéraient une lubie américaine, à condition que seuls les vaincus en fassent les frais et que leurs empires coloniaux demeurent. On raconte que Wilson fut consterné de voir des groupes aussi divers que les Slovaques, les Kurdes et les Vietnamiens tous réclamer un État en citant ses discours.
En 1945, après une deuxième guerre mondiale, la donne géopolitique avait changé. Les deux grands vainqueurs, désormais des superpuissances, les USA et l’URSS, souhaitaient pour des motifs opposés le démantèlement des empires coloniaux européens. Certains nouveaux États (dont le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande) étaient apparus de manière pacifique avant la guerre; d’autres (l’Islande, la Syrie) pendant celle-ci. Il était clair que le mouvement allait s’amplifier. L’air du temps fut annoncé par la Charte de l’Organisation des Nations Unies adoptée en 1945, par laquelle le droit international reconnaissait pour la première fois le droit à l’autodétermination. Sa portée demeurait toutefois indéfinie, de même que les critères qui permettaient de le revendiquer.
Il s’en est suivi une période de flottement d’environ un demi-siècle pendant laquelle la controverse sur ces questions a eu cours, alimentée par des textes juridiques ambigus qui étaient le reflet de compromis tortueux durant la Guerre froide entre l’Est communiste et l’Ouest capitaliste. On pouvait lire dans ses textes l’interprétation que l’on favorisait. Pendant cette période, les événements n’ont pas attendu l’évolution du droit. Le nombre de membres de l’ONU a quintuplé, dans la plupart des cas en invoquant le droit à l’autodétermination. Et c’est pendant cette période, dans le sillage notamment de la guerre d’indépendance de l’Algérie, qu’est apparu le mouvement souverainiste québécois, qui paradoxalement se réclamait de la décolonisation mondiale tout en espérant l’appui de la France, l’une des principales puissances coloniales.
C’est aussi pendant cette période qu’est apparue l’école de juristes internationalistes de l’Université de Montréal, étroitement associée au mouvement souverainiste. Ces juristes de qualité, sans surprise et à bon droit, favorisaient une interprétation maximaliste du droit à l’autodétermination, selon laquelle il pouvait être invoqué partout en et en tout lieu, conformément au discours politique répandu depuis deux siècles. Cependant, les deux superpuissances, si elles s’entendaient pour faire pression sur la France et le Royaume-Uni pour qu’ils permettent l’accession de leurs colonies à l’indépendance, n’avaient aucune intention d’autoriser l’application du droit à l’autodétermination à l’intérieur de leurs propres frontières.
La blue sea doctrine
Il en est résulté ce que les juristes anglophones ont appelé ironiquement la blue sea doctrine. Cette doctrine des mers bleues signifie qu’il faut un océan, ou du moins la Méditerranée, entre une puissance colonisatrice et sa colonie pour que le droit à l’autodétermination puisse être invoqué par celle-ci. Ainsi, l’Algérie pouvait s’en prévaloir, mais non la Corse ou la Catalogne, encore moins les peuples autochtones d’Amérique du Nord. En réalité, le Québec et nos Premières Nations ont fait les frais de la doctrine des mers bleues. Sa plus récente expression a d’ailleurs été la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007, dont le premier article proclame le droit à l‘autodétermination de ces peuples, mais dont le dernier précise que rien dans la Déclaration ne peut conduire à la remise en question de l’intégrité territoriale d’un État souverain. Sans cet article 46, la Déclaration n’aurait jamais été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies, qui a ainsi clairement maintenu son adhésion à la doctrine des mers bleues. Cette doctrine n’a évidemment jamais été codifiée, ce qui aurait été trop cynique, mais elle résulte manifestement d’une pratique constante des États qui demeurent les éléments les plus puissants de la communauté internationale. C’est ce qui se produit lorsque l’évolution du droit est conditionnée par la géopolitique.
L’histoire du Québec a toujours été marquée par la géopolitique internationale depuis 1534. L’exploration et la colonisation françaises, la Conquête, le soulèvement des Patriotes, la Confédération canadienne, la création du RIN et du PQ ne peuvent pas s’expliquer pleinement sans en référer à ce contexte global. Au moment où l’Accord du lac Meech échouait et la Commission Bélanger-Campeau commençait à siéger, un événement historique d’une portée considérable pour la planète avait lieu : la dissolution de l’URSS et l’apparition de quantité de nouveaux États en Europe centrale et orientale. Cet événement fut le triomphe de l’effectivité. Très peu de gens justifiaient ces mutations politiques considérables par l’exercice du droit à l’autodétermination. La seule question que les gouvernements se posaient était la suivante : quel est l’état de fait? Qui contrôle le territoire et représente sa population? C’est ainsi que les 15 républiques fédérées de l’ex-URSS sont devenues des États souverains du jour au lendemain, presque sans coup férir, en conservant les frontières que Staline leur avait alloués au gré de ses humeurs. Ce scénario d’accession à l’indépendance fut essentiellement pacifique, même s’il ne fut pas nécessairement démocratique. Il en fut toutefois autrement en ex-Yougoslavie.
Le Québec n’a pas pu bénéficier de la vague de décolonisation du milieu du 20e siècle parce qu’elle a été limitée à ce qu’on appelait alors le Tiers-Monde, conformément à la blue sea doctrine, dictée par les intérêts partagés des deux superpuissances du moment. Cette doctrine, qui rationalisait une pratique bien établie, commençait à émerger au moment du premier référendum sur la souveraineté du Québec en 1980, qui coïncidait aussi avec l’épuisement de cette vague de décolonisation. Le Québec n’a pas non plus bénéficié de la vague de nouveaux États issues du deuxième monde, le camp communiste d’Europe de l’Est, dans les années 1990, qui faisaient généralement abstraction des volontés des peuples minoritaires. Cette deuxième vague n’était pas fondée sur l’autodétermination, contrairement à la première, mais sur l’existence d’États de facto.
Suivant cette perspective, il faudrait une troisième vague de nouveaux États indépendants, cette fois à l’intérieur même du camp occidental de pays développés, dans le premier monde, pour que le Québec ait la meilleure occasion d’accéder à l’indépendance. Cette vague a bien failli voir le jour dans les dernières années. Le référendum avorté en Catalogne, l’échec référendaire écossais, les velléités flamandes d’indépendance en sont des manifestations. Il reste à voir si cette vague reviendra avec plus de force et de succès, et si le Québec suivra ce mouvement ou en sera l’éclaireur. Il est peu probable que le cas québécois d’accession à l’indépendance soit un cas isolé. Il est plus probable qu’il fasse partie d’une prochaine mutation majeure de l’ordre international. Il est possible qu’il en soit l’une des principales illustrations.
L’évolution des faits précède celle du droit. Gandhi n’a pas attendu l’évolution du droit international en matière de décolonisation pour conduire l’Inde à l’indépendance. C’est plutôt le précédent qu’il a établi en suivant sa conscience inspirée, et d’autres précédents qui ont suivi, qui ont fait avancer le droit à l’autodétermination. Il n’en est pas autrement du cas du Québec.
Le principe d’effectivité est déterminant
Sur une note personnelle, je m’explique mieux maintenant la lettre de félicitations que j’ai reçue du consul espagnol à Québec en 1992 lorsque, à titre de coordonnateur de la recherche pour une commission de l’Assemblée nationale, j’avais commandé une étude par cinq sommités étrangères du droit international qui avaient conclu que l’accession du Québec à l’indépendance sans le consentement du Canada serait légale, mais ne serait pas fondée sur le droit à l’autodétermination. (La Cour suprême du Canada devait arriver à la même conclusion en 1998 dans le Renvoi sur la sécession du Québec.) L’Espagne prenait des notes, ce qui l’a amenée en 2017 à étouffer l’effectivité catalane dans l’œuf en empêchant la consultation populaire par la violence policière. Le silence de la communauté internationale à cette occasion en dit long sur la prévalence du principe d’effectivité, qui est d’abord une affaire interne avant de devenir une affaire internationale seulement si une effectivité nouvelle parvient à s’établir.
La simple tenue d’un référendum sur l’indépendance, au moment et avec la question de son choix, est en soi un pas important vers l’effectivité. Seul le peuple québécois a réussi une telle chose en Occident, ce qui est l’un des nombreux héritages majeurs de René Lévesque. Même le gouvernement écossais doit obtenir le consentement préalable du gouvernement britannique sur la date et la question d’un référendum sur la souveraineté.
Toujours en 1992, j’avais rencontré une délégation de Cris de la Baie James, qui était accompagnée d’un professeur de droit international d’une université américaine prestigieuse. Ce professeur faisait partie de l’aile gauche du droit international, qui soutenait les peuples autochtones à l’ONU et une interprétation maximaliste de leur droit à l’autodétermination, qui pouvait selon lui aller jusqu’à la partition du Québec. Pour ma part, j’étais conscient d’avoir fait affaire avec la tendance dominante ou centriste du droit international dans l’avis des cinq experts qui concluait que l’intégrité territoriale du Québec souverain serait maintenue. Plus tard, j’ai même eu l’avantage d’une conversation téléphonique personnelle avec Boutros Boutros-Ghali, qui venait de quitter ses fonctions de secrétaire général de l’ONU, et qui m’a indiqué qu’il connaissait bien ces différentes écoles du droit international, toutes étroitement liées à des courants géopolitiques. L’indépendance du Québec ne peut pas se faire dans l’inconscience ou la naïveté.
Lorsque je suis devenu conseiller constitutionnel du Conseil exécutif du gouvernement du Québec en 1995, je ne pouvais donc pas dire à ce gouvernement que le fondement juridique de l’indépendance était le droit à l’autodétermination. J’aurais pu le dire dix ou vingt ans plus tôt alors que le débat sur la portée de ce droit faisait rage, mais en 1995 ce débat était clos. M. Parizeau en a tout de suite compris les avantages, car les insuffisances du droit à l’autodétermination menaient le Québec à une impasse. Le droit international n’a pas encore réussi à distinguer entre le droit à l’autodétermination d’un peuple développé de huit millions de personnes et celui d’un peuple autochtone de vingt mille, alors que les capacités effectives sont très différentes; il n’a pas réussi à établir les cas qui ouvrent accès à l’indépendance autres que la décolonisation au sens strict, aujourd’hui dépassée; il s’embarrasse toujours d’une définition ethnique de la nation qui pourrait théoriquement réduire le territoire du Québec souverain à la vallée du Saint-Laurent. L’interprétation maximaliste du droit à l’autodétermination est incompatible avec le principe d’intégrité territoriale des États souverains, qui est le fondement du droit international jusqu’ici, alors que ce principe d’intégrité territoriale a toujours été soumis à la condition première de l’effectivité.
Le principe d’effectivité balaie toutes les difficultés suscitées par l’état insatisfaisant du droit à l’autodétermination. Il conduit au maintien de la totalité du territoire terrestre du Québec et à un accroissement important de son territoire maritime, sans égard à la composition ethnique du peuple québécois. Il est compatible avec la reconnaissance du droit à l’autonomie des peuples autochtones, désormais proclamé par le droit international, dans le cadre de la Constitution du Québec. Et il est facilement accessible à un État fédéré puisque la Constitution canadienne lui reconnait déjà une demi-effectivité, notamment par sa propriété des terres publiques et des ressources naturelles qui a permis la construction d’ouvrages hydroélectriques sur l’ensemble du territoire, ses pouvoirs fiscaux et ses autres compétences législatives sur des sujets tels que les transports terrestres, la santé ou l’éducation.
Daniel Turp avait ultimement raison
Je souscris donc à l’école réaliste du droit international, mais j’ai écrit plus haut que Daniel Turp avait ultimement raison. Il a dès le départ constaté une carence majeure du droit international relative aux règles entourant la création de nouveaux États. Il a compris que, depuis 1945, la communauté internationale avait entrepris la tâche gigantesque de se doter de telles règles pour la première fois dans un esprit de construction d’une civilisation universelle plus juste et plus conforme aux aspirations légitimes d’une grande partie des habitants de la planète. Il a vu que le Québec pouvait non seulement se prévaloir de ce mouvement, mais aussi contribuer à l’enrichir.
Le réaliste en moi salue le progressiste et l’humaniste en lui. Nous nous rejoignons sur la nécessité et la légitimité de l’indépendance du Québec, mais le cas du Québec fait voir que le droit international du 21e siècle doit continuer à évoluer parce que le travail est inachevé. Il doit déboucher sur une règle ferme et claire de reconnaissance de l’effectivité, à la condition explicite qu’elle soit le résultat d’un processus rigoureusement démocratique. En deux mots, la règle de droit international devrait être l’effectivité démocratique et pacifique. Ce processus ne doit pas dépendre uniquement de la bonne volonté de l’État dont on veut se détacher, comme c’est le cas au Canada où le gouvernement fédéral a accepté la tenue de deux référendums dans des conditions, malgré des anicroches, qui font rêver ailleurs. Ce processus devrait toujours à l’avenir être garanti et encadré par une instance internationale, comme c’est d’ailleurs de plus en plus souvent le cas.
Il se trouve que la démarche démocratique recherchée est celle suivie par le peuple québécois à deux reprises. Cette démarche exemplaire a déjà fait évoluer le droit constitutionnel canadien, lorsque la Cour suprême l’a validée en 1998 et l’a complétée d’une obligation constitutionnelle de négocier en vue de réaliser la souveraineté du Québec applicable au gouvernement fédéral et aux autres provinces après un référendum gagnant. Daniel Turp a raison de croire que la démarche québécoise peut aussi faire évoluer le droit international et servir de modèle à l’humanité.
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