par E. Michael Jones.
[Traduction des trois premiers chapitres d’un long récit historique intitulé « Qui a tué les Arméniens ? », à paraître prochainement, dans la deuxième édition de L’esprit révolutionnaire juif et son rôle dans l’histoire du monde ; (la première édition est parue en français aux éditions Saint-Rémi en 2019]
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Les yeux de Ter Haigasun étaient aveuglés par l’extase alors qu’il bégayait en arménien : « Le mal n’est arrivé… que pour permettre à Dieu de nous montrer sa bonté. »
Franz Werfel
Les quarante jours de Musa Dagh
« Die Trotskis machen die Revolution aber dei Bronsteins muessen dafuer bezahlen. »
Johannes Rogalla von Bieberstein
Juedischer Bolschewismus
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I
En août 1939, peu avant que l’Allemagne n’envahisse la Pologne, Adolf Hitler déclarait : « Je me moque de ce qu’une faible civilisation d’Europe occidentale dira de moi… Qui, après tout, parle aujourd’hui de l’anéantissement des Arméniens ? » Plus d’un siècle après la mort de centaines de milliers d’Arméniens lors de leur marche vers la mort dans les déserts de Syrie, le débat historique sur ce qui s’est passé et sur la mesure dans laquelle cela avait été prémédité est dans l’impasse.
En effet, la situation actuelle est très polarisée et se caractérise par deux historiographies distinctes et qui font l’objet d’adhésions également rigides. La version arménienne soutient que les Arméniens ont été les victimes innocentes d’un acte de génocide non provoqué, et ce, par la volonté du gouvernement ottoman. Un grand nombre d’universitaires occidentaux ont adopté cette position. La version turque, présentée par le gouvernement turc et quelques historiens, soutient que la déportation massive des Arméniens était une réponse nécessaire à une rébellion arménienne de grande envergure, menée avec le soutien de la Russie et de la Grande-Bretagne, et que le grand nombre de morts – les « soi-disant massacres » – est un résultat ou une conséquence de la famine et de la maladie… La question clé de cette querelle, il faut le souligner d’emblée, ce n’est pas l’ampleur des souffrances des Arméniens, mais plutôt la question de la préméditation, c’est-à-dire de savoir si le régime des Jeunes Turcs pendant la Première Guerre mondiale avait intentionnellement organisé les massacres qui ont eu lieu.
Cette impasse a été compliquée par le fait que l’histoire du génocide arménien s’est trouvée comme absorbée dans le récit de l’Holocauste. Comme les Juifs, les Arméniens ont tenté de faire de leur génocide « une question fermée similaire à celle de l’holocauste juif » et de faire de toute négation de celui-ci une forme de discours de haine punissable par la loi. Trois ans avant que la France ne reconnaisse officiellement comme génocide ce qui s’est abattu sur les Arméniens, par décret du 29 mai 1998, l’historien américain Bernard Lewis avait été reconnu coupable d’avoir violé les lois françaises sur les discours de haine en adoptant la position turque sur la question. Lewis a été condamné le 2 juin 1995, mais seule une amende symbolique lui a été infligée à titre de sanction, ce qui a fait que la loi est restée lettre morte, et que la controverse reste vivace. Un auteur pro-arménien « a suggéré que la négation du génocide arménien représentait un discours de haine et devrait donc être illégale aux États-Unis », mais Lewis n’a pas perdu de vue sa détermination à dissocier les deux événements, le malheur des Arméniens et celui des Juifs.
Le 25 mars 2002, Lewis « a réaffirmé une fois de plus sa conviction que les massacres d’Arméniens en Turquie ottomane étaient liés à la rébellion massive des Arméniens et, par conséquent, n’étaient pas comparables au traitement des Juifs sous les Nazis ». Guenter Lewy a adopté le point de vue de Lewis, en affirmant que « La communauté arménienne en Turquie n’était pas simplement « une minorité chrétienne désarmée », et qu’il n’était pas acceptable de discuter des événements de 1915-16 sans mentionner le rôle des révolutionnaires arméniens, dans la cinquième colonne ». Selon cette lecture, les Arméniens n’ont aucun droit à revendiquer le statut de victimes d’un Holocauste car leur rébellion armée était de nature très différente du comportement des Juifs non armés qui avaient été victimes des nazis.
L’historien israélien Yair Auron, cependant, adopte une approche différente en reliant l’Allemagne aux Turcs et en affirmant que l’Allemagne « était impliquée directement et indirectement dans le génocide arménien ». L’affirmation de Auron n’a aucun fondement dans les faits. Les preuves suggèrent que l’accusation provient de la propagande des Alliés pendant les années de guerre. En fait, il y a des documents d’archives accablants selon lesquels le gouvernement allemand, tout en acceptant la nécessité militaire des déplacements de population, « est intervenu à plusieurs reprises auprès de la Sublime Porte afin d’obtenir une mise en œuvre plus humaine ».
L’affirmation selon laquelle les Allemands « portent une part de la responsabilité et même une partie de la culpabilité du massacre des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale » semblerait réhabiliter le statut de victime des Arméniens. Malheureusement, même un lien avec l’Allemagne (bien que prénazie) ne parvient pas à créer une équivalence entre la souffrance des Arméniens et celle des Juifs aux yeux d’historiens israéliens comme Yair Auron. Quant à Yehuda Bauer, comme la plupart des historiens israéliens, qui « cherchent à souligner la singularité de l’Holocauste », il affirme que la souffrance des Juifs est unique, même s’il maintient l’histoire arménienne sur le tapis en ajoutant que « Les massacres d’Arméniens sont en effet le parallèle le plus proche de l’Holocauste ».
Dans le célèbre « Historikerstreit » de 1989, l’historien allemand Ernst Nolte a cependant qualifié le génocide arménien et l’Holocauste lui-même de « barbarie normale du XXe siècle ». Contrairement à Yair Auron, qui affirme que les Turcs ont été aidés par les Allemands, Nolte affirme que les Nazis ont imité les Turcs. Contrairement aux historiens israéliens, qui ont tendance à souligner le caractère unique de l’holocauste juif, des Allemands comme Nolte, Hilgruber et Fest ont été accusés d’avoir tendance à « brouiller les distinctions et à ignorer le caractère unique de l’Holocauste ». Finalement, Auron tente de résoudre ce conflit en psychologisant la question, affirmant que « le meurtre des Arméniens fut le résultat de véritables confrontations politiques », c’est-à-dire d’une activité révolutionnaire contre le gouvernement, tout en soulignant simultanément que la souffrance des Juifs était « le fruit d’un fantasme obsessionnel et paranoïaque ». Cela fait de l’Holocauste un « événement singulier dans l’histoire de l’humanité » et « le seul exemple de véritable génocide – en tant que tentative systématique de tuer tous les membres d’un groupe – dans l’histoire ».
À ce stade, le temps est venu de se libérer des récits ethnocentriques concurrents et de s’orienter vers une explication cohérente de ce qui est arrivé aux Arméniens dans le contexte de l’histoire mondiale en général, du développement de la révolution mondiale à cette époque, et du rôle unique joué par les Juifs dans les deux cas. Le fait que de nombreux révolutionnaires arméniens se soient également imprégnés de ce que j’ai appelé l’esprit révolutionnaire juif rend le lien entre le génocide arménien et l’Holocauste plus compliqué qu’il n’est normalement admis. Kevorkian parle de « la ressemblance troublante entre les élites arménienne et turque, qui se considéraient toutes deux comme porteuses d’une mission « sacrée – sauver la nation », mais n’explique pas que le véhicule qui portait cette mission sacrée était l’esprit que les organisations terroristes juives comme Narodnaïa Volia leur avaient insufflé au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle.
Au milieu du XIXe siècle, l’esprit révolutionnaire juif imprégna tous les groupes révolutionnaires, y compris ceux de l’Empire ottoman, et c’est devenu le dénominateur commun entre l’activité qui avait commencé avec les soulèvements contre le sultan, celle qui s’est poursuivie dans le plan de déportation des Arméniens et celle qui a atteint son point culminant dans les agressions de la Tchéka, à prédominance juive, contre les chrétiens slaves pendant les premiers jours de l’Union Soviétique. Ce sont les excès meurtriers de la Tchéka, et non « le fruit d’une fantaisie obsessionnelle et paranoïaque », qui ont amené Hitler au pouvoir. S’il y avait des gens en proie à une « fantaisie obsessionnelle et paranoïaque », c’était bien des gens comme Lénine et Trotsky, qui étaient déterminés à faire tout ce qui était nécessaire pour maintenir leur contrôle sur les chrétiens russes, ceux qui étaient les principales victimes de la terreur bolchevique.
Si nous étendons la période historique examinée à la fois en arrière et en avant dans le temps, une image différente commence à émerger. L’histoire du génocide arménien commence maintenant en 1879 lorsque Semlya I Volnia, le mouvement révolutionnaire russe d’origine, s’est désintégré en deux groupes à prédominance juive, Narodnaïa Volnia, qui a embrassé le terrorisme, et Tchernyi Peredel, qui ne l’a pas fait. L’adhésion des Juifs au terrorisme a atteint son point culminant deux ans après le génocide arménien lorsque les Bolcheviks ont pris le pouvoir en novembre 1917 et, plus important encore, ont créé la Tchéka un mois plus tard comme instrument de terreur révolutionnaire dont le but était de soumettre la population russe, majoritairement chrétienne. Les Bolcheviks, le Donmeh qui constituait la direction des Jeunes Turcs, et les groupes révolutionnaires arméniens comme les Dachnaks et les Hunchaks partageaient tous une ascendance commune qui provenait des mouvements révolutionnaires juifs qui avaient vu le jour dans la Zone de résidence et, plus important encore, des universités russes durant la seconde moitié du XIXe siècle.
Les élites du mouvement des Jeunes Turcs ont naturellement absorbé l’esprit révolutionnaire juif car elles provenaient des familles de Donmeh, les descendants spirituels de Sabbataï Tsevi, le Messie juif qui s’était converti à l’Islam, mais le mouvement révolutionnaire des Turcs était également basé sur des modèles russes, c’est-à-dire juifs :
Le mouvement « Depi Yerkir » ou « Vers la patrie » vit le jour, et il rappelait le mouvement « Vers le peuple » (v Narod) en Russie. Les gens étaient encouragés à se rendre dans les provinces turques, où ils pouvaient apporter leur énergie au profit de la nation. Les Arméniens de Russie, politiquement engagés, avaient jusqu’alors concentré leurs efforts sur l’amélioration des conditions de vie dans ces régions. Nombre d’entre eux étaient membres d’organisations russes telles que le Zemly i Volya (Terre et liberté) et Narodnaya Volya (Volonté du peuple), mais les années 80 amenèrent un changement de direction pour un certain nombre de ces personnes.
Si l’on comprend mieux le rôle que l’esprit révolutionnaire juif a joué dans les événements de 1915, on peut accéder à ce que Wayne Madsen appelle une « nouvelle réalité », selon laquelle les révolutionnaires turcs et arméniens étaient « l’ennemi commun » des Turcs et des Arméniens non révolutionnaires. Selon la lecture de Madsen :
« Le fait de savoir que c’est Dönmeh, dans une alliance naturelle avec les sionistes d’Europe, qui était responsable de la mort des chrétiens arméniens et assyriens, de l’expulsion de Turquie des chrétiens orthodoxes grecs et de l’éradication culturelle et religieuse des traditions islamiques turques, allait faire naître dans la région une nouvelle réalité. Au lieu de Chypriotes grecs et turcs vivant sur une île divisée, d’Arméniens menant une vendetta contre les Turcs, et de Grecs et Turcs se disputant un territoire, tous les peuples attaqués par la Dönmeh allaient réaliser qu’ils avaient un ennemi commun qui était leur véritable persécuteur ».
Cet « ennemi commun », c’était l’esprit révolutionnaire juif, qui a infecté tous les acteurs du génocide arménien, y compris les Arméniens eux-mêmes, en la personne des terroristes révolutionnaires qui ont fait s’abattre la catastrophe sur la tête de leurs compatriotes arméniens non révolutionnaires. Quelque chose de similaire est arrivé aux Juifs. Le comportement des bolcheviks juifs qui constituaient la majorité du personnel de la Tchéka était si épouvantable et si largement connu qu’il avait provoqué une réaction dans laquelle des Juifs innocents ont eu à souffrir à cause de leurs excès meurtriers, de la même manière que des Arméniens innocents ont souffert à cause des excès meurtriers des révolutionnaires arméniens. La meilleure explication des actions d’Hitler contre les Juifs se trouve dans l’attitude des Jeunes Turcs envers les Arméniens. Les dirigeants des deux pays ont été confrontés aux actions d’un groupe qui était perçu comme une cinquième colonne en temps de guerre. Après la Première Guerre mondiale, le bolchevisme fut considéré comme un mouvement révolutionnaire juif en Allemagne, en grande partie à cause des républiques soviétiques qui avaient été instaurées à Munich et à Berlin. La tentative d’Hitler de séparer les Juifs était exactement analogue à la tentative du Comité Unité et Progrès pour expulser les Arméniens des provinces orientales de l’Anatolie afin d’empêcher leur collaboration avec l’armée russe d’invasion. Des Arméniens innocents sont morts pendant la Première Guerre mondiale et des Juifs innocents sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale parce que leurs groupes ethniques se sont vus assimilés à la subversion révolutionnaire.
Ce qui s’est passé en Arménie en 1915 est le résultat de la collaboration entre trois groupes révolutionnaires : les Jeunes Turcs, qui avaient pris le pouvoir à Constantinople en 1908, les Bolcheviks, qui ont finalement pris le pouvoir en Russie en 1917, et les Dachnaks et Hunchaks, des groupes révolutionnaires arméniens qui se sont associés aux Jeunes Turcs et aux Bolcheviks et ont tiré leurs idées de terrorisme révolutionnaire d’un contact direct avec Narodnaïa Volnia, le groupe que Richard Pipes décrit comme « la première organisation terroriste politique de l’histoire et le modèle de toutes les organisations de ce type qui ont suivi, en Russie et ailleurs. ”
Les relations entre les révolutionnaires arméniens et la population arménienne qu’ils prétendaient représenter étaient souvent hostiles et jamais sans conflit, mais la crainte qu’ils obtiennent le soutien de la population arménienne signifiait qu’ils constituaient une menace sérieuse pour la Sublime Porte, qui était déterminée à agir alors que l’Empire ottoman était le plus vulnérable, c’est-à-dire au moment où il était en guerre avec la Russie, patrie de nombreux Arméniens qui étaient prêts à se battre aux côtés de leurs compatriotes vivant dans l’Empire ottoman :
Montrant l’impact des révolutionnaires russes de Narodnaïa Volia, engagés dans l’action directe, les Hunchaks adoptèrent la terreur politique comme moyen d’éliminer les opposants, les espions et les informateurs. L’article 6 du programme du parti Hunchak stipule « Le temps de la révolution générale [en Arménie] sera celui où une puissance étrangère attaquera la Turquie de l’extérieur. Le parti se révoltera à l’intérieur ». En temps voulu, ce programme fut bien sûr porté à la connaissance du gouvernement turc, et pendant la Première Guerre mondiale, les jeunes Turcs utilisèrent cette clause pour justifier la déportation des Arméniens.
L’homme qui facilitait la collaboration entre ces trois groupes était un Juif d’origine russe du nom d’Alexander Helphand, également connu sous le nom de Parvus, qui était arrivé à Constantinople en 1910. Désillusionné par l’échec de la révolution russe de 1905 et la montée soudaine des sociaux-démocrates en Allemagne, Parvus tourna ses regards vers l’Empire ottoman, désormais sous la coupe du Comité Unité et Progrès, qui avait pris le pouvoir à Constantinople en 1908. Parvus incarnait l’esprit révolutionnaire juif qui unissait ces trois groupes, et c’est cet esprit qui, à lui seul, fournit une explication cohérente des événements qui ont conduit au génocide arménien de 1915, au génocide en tant que tel, avec ses séquelles, qui incluent les actions d’Hitler contre les Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale.
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II
Les Arméniens sont l’un des plus anciens groupes ethniques existant sur la surface de la terre, comparable à des groupes comme les Juifs et les Perses, et ils ont toujours considéré les Turcs comme des parvenus et l’une des nombreuses tribus asiatiques qui avaient balayé le Caucase sur la route de l’invasion qui se répandit depuis les steppes eurasiennes jusqu’à la vallée du Danube. Les Arméniens ayant été la première nation à adopter le christianisme comme religion officielle en 301 après J.-C., leur foi apostolique unique a toujours joué un rôle majeur dans l’établissement de leur identité ethnique, car ils résistèrent d’abord aux Arabes et ensuite, plus important encore, aux Turcs, qui instaurèrent l’Empire ottoman lorsqu’Osman Ier conquit Constantinople en 1453. Les Arméniens bénéficiaient d’une autonomie religieuse, culturelle et sociale dans le cadre du système du millet inauguré par le sultan Mohammed II, qui régna de 1451 à 1481. En dépit de leur statut politique servile, les Arméniens prospéraient sous ce régime jusqu’à « une bonne partie du XIXe siècle », et leur loyauté envers celui-ci leur valut le titre de « communauté loyale ». Jusqu’en 1848, « l’Église était restée à la tête de la nation ; les Arméniens ayant des compétences commerciales et industrielles purent s’élever au sommet de l’ordre économique ottoman ; et une variété d’institutions éducatives, caritatives et sociales purent s’épanouir » ; les Arméniens vivaient dans une « symbiose bienveillante » avec leurs voisins turcs musulmans. Cette situation changea lorsque l’esprit révolutionnaire qui avait déclenché la révolution de 1848 parvint en Anatolie.
Dépourvu d’idées, l’Empire ottoman avait créé un vide intellectuel qui fut comblé lorsque les enfants des élites ottomanes allèrent étudier dans les universités européennes. C’est là qu’ils s’imprègnent pour la première fois de l’esprit révolutionnaire qui s’est manifesté politiquement avec la Révolution française et qui se renouvelle ensuite régulièrement, en 1830 et surtout en 1848. Cette même année, celle où Karl Marx et Friedrich Engels rédigent leur Manifeste communiste, les Arméniens de Constantinople organisent une manifestation dans le district de Kum Kapu pour protester contre la démission de leur patriarche, qui refuse d’endosser leur combat pour l’autodétermination. D’après Nalbandian,
la manifestation fut un évènement remarquable dans l’histoire des Arméniens en Turquie. Pour la première fois depuis des siècles, les masses, reconnaissant leurs droits en tant qu’individus, s’étaient rassemblées pour exprimer leur protestation et accomplir ainsi ce qui était en fait le pendant arménien des révolutions européennes de 1848. Bien que modeste en nombre, cette explosion sociale à Constantinople fut un pas de géant vers la démocratie. Cela indiquait que les Arméniens étaient prêts à recourir à des méthodes révolutionnaires pour atteindre la liberté politique.
Ce sont les universités européennes qui constituaient le vecteur transmettant l’esprit révolutionnaire à l’Arménie. Les rejetons choyés de la prospère classe marchande arménienne de l’Empire ottoman allaient s’inscrire comme étudiants dans des capitales européennes comme Paris, où ils « vivaient dans une atmosphère remplie d’échos de la Révolution française et des idées de Lamartine, Chateaubriand, Victor Hugo, Musset, Auguste Comte, Michelet, Guizot et Quinet ». Certains étudiants avaient été témoins des révolutions de 1830 et 1848, et presque tous revinrent à Constantinople avec un amour ardent pour la liberté ».
Le sultan répondit à l’esprit de révolution en acceptant la Constitution nationale arménienne, qui fut adoptée le 24 mai 1860 et ratifiée trois ans plus tard. C’est alors que les « illuminati » prirent le dessus sur l’oligarchie arménienne traditionnellement religieuse et qu’ils ouvrirent la voie à la constitution turque libérale de 1876.
Après avoir reçu une éducation européenne, l’intelligentsia arménienne favorisa l’essor de la presse en langue arménienne, ce qui ouvrit également la voie à la révolution. Après l’adoption de la constitution libérale, des journalistes arméniens comme Khirimian Hairig ont commencé à plaider pour la « rébellion contre l’oppression ». Hairig était « le Bossuet arménien, Pie IX et Garibaldi tout en un », celui qui « a aidé à éduquer une génération de jeunes hommes qui voulaient participer à la lutte de la nation pour la liberté – ce qui a finalement conduit à des soulèvements et à la formation des partis politiques ».
Après avoir attrapé le bacille révolutionnaire en étudiant dans les universités de Moscou, Saint-Pétersbourg, Zurich et Genève, Grigor Ardzruni (1845-1892) avait fondé la revue Mushak, qui fut rapidement « remplie d’une propagande révolutionnaire » promouvant la rupture avec l’Empire ottoman, au moment même où la Turquie était engagée dans une guerre avec la Russie, ainsi qu’une alliance avec les Russes, dont les armées avançaient à ce moment-là vers Constantinople.
Au milieu du XIXe siècle, des Arméniens russes comme Michaël Nalbandian (1829-1866) prenaient contact avec des révolutionnaires russes comme Michaël Bakounine. En raison de son amitié avec Herzen, Bakounine, Ogariev, Tourgueniev et Dobrolioubov, et en raison de son admiration pour les idées de ses contemporains révolutionnaires russes, Nalbandian « devint un lien entre le mouvement révolutionnaire en Russie et celui de l’Arménie ». Après que les contacts de Nalbandian avec les révolutionnaires russes eurent éveillé les soupçons des autorités tsaristes, il fut arrêté à son retour en Russie en 1862, emprisonné à la forteresse Pierre et Paul, puis exilé à Kamichine, où il mourut de tuberculose le 31 mars 1866. Peut-être en raison de ses contacts avec des révolutionnaires russes comme Bakounine, Nalbandian aura été l’un des premiers patriotes arméniens à prôner l’insurrection armée. Cette décision allait avoir des conséquences fatales car « l’influence de Michaël Nalbandian était vivement ressentie par les gens de son époque et contribua à motiver les futurs révolutionnaires ».
Raphaël Patkanian (1830-1892) était l’un de ces révolutionnaires. Paktanian, « un autre poète nationaliste qui encourageait la rébellion par ses écrits », utilisait la fiction pour promouvoir le mouvement Jeune Arménie basé sur des modèles européens comme Jeune Allemagne et Jeune Russie.
Raffı, né sous le nom de Hakob Melik-Hakobian (1835-1888), était un autre romancier arménien dont les écrits « servaient de guide pour l’action révolutionnaire » après être parus sous forme de feuilleton dans les pages de Mushak. En raison de la popularité de la littérature « qui encourageait l’utilisation de la force armée contre le gouvernement ottoman », les Arméniens « commencèrent à suivre la voie sanguinaire de la révolution ». Le succès des trois écrivains Michaël Nalbandian, Raphaël Patkanian (« Kamar Katiba ») et « Raffı » (Hakob Melik-Hakobian) était un indice de la popularité d’une littérature qui encourageait l’utilisation de la force armée contre le gouvernement ottoman comme condition nécessaire à la libération de la nation.
Cette combinaison volatile de révolution et de nationalisme avait créé un « esprit de combat » qui trouva finalement une expression politique dans l’insurrection qui éclata à Zeïtoun en 1862. Craignant que Zeïtoun ne devienne « une source d’inspiration pour de futurs soulèvements arméniens contre les Turcs », la Sublime Porte envoya une force militaire le 8 juin 1860 pour contraindre le peuple à payer plus d’impôts, mais cette initiative se retourna contre elle, déclenchant une résistance armée chez les Arméniens, avec succès. La nouvelle de ce succès se répandit dans toute la population arménienne et renforça la résistance. Lorsqu’une force turque encore plus importante assiégea Zeïtoun le 2 août 1862, une petite force de combat d’environ 5 000 hommes armés put briser le siège et repousser l’attaque avec l’aide des fidèles musulmans zeïtouniotes. Cette victoire inattendue eut « un effet électrisant sur les Arméniens du monde entier et les inspira dans leur lutte pour la libération ».
« Au cours des années 1850, la vallée de Zeïtoun [actuelle Soleymanli] avait atteint un statut de semi-indépendance dans l’Empire Ottoman, et en tant que tel, la région devint un centre d’activité révolutionnaire, attirant les intellectuels Arméniens de Constantinople à l’ouest et de la Transcaucasie russe à l’est. » Des sociétés révolutionnaires secrètes comme l’Union du Salut et la Société de la Croix Noire virent le jour dans la décennie qui suivit la rébellion de Zeïtoun en 1862, alors que des villes à prédominance arménienne comme Zeïtoun, Van et Erzerum devenaient des « centres d’activité révolutionnaire en Arménie turque ». Une société clandestine appelée « Protecteurs de la patrie » se constitua à Erzeroum en 1881. Cette société fut éphémère et ses dirigeants furent jugés par le gouvernement, mais les activités révolutionnaires en Arménie turque au cours du 19e siècle trouvèrent finalement leur point culminant avec la création du premier parti politique, le parti Armenakhan, en 1885. Après le soulèvement de Zeïtoun, l’esprit révolutionnaire cessa d’inspirer un ensemble de troubles locaux pour imprégner un mouvement national.
Zeïtoun devint ainsi un paradigme de la résistance armée arménienne, et la rébellion de Zeïtoun de 1862 fut la première d’une série d’insurrections inspirées par les idées révolutionnaires qui avaient balayé le monde arménien. Les insurgés de Zeïtounli avaient eu des contacts directs avec certains intellectuels arméniens de Constantinople qui avaient été influencés par les contacts de Mikael Nalbandian avec Bakounine et d’autres révolutionnaires russes.
Dix ans plus tard, le même esprit révolutionnaire qui s’était enflammé à Zeïtoun arriva dans la ville largement arménienne de Van lorsque 46 Arméniens s’y « retrouvèrent et prirent l’engagement de se consacrer à la conquête de la liberté pour leur peuple ». Deux mois après avoir pris cet engagement, la même organisation contactait le gouvernement russe et lui demanda d’aider ses « compagnons chrétiens » à lutter contre leurs oppresseurs musulmans en Turquie. Cette collaboration allait se poursuivre pendant les 40 années suivantes, fournissant aux Turcs le prétexte pour déporter tous les Arméniens des provinces orientales de l’Empire ottoman lorsque Van se souleva à nouveau pendant la période cruciale de la première guerre mondiale.
En 1878, les Arméniens de Van créèrent « la petite société révolutionnaire secrète de la Croix noire (Sev Khatch Kazmakerputhiun) » qui visait à « mettre fin au pillage, à la violence et à l’extorsion de tribut dont les Arméniens étaient victimes de la part des Turcs et des Kurdes armés. Cette société était organisée pour combattre ces injustices par l’utilisation de la force armée. Ses membres avaient juré de garder le secret et ceux qui rompaient leur serment étaient marqués d’une « croix noire » et immédiatement mis à mort ».
Parce qu’ils étaient une petite nation chrétienne entourée de musulmans, les Arméniens ont naturellement cherché à se protéger, alors que les puissances théoriquement chrétiennes de l’Europe leur faisaient des promesses jamais tenues. Lorsqu’ils ne réussirent pas à forcer la Sublime Porte à respecter les conditions qu’elle avait acceptées dans le cadre du traité de Berlin à la suite de la défaite désastreuse de l’Empire ottoman dans la guerre russo-turque de 1877-1888, les Arméniens ont estimé qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de prendre les choses en main, ce qui signifiait la nécessité de « recourir à une activité révolutionnaire ».
Au début des années 1880, l’esprit révolutionnaire se répandit de Zeïtoun à Erzeroum, qui était devenu le point central de la protestation contre la mauvaise gouvernance ottomane après que la « société révolutionnaire secrète », connue sous le nom de « Protecteurs de la patrie (Pashtpan Haireniats) » y avait vu le jour en 1881 et avait commencé à distribuer des fusils et des munitions pour assurer « la défense contre toute attaque future des Turcs, des Kurdes et des Circassiens ».
En novembre 1881 et août 1882, Karapet Nishikian se rend en Russie pour solliciter l’aide financière des Arméniens russes. Finalement, la nouvelle de ses activités parvient aux autorités turques, qui arrêtent 400 conspirateurs et en jugent 76 à Erzeroum en juin 1883. Quarante Arméniens furent reconnus coupables, mais toutes les peines furent commuées grâce aux efforts du patriarche Nerses et de l’évêque Ormanian et parce que la Porte voulait apaiser l’opinion hostile en Europe. Nalbandian estime que c’est lors de ces voyages pour collecter des fonds en Russie que les nationalistes arméniens établirent leur premier contact avec le mouvement révolutionnaire là-bas :
« Le procès des membres des Protecteurs de la patrie a été le premier du genre parmi les Arméniens de l’Empire ottoman au XIXe siècle. Jamais auparavant un groupe aussi important d’hommes, issus de divers rangs de la population arménienne, n’avait été jugé pour des raisons politiques. Les personnes jugées étaient principalement des hommes jeunes. L’organisation secrète qu’ils ont fondée à Erzeroum a envoyé ses agents en Transcaucasie russe pour y coopérer avec les dirigeants arméniens. Il ne fait aucun doute que ces agents ont également établi des liens avec les révolutionnaires russes, qui étaient organisés en Transcaucasie au début des années 80 ».
Encouragé par la nouvelle de la défaite des Ottomans par la Russie, Mekertitch Portugalian quitte Constantinople à l’automne 1878 et arrive à Van, où il ouvre une école normale pour les étudiants arméniens. Après qu’il fut devenu évident que Portugalian « encourageait les idées révolutionnaires sous prétexte d’éducation », les fonctionnaires turcs fermèrent l’école et Portugalian se vit contraint de retourner à Constantinople. Lorsqu’il devint évident que le lycée que Portugalian fonda plus tard servait le même but révolutionnaire, l’institution de Portugalian fut supprimée une fois de plus et ses étudiants furent dispersés. Cette fois, cependant, Portugalian quitta la Turquie pour ne plus jamais y revenir et installa un magasin révolutionnaire à Marseille, qui devint un pôle d’attraction pour les émigrés arméniens. C’est à Marseille que Portugalian commence à publier le journal Armenia pendant l’été 1885, et c’est à partir de ce magazine que le parti Armenakan voit le jour.
Portugalian quitte la Turquie pour la France en 1885, pour ne jamais revenir dans sa chère Arménie, mais l’exemple de sa vie et de son travail en province est durable… C’est lui qui « … a soufflé un vent de liberté sur tout Van. Sans prononcer le mot révolution… il a préparé une génération révolutionnaire. »
À l’automne 1885, un groupe de diplômés du lycée central de Portugalian fonde le parti Armenakan, « le premier parti politique révolutionnaire arménien du XIXe siècle », dont le premier objectif est de « gagner pour les Arméniens le droit de se gouverner eux-mêmes, au moyen de la révolution »… Le parti Armenakan « devait se limiter au peuple arménien, toute confession comprise. Inclure des non-Arméniens dans le mouvement ne servirait qu’à dissiper notre énergie et à entraver le progrès de la Révolution Arménienne ».
La pensée révolutionnaire allait de pair avec le nationalisme arménien dans les pages des journaux souvent éphémères qui furent créés dans le sillage de la constitution de l’Arménie. Il en était de même, mutatis mutandis, du mouvement révolutionnaire en Russie, où la nationalité joua également un rôle crucial dans l’émergence de la terreur révolutionnaire. Juifs et Arméniens partageaient une rancune commune contre les Empires cosmopolites et multiethniques dans lesquels ils se trouvaient. En raison de l’accès des Juifs à la technologie occidentale rendu possible par l’instauration de la Zone de résidence, les nationalistes arméniens se mirent à imiter les tactiques révolutionnaires juives, y compris l’adoption du terrorisme. « La Russie », selon Haberer, était « mûre pour l’extrémisme politique », et « les Juifs constituaient un élément national important, sinon crucial, pour transformer la région en un foyer de violence terroriste ». Les historiens reconnaissent depuis longtemps que « le virus du terrorisme s’est d’abord répandu dans le sud » de la Russie, mais ce n’est que récemment que des universitaires comme Andreas Kappeler ont conclu que le terrorisme y prospérait non pas à cause du climat, mais à cause du nationalisme révolutionnaire dans lequel les Juifs jouaient un rôle majeur. Il est clair, souligne Haberer, que « la nationalité apparaît comme un facteur explicatif dans la genèse du terrorisme du Sud ».
Il en va de même pour la situation en Arménie, où tant les nationalistes que les révolutionnaires espéraient la défaite de l’Empire ottoman. La guerre russo-turque s’était terminée au début de 1878 par une victoire décisive des Russes. Déçu que le Congrès de Berlin n’ait rien fait pour tenir les promesses qu’il avait faites pour l’autodétermination de l’Arménie, l’archevêque Khirimian prononça son célèbre discours des « cuillères de fer » dans lequel il lança « un appel indirect à l’utilisation des armes », moyen qui avait déjà été « adopté avec succès par les révolutionnaires des Balkans ». La joie des Arméniens face à la défaite de l’empire ottoman après la guerre russo-turque de (1877-1878) confirmait les soupçons des Turcs selon lesquels les Arméniens constituaient une dangereuse cinquième colonne désireuse de collaborer avec les puissances étrangères qui cherchaient à démembrer l’empire ottoman. Ces soupçons à leur tour « conduisirent les Turcs à chercher à se venger des Arméniens » après la fin de la guerre. « Lorsque les troupes russes furent repoussées, les Turcs trouvèrent opportun de permettre à des hordes de Kurdes et de Circassiens de piller les villages arméniens ».
La conclusion désastreuse de la guerre russo-turque en 1878, combinée à la menace d’une insurrection armée de la part des Arméniens, conduisit le Sultan Abdul Hamid II à suspendre la constitution turque, privant ainsi le peuple arménien de tous les acquis des réformes constitutionnelles de 1860 et inaugurant « une période de régime autocratique qui devait durer 30 ans ».
En conséquence, « la situation des Arméniens est rapidement passée de mauvaise à pire, accélérant la croissance de la conscience nationale arménienne et la diffusion des idées révolutionnaires ». À ce moment, « les fonctionnaires et les intellectuels turcs ont commencé à considérer les Arméniens comme des éléments indisciplinés, subversifs et étrangers, qui s’associaient à des puissances étrangères ». La Russie, qui s’était emparée du territoire turc pendant la guerre de 1877-1888 et qui abritait une importante population arménienne, était considérée comme une menace particulière car elle « encourageait l’agitation des Arméniens afin d’annexer les dernières provinces arméniennes de l’Anatolie orientale », ce qui renforçait encore l’animosité entre Turcs et Arméniens.
source : « Who killed the Armenians ? »
traduction Maria Poumier
[lire la suite : Les Arméniens et l’esprit révolutionnaire juif (III-IV)
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