Le modèle actuel de gouvernance en Haïti est axé sur des personnalités ou des hommes forts plutôt que sur des institutions. Ce modèle de gouvernance empire le mal du pays. Le pays est en guerre contre ses propres citoyens. Les simples citoyens sont les principales cibles et les plus grandes victimes de cette guerre.
La république d’Haïti est bien connue comme un puissant symbole de la révolution moderne contre le colonialisme et l’esclavage. Haïti a influencé l’histoire moderne dans la déconstruction et la reconstruction des relations entre les pays colonisateurs et les pays colonisés. La révolution d’Haïti a non seulement inspiré d’autres révolutions de libération, mais encore plus que cela. Par exemple, des pays comme la Grèce et le Venezuela ont demandé et reçu l’aide économique et militaire directe d’Haïti pour lutter contre les puissances impérialistes. Malheureusement, les conditions de vie des Haïtiens n’ont pas reflété la grandeur de leur histoire.
Particulièrement, après la fin du régime des Duvalier en février 1986, les conditions sociales et économiques ont connu une décapitalisation sévère (ETIENNE, 2007). Au cours des 25 dernières années, le cas d’Haïti devient si compliqué – et le peuple si désespéré – que le pays soit l’exemple au monde d’un des modèles de gouvernance les plus traumatisants. Dans cette communication, nous souhaitons mettre en évidence les principaux critères et effets d’un tel modèle de gouvernance. Les données pour notre analyse sont tirées principalement de méthodes d’observation et d’enquêtes de cas sociaux répétitifs qui nous ont permis d’établir des modèles.
Par le concept de gouvernance, nous ferions référence à la fois aux acteurs stratégiques (des institutions étatiques, des organisations de la société civile et du secteur privé), et à leur processus de gestion, de prise de décision lié aux problèmes sociaux collectifs, à la création et à la gestion de richesses, etc. Ce serait le mécanisme formel et inclusif de décision sur les questions collectives dans la société.
Pour ce travail, entre autres paramètres, nous avons identifié et essayé de comprendre une série de paramètres tels que le (s) groupe (s) social (s) qui prennent les décisions, le ou les groupes sociaux qui bénéficient le plus des décisions, le groupe (s) qui contrôlent les ressources, le (s) groupe (s) social (s) qui exercent le pouvoir politique, le monopole de la violence, etc. Cette approche est double car elle permet d’analyser à la fois le manque et la suffisance au niveau des acteurs sociaux.
L’informelisation des institutions étatiques
En Haïti, si les acteurs étatiques sont identifiables en tant qu’autorités élues, autorités désignées et fonctionnaires, la désignation des représentants de la société civile et des représentants du secteur privé est assez discutable. La société civile et le secteur privé contiennent des groupes officiellement organisés, des groupes informels, et des personnalités. Les groupes formels manquent généralement de légitimité avec de faibles capacités à influencer le processus de décision dans les politiques publiques. Les groupes informels n’ont aucune légitimité, mais leur pouvoir dans le processus décisionnel est prédominant. Sur la base de ces groupes informels, des personnalités parviennent à exercer un pouvoir politique substantiel.
Nous comprenons les personnalités comme des personnes très connues formant ici 3 catégories :
– Officiels ou ex-officiels liés à des groupes informels (ministres, directeurs généraux, présidents de la république, etc.).
– Non-officiels liés à des groupes informels (hommes d’affaires, dirigeants politiques, journalistes, artistes, etc.)
– Non-officiels, leaders de groupes informels soutenant le gouvernement, l’opposition politique, le monde des affaires, etc.
Les groupes informels peuvent prendre diverses formes telles que : les groupes de pression populaires, les groupes de divertissement populaires, les groupes armés, les groupes mafieux, les groupes criminels, etc. Ils tirent leur pouvoir de leurs capacités à exercer la violence populaire, à intimider les opposants, à choquer la population en organisant des crimes en public. Ainsi, les personnalités liées ou contrôlant des groupes informels sont de véritables hommes forts. La caractéristique de ces hommes forts est de pouvoir casser les règles institutionnelles et choquer les normes sociales dans la poursuite de leur avidité.
En dépit de certaines faiblesses, les institutions et un état de droit existent en Haïti, mais les puissants acteurs- des institutions étatiques, des organisations de la société civile et du secteur privé- n’arrêtent pas de gérer et de prendre des décisions ayant des incidences collectives à travers des processus illégaux. Ainsi, il existe deux manières de résoudre les problèmes dans le pays : Le mécanisme formel lorsque les acteurs n’entendent pas résoudre un problème social, et le mécanisme informel lorsqu’ils entendent rapidement résoudre des problèmes en leur faveur. En termes de pratique, le mécanisme informel domine le processus de gestion et de prise de décision dans le pays.
L’échec de l’État et la criminalisation de l’économie
Des personnalités du secteur des affaires, de la société civile et avec la complicité des fonctionnaires corrompus (venant majoritairement du parlement) ont réussi à atrophier l’État dans ses fonctions régaliennes. Les institutions étatiques sont généralement mutilées au profit de ces personnalités. Chaque ministère ou institution publique stratégique serait comme privatisé par un ou deux hommes forts poursuivant des objectifs différents. Il devient impossible pour les institutions publiques de coordonner les services pour les simples citoyens. Ces hommes forts gèrent les institutions publiques comme leur propre entreprise à but lucratif. Cela devient si courant que les fonctionnaires moyens perdent l’esprit du service public et deviennent eux-mêmes aussi motivés par l’avidité.
Les institutions publiques servent d’écrans de protection pour les intérêts de ces personnalités. Ils confisquent l’appareil d’État pour soit inverser ses fonctions essentielles (lorsqu’il y a des obstacles à leurs intérêts immédiats), soit exercer leur influence en matière de législation, de justice, de réglementation fiscale, de police afin de conserver leur position sociale (LOCKHART, 2009).
Ces personnalités évoluent dans un système où il n’y a pas de concurrence, (sinon des moments de colère occasionnels les uns contre les autres, sans jamais de sérieuse escalade qui pourrait affaiblir leur position sociale). Ces petits affrontements ne font que verrouiller davantage le système pour garder les intrus à l’extérieur. Par conséquent, les défenseurs des intérêts publics ne trouvent aucune place sur la table des négociations.
Après avoir neutralisé les fonctions essentielles de l’appareil d’État, il ne reste plus de mécanisme à l’État pour organiser et atteindre les objectifs d’intérêt général. Ces personnalités sont libres de façonner le marché sans aucune règle de droit. Chaque secteur profitable est sévèrement contrôlé par un ou deux d’entre elles. La corruption et les crimes organisés sont les moyens de prédilection pour faire fonctionner le business. Par exemple, ils offrent souvent des produits de mauvaise qualité (comme des aliments périmés) au prix le plus élevé. Ils n’arrêtent pas de voler les taxes douanières et d’intimider tout citoyen de bonne volonté qui souhaiterait investir dans leurs secteurs.
Les régions du pays sont toutes sous la menace de groupes armés. Ces groupes peuvent montrer de motivation politique, mais leur motivation première est économique (même purement financière). Ils forment l’aile armée de la classe d’affaires mafieuse et des politiciens avares de l’argent facile. Ces groupes forment le noyau dur d’une économie noire et criminalisée.
L’instrumentalisation de la pauvreté de masse et de la violence sociale
Tout le monde est aux prises avec la pauvreté dans le pays, sauf la minorité constituée de personnalités ou de ceux qui les entourent. Cela serait défini comme une ‘’pauvreté de masse’’ selon la théorie de John Kenneth Galbraith (GALBRAITH, 1980). La pauvreté d’Haïti ne peut plus être expliquée par le manque de ressources naturelles, ni par la politique libérale imposée par la communauté internationale. La République dominicaine, pays voisin le plus proche, a fait des progrès significatifs dans la lutte contre l’extrême pauvreté. En 2019, Haïti avait un PIB de 784 $ US (le PIB le plus bas de la région), et la République dominicaine a atteint 8630 $ US. La communauté internationale a la même politique pour les deux pays, le libre-échange et l’économie libérale. Haïti n’arrive pas à respecter les droits humains fondamentaux tout en recevant une aide extérieure importante.
Le pays ne manque pas de capitaux. Le montant des fonds publics régulièrement détournés en est la preuve. L’argent sale circule dans tous les secteurs de l’économie. Les banques n’opèrent pas de prêts accessibles à la population. Les besoins de consommation immédiate ne sont en aucun cas satisfaits, et pourtant il n’y a pas d’économie pour l’investissement. Cela semble un cas délicat pour l’économie classique.
Les personnalités vivent dans le pays, suçant les ressources du pays, mais leurs principaux avoirs sont ailleurs. Ils sont dans le pays mais n’en font pas partie. Ainsi, ils n’arrivent jamais à agir en priorité pour améliorer les conditions de vie dans le pays. Leur action ne peut qu’entraîner une pauvreté croissante pour tous, sauf pour eux-mêmes.
En principe, les politiciens redoublent d’efforts pour réduire, voire éradiquer la pauvreté dans leur pays, mais en Haïti, la pauvreté devient leur instrument préféré pour construire et maintenir le pouvoir. Ils font la guerre aux citoyens en contrôlant les ghettos et les gangs. Les enfants aux pieds nus peuvent posséder des armes de guerre coûteuses tout en mourant de faim. Les personnalités peuvent dépenser des millions pour armer et fournir des munitions aux jeunes dans les ghettos, mais il n’y a pas de tables, de bancs et de craie dans les écoles existantes. Il n’y a ni eau potable ni électricité dans les quartiers. Les gens vivent sur des ordures où les rats et les puants sont constants. Paradoxalement, ces quartiers qui devraient être des scènes hideuses et révoltantes forment la base du pouvoir des personnalités triomphantes du pays.
La systématisation des violations des droits de l’homme
Pourquoi les citoyens acceptent-ils de vivre dans de telles conditions ? Les citoyens protestent, ils disent non. Mais les personnalités parviennent souvent à infiltrer les protestations citoyennes pour les discréditer. Encore contrairement aux idées de Galbraith (GALBRAITH, 1980), les Haïtiens ne se résignent pas à une impossibilité d’améliorer les choses. Les personnalités réussissent jusqu’à présent à mettre en place un système de contrôle. Ce système de contrôle est caractérisé par la privation, le choc, la peur et la violence.
Les fonctionnaires sont normalement des mandataires chargés d’accomplir des actes au profit des citoyens qui sont des mandants (David de FERRANTI, 2014). En Haïti, la relation entre mandataires et mandants n’existe pas dans la pratique. Les citoyens ne sont pas traités comme des titulaires de droits. Les responsables agissent comme ils faisaient des faveurs au peuple. Ils n’agissent pas selon les droits garantis par la constitution nationale et les droits humains universels. Les relations entre les mandataires et les mandants deviennent tout simplement paternalistes. Les mandants sont comme des pères récompensant les fils selon l’obéissance de ces derniers. Les mandataires s’octroient des droits et privilèges au détriment des citoyens.
La population est privée de tous les services de base. Le droit à l’éducation, à la santé, à une alimentation de base, le droit aux loisirs, etc. sont une illusion. Partout dans les quartiers populaires et pauvres, on entend l’explosion des armes automatiques. Le pays est en guerre contre ses propres citoyens. Les simples citoyens sont les principales cibles et les plus grandes victimes de cette guerre. Ceci est en partie conforme aux théories de ‘’nouvelles guerres’’ de Mary Kaldor. Selon elle, dans les nouvelles guerres, la violence est délibérément infligée aux non-combattants (KALDOR, 2007), comme c’est le cas des citoyens haïtiens qui sont les plus grandes victimes cette violence politique et criminelle. Ils font constamment l’objet d’enlèvements et de saisies contre rançon, souvent suivis d’assassinats. Le désarroi de la population est périodiquement alimenté par des tactiques criminelles et politiques. Les petites entreprises sont périodiquement pillées et incendiées (les marchés publics, etc.). Les criminels se livrent à des crimes odieux pour inspirer la peur. L’appareil d’État continue de protéger ces personnalités contre les demandes des citoyens en matière de transparence et de reddition de comptes.
L’environnement dégradé du pays le rend très vulnérable aux catastrophes naturelles et aux épidémies. Des maladies pourtant curables ravagent sans cesse la santé de la population. A chaque catastrophe naturelle, la population compte les morts, et ces personnalités s’enrichissent avec encore plus d’aide internationale. Les citoyens sont des laissés-pour-compte par ces personnalités qui les lynchent systématiquement. Ils sont si abusés et épuisés que leur résilience prend des formes à peine visibles.
La perturbation du système de gouvernance par des personnalités puissantes et intéressées
Tout compte fait, le modèle de gouvernance centré sur les personnalités ne peut refléter inclusivement les sous-systèmes sociaux. Les catégories d’acteurs – même s’ils arrivaient à structurer leurs revendications, affiner leurs propositions et contre-propositions – n’ont pas la possibilité de faire valoir leurs causes sur la table des négociations. Par conséquent, les catégories d’acteurs n’arrivent pas jouer leur rôle véritable dans le processus de gouvernance et de développement du pays (FILS-AIME, 2013). Ils ne cessent de faillir leur fonction de structuration et d’organisation des revendications sociales contradictoires autour des intérêts généraux de la nation.
Un tel contexte est le terreau de l’injustice sociale, de la corruption généralisée, du gaspillage des ressources, et certainement de l’appauvrissement et des abus des citoyens. Ce modèle de gouvernance fait partie des goulots d’étranglement des plus costauds à la réalisation des droits de l’homme et du développement durable en Haïti.
Edy Fils-Aime
Maître es sciences du développement
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Références
David de FERRANTI. (2014). Pour une meilleure gouvernance: un nouveau cadre d’analyse et d’action. Paris, France: Nouveaux Horizons.
ETIENNE, S. P. (2007). L’énigme haïtienne: Échec de l’État moderne en Haïti. (M. d’encrier, Ed.) Montreal: Presses de l’université de Montréal (PUM).
FILS-AIME, E. (2013). Gouvernance pour le developpement local. (E. U. Europeens, Ed.) Paris, France: International Book Market Service LTD.
GALBRAITH, J. K. (1980). Théorie de la pauvreté de masse. Saint-Amand, France: Gallimard.
JEAN-BAPTISTE, E. (2015). Haïti 7 février 1986 – 7 février 2015. Vingt-neuf ans d’échec démocratique. Editions Dedicaces.
KALDOR, M. (2007). New and old wars, organized violence in a global era. Stanford, California: Stanford University Press.
LOCKHART, A. G. (2009). Fixing failed states: a framework for rebuilding a fractured world. New York, USA: Oxford University Press.
Michael JOHNSON. (2005). Civil Society and Corruption: Mobilizing for reform. Maryland, USA: University Press of America .
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