par Bob Woodward.
Les sujets des Saoud ne paient pas d’impôt sur leurs revenus individuels. Ce privilège fait partie du contrat social du royaume : le gouvernement saoudien ne fait pas les poches du citoyen et s’abstient de lui demander de partager les dépenses de l’État et de la Maison royale. En retour, ses sujets « renoncent » à leur droit de choisir leur gouvernement et de participer aux affaires de la cité. Mais une exception existe : la « zakat », qui s’appuie sur l’un des cinq piliers de l’islam, l’aumône. Cette taxe, au taux de 5,2% du chiffre d’affaires, est prélevée sur les entreprises (locales et étrangères). En outre, les entreprises à capitaux étrangers ou en partenariat avec une entité saoudienne sont tenues de payer un impôt à hauteur de 20% de leurs bénéfices. Une taxe similaire est imposée sur les bénéfices des négociants étrangers à la bourse de Riad.
La « pandémie » et la chute du prix du baril (et donc des recettes de la compagnie pétrolière nationale Aramco, source principale des revenus du Royaume) pèsent lourdement sur les finances de la monarchie. Pour faire face à la situation, le premier producteur mondial de pétrole pourrait lever plus de 13,3 milliards de dollars au cours des quatre à cinq prochaines années en privatisant des actifs dans les secteurs de l’éducation (universités, écoles de commerce), de la santé (hôpitaux, cliniques te laboratoires) et de l’eau. Selon le Fonds monétaire international, l’économie saoudienne devrait se contracter de 6,8 % cette année, la plus forte chute de PIB depuis plus de trente ans. Le gouvernement a déjà pris des mesures sans précédent pour soutenir ses finances, notamment en triplant la TVA (le 1er juillet, son taux est passé de 5% à 15%), en augmentant les droits sur l’importation de certains biens et en annulant certains avantages accordés aux fonctionnaires. Mais toutes ses mesures sont loin de combler des manques à gagner gigantesque. C’est le système économique en lui-même qu’il faut repenser.
Ces considérations ont amené Mohammed Al-Jadaan, le ministre saoudien des Finances, proche du prince héritier Mohamed ben Salmane (MBS) à envisager de remettre en cause la non-imposition des citoyens du royaume. Le ministre a envoyé un ballon d’essai. Profitant d’un forum virtuel organisé par Bloomberg, Al-Jadaan aurait déclaré que son « gouvernement envisage toutes les options pour renforcer ses finances et bien que l’impôt sur le revenu ne soit pas imminent et nécessiterait beaucoup de temps pour se préparer, le royaume ne rejette pour l’instant aucune option ».
Les réactions des Saoudiens à cette déclaration alambiquée du ministre des Finances n’ont pas été franchement enthousiastes. Sur les réseaux sociaux, ils ont donné libre cours à leur colère face à ce qu’ils considèrent comme l’érosion annoncée de leur niveau de vie, surtout après l’alourdissement du fardeau de l’imposition indirecte. Face à l’indignation de l’opinion publique, le ministre, sans véritablement faire marche arrière, a nuancé ses propos, soulignant que la question n’était pas à l’ordre du jour du gouvernement.
Al-Jadaan a ajouté que même s’il était décidé d’imposer un impôt sur le revenu, cela nécessiterait des travaux de préparation approfondis qui prendraient du temps. Si le ministre souhaitait calmer ses concitoyens, c’est raté. La mention même de l’éventualité d’un impôt sur le revenu a transgressé un tabou. Personne n’est dupe : il s’agit sans aucun doute des premiers pas d’une campagne gouvernementale visant à préparer les esprits.
Au palais royal, on comprend parfaitement qu’un impôt sur le revenu des particuliers serait la porte ouverte à une revendication politique de la part des Saoudiens, à commencer par une demande de transparence dans la gestion du budget de l’État. Après tout, « que faites-vous de notre argent ? » est une question plus pertinente que « que faites-vous de votre argent ? ». Pourtant, les dirigeants du royaume, et notamment Mohamed Ben Salmane, sont prêts à prendre ce risque car les revenus d’une telle taxe sont indispensables à leur grand projet politique : la modernisation de l’Arabie Saoudite.
Le pays n’est plus l’Arabie d’il y a quatre-vingts ans, peuplée de trois millions d’habitants et dirigée par le fondateur de la dynastie, à l’époque où de riches gisements de pétrole venaient d’être découverts. Fort de 33 millions de sujet, MBS souhaite moderniser l’État, l’économie et la société saoudiens en les sevrant de la rente pétrolière.
D’un point de vue économique, l’impôt sur le revenu pourra indubitablement aider le Trésor public et contribuer à la diversification des sources de revenus et la modernisation de l’économie avec, éventuellement, l’intégration des femmes au marché du travail. Le royaume n’a pas beaucoup du temps à perdre. Au cours du deuxième trimestre de l’année en cours, les revenus de l’État ont chuté de 49% par rapport à l’année précédente pour s’établir à 36 milliards de dollars. Cette tendance est principalement n’est pas seulement due à la baisse des revenus pétroliers. Avant la mise à l’arrêt de l’activité économique qu’a engendrée la « pandémie », l’Arabie Saoudite avait déjà accusé un déficit budgétaire de 29 milliards de dollars contre 9 milliards de dollars enregistré au premier trimestre de 2019. Ces mauvais chiffres auraient pu être encore pires si le gouvernement n’avait adopté depuis 2016 des mesures d’économie telles que la suppression de certaines subventions, ou la réduction des primes dans la fonction publique, premier employeur du royaume. En 2018, une TVA sur presque tous les biens et services, y compris l’essence, la nourriture, le logement et la santé privée, a été introduite pour la première fois au taux de 5%. Deux ans plus tard, son taux a triplé.
Autre victime du Corona économique, le versement d’une subvention spéciale d’une valeur d’environ 270 dollars par mois (le salaire moyen mensuel est de 4250 dollars) accordée aux salariés en 2018 et 2019, a été annulé.
MBS marche donc sur la corde raide. Conscient de la nécessité d’une réforme profonde de l’économie, il n’entend pas pour autant s’aliéner ses futurs sujets. Une sortie de crise rapide avec une forte augmentation du prix du pétrole, et la fin de la guerre coûteuse au Yémen pourraient lui faire gagner du temps. La privatisation d’Aramco, serpent de mer de l’économie saoudienne, pourrait aussi rapporter très gros et reporter l’heure de vérité. Mais rien de tout cela ne changera le dilemme qu’affronte Riyad : la collecte de l’impôt pourrait donner naissance à un Tea Party saoudien…
source : http://decryptnewsonline.over-blog.com
Source: Lire l'article complet de Réseau International