« Je reconnais un prédateur quand j’en vois un. » Les mots de Kamala Harris ne font aucun mystère de la personne vers laquelle ils sont dirigés. C’est l’homme que l’on voit hilare dans une vidéo aux côtés de Jeffrey Epstein, cet homme qui, il y a seulement quatre ans, se vantait de pouvoir faire ce qu’il voulait aux femmes, ce même homme qui a rôdé autour de son adversaire démocrate comme un rapace autour de sa proie au cours d’un débat présidentiel… cet homme qui occupe le bureau ovale depuis le 20 janvier 2017.
Mais le prédateur que la convention démocrate a mis en scène, dépeint et montré du doigt est plus qu’un individu sans empathie ni éthique comme le décrit Mary L. Trump dans l’ouvrage qu’elle consacre à son oncle Donald (Too Much and Never Enough : How My Family Created the World’s Most Dangerous Man). Le prédateur que fustigent les intervenants, à commencer par Barack Obama et Joe Biden, est celui qui s’attaque depuis quatre années aux fondements de la démocratie et de l’État de droit des États-Unis. Et ce type de prédateur est d’autant plus difficile à identifier que l’on présume souvent de la force d’inertie des institutions démocratiques et de leur capacité à résister aux abus de pouvoir. Or la résistance des premiers temps — à commencer par celle des fonctionnaires — a été érodée alors que plusieurs ont pris la porte (spontanément ou contraints, comme le montrele congédiement du lieutenant-colonel Alexander Vindman et de l’ambassadeur Gordon Sondland dans la foulée de la procédure de destitution). On voit comment, quatre ans plus tard, les contrepoids existant dans les arcanes de la Maison-Blanche (les adultes de la pièce) ont été progressivement évincés, au profit de béni-oui-oui, d’autant plus dangereux qu’ils dépendent du seul président — et non, par exemple, d’une confirmation sénatoriale. Mais ce qui a été grugé, usé, érodé plus encore est la confiance des Américains dans leurs propres institutions, dans les mécanismes démocratiques, dans les engrenages (grippés) de l’ascenseur social qu’est le rêve américain, la confianceen l’autre, quel qu’il soit — adversaire politique, voisin, immigrant…
L’apprentissage que la société américaine, mais aussi les démocraties à travers le monde, auront fait à travers ce mandat, est que les institutions n’ont que la force qu’on leur prête. Dès lors que s’érode la confiance dans le contrat social, dès lors que le venin du conspirationnisme s’infiltre sournoisement dans les interstices de la connaissance, dès lors que le doute est insufflé au plus haut de l’État, les fondations institutionnelles se fragilisent et s’abîment dans des sables mouvants. Alors, le risque que les électeurs demeurent chez eux est d’autant plus grand… et la démocratie s’étiole plus encore.
Aucun des camps ne s’y trompe. Le message de la convention démocrate a donc été articulé autour de l’urgence de colmater les brèches démocratiques, d’embrasser la diversité démographique et de réunifier le pays autour d’un socle de valeurs communes. Le vote de novembre a donc été présenté largement comme un référendum sur la présidence en cours. Par prudence, la convention démocrate a valorisé un discours centriste, en faisant appel à des républicains comme l’ancien gouverneur Kasich ou l’ancien secrétaire d’État Colin Powell, en ne soulignant pas la branche la plus à gauche du parti. Car il s’agit d’éviter toutes les chausse-trapes que la campagne républicaine ne manquera pas d’exploiter.
Mais dans les mots prononcés par le candidat démocrate, au-delà de l’incompétence du président en place et de l’unité nécessaire du pays, la notion de dignité est revenue plusieurs fois. Ce n’est pas un incident. C’est au contraire central. La dignité est souvent ce que les Américains affectés par la crise financière de 2008 ont perdu, c’est cette dignité que plusieurs électeurs de la base républicaine voulaient reconquérir, c’est cette dignité jusque dans la mort qui a parfois manqué aux 170 000 Américains disparus dans la pandémie, cette dignité que les Américains touchés par les conséquences économiques de la pandémie (parmi lesquels les minorités latino et afro-américaines sont surreprésentées) qui est mise à mal. En ce sens, l’ouvrage que le photographe Chris Arnade a consacré à cette quête des Américains qu’il a croisés sur sa route (le titre est Dignity) illustre particulièrement bien le discours de Biden. Car l’histoire de la classe moyenne et des plus pauvres est celle d’un lent déclin, alimenté ou accéléré par des secousses majeures — de la crise de 2008 à la pandémie — et avec elle la perte de confiance en l’avenir, dans les institutions, dans la représentation démocratique.
Or dans une semaine, la rhétorique républicaine portera le sceau de la défiance. Le président n’aura de cesse de souffler sur les braises de la division, brandissant le danger du socialisme, de l’antipatriotisme supposé des démocrates. Un feu que des agents de perturbation massive (comme la Russie ou la Chine) auront beau jeu d’attiser, tant il y a de matières inflammables aujourd’hui dans la société américaine. Une stratégie dont les stigmates marqueront, qu’importe l’issuede l’élection, l’essence de la démocratie américaine pour longtemps.