Votre documentaire Les Rose, qui sortira le 21 août, raconte Octobre 1970 tel que vécu par votre famille. Quelle est l’origine de ce film ?
J’avais environ six ans quand une cousine m’a dit que mon père avait enlevé et tué un ministre. Ça a été un bouleversement. L’image du héros révolutionnaire pour les uns, ou du terroriste pour les autres, ne correspondait pas à l’homme si doux que je connaissais. Paul était un papa poule ; quand je traversais un boulevard seul, c’était un drame ! Pendant longtemps, j’ai été incapable d’aborder la question avec lui. Je me suis plutôt pris de passion pour l’histoire du Québec. Adolescent, je passais mes week-ends à la bibliothèque à lire des journaux de l’époque. J’ai aussi entrepris de reconstituer ma généalogie pour connaître l’histoire de notre famille. Par ces démarches, je cherchais à comprendre pourquoi Paul et Jacques avaient commis des gestes aussi graves. [NDLR : Ils ont été emprisonnés pour ces gestes ; une commission d’enquête a conclu plus tard que Paul Rose n’était pas présent quand Pierre Laporte est mort.]
Dans quelles circonstances avez-vous discuté avec votre père de son passé pour la première fois ?
C’était en 2011, au retour d’un voyage avec lui en Irlande, d’où les Rose sont originaires. Nous avions été reçus par le Parlement, car il y avait eu dans le passé une solidarité entre le FLQ et l’IRA [Irish Republican Army, une organisation paramilitaire pour l’indépendance de l’Irlande du Nord]. Au cours de ce périple d’un mois, mon père a perdu la vue. Sa santé déclinait, alors j’ai senti l’urgence de mettre en branle mon documentaire, pour que sa parole ne se perde pas. C’est là que j’ai abordé de front les événements avec lui. Ça l’a ébranlé de voir que je portais un regard critique sur ses actes. Je me demandais pourquoi mon père et mon oncle étaient allés aussi loin. Mais il a été généreux et à l’écoute.
En quoi l’histoire de votre famille est-elle liée à l’action politique des Rose ?
Ils ont grandi dans un quartier ouvrier très pauvre, Ville Jacques-Cartier [fusionnée à Longueuil depuis], où les gens habitaient dans des maisons faites de pièces de tôle et ne mangeaient pas à leur faim. Depuis quatre générations, les Rose travaillaient pour la raffinerie Redpath Sugar dans des conditions pénibles, forcés de parler anglais à l’usine. Paul et Jacques ne voulaient pas de ce destin. Les enfants de leur classe sociale n’avaient pas les mêmes perspectives que ceux des milieux anglophones nantis, et ils ne trouvaient pas ça normal. Mon père m’a souvent raconté l’anecdote de la piscine d’un quartier riche voisin, d’où les petits francophones de Ville Jacques-Cartier étaient expulsés.
Pourquoi votre père a-t-il choisi la violence ?
Il n’a pas opté pour ça d’entrée de jeu ; avant de se joindre au FLQ, il avait milité pendant 10 ans. Notamment pour l’indépendance, car il y voyait un outil pour réduire les inégalités vécues par les francophones. Mais il a été choqué de voir le traitement réservé à des manifestants comme lui, qui utilisaient les voies démocratiques pour s’exprimer. Chaque fois, les autorités sortaient les matraques, comme lors du défilé de la Saint-Jean en 1968 et à la Maison du pêcheur, à Percé, en 1969. Quand une loi pour interdire les manifestations est passée à Montréal, il a conclu, avec mon oncle, que la clandestinité était le seul moyen de faire bouger les choses. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : il y avait eu la révolution cubaine, la guerre d’indépendance en Algérie, des luttes de libération en Amérique latine. Mon père était à l’affût de ces mouvements.
Quel regard portez-vous sur leur décision ?
Je ne dirai jamais que c’est ce qu’il fallait faire. Mais, en même temps, je n’ai pas subi les mêmes oppressions que cette génération. J’ai au moins compris que leurs gestes n’étaient pas gratuits, qu’ils étaient portés par des idéaux.
Votre père a toujours dit qu’il ne regrettait rien. Jugeait-il, rétrospectivement, que son action avait contribué à l’émancipation des Québécois ?
Il situait ça dans un tout. Après la mort de Pierre Laporte, le FLQ a perdu la sympathie populaire. Bien des Québécois étaient d’accord avec leurs idées, mais pas avec leurs méthodes, car le peuple québécois est non violent. Je ne pourrais pas dire avec certitude que les luttes du FLQ ont aidé à ce que le PQ, un parti indépendantiste, prenne le pouvoir six ans plus tard, chose qu’on n’aurait jamais pu imaginer en 1970. Mais, en tout cas, ça n’a pas nui. Quant à mon père, malgré la prison et les défaites référendaires, il est resté optimiste jusqu’à sa mort, en 2013. Il était toujours en combat, notamment à la CSN, où il était négociateur. Il croyait au pouvoir d’améliorer les choses.
Votre documentaire vise-t-il à rétablir son image ?
Non. Lui-même n’a jamais voulu être réhabilité. Je pense tout de même que les gens seront surpris de découvrir qui il était, au-delà du cliché. J’ai notamment mis la main sur des cassettes enregistrées en prison, dans lesquelles il s’adresse à sa mère, et qui révèlent toute sa sensibilité. Mon film est subjectif, bien sûr, et je sais qu’il va choquer ceux qui voient mon père comme un terroriste. Mon but était de laisser ma famille raconter les événements, ce qui n’avait pas encore été fait. Jamais mon oncle Jacques n’avait accepté d’en parler. J’ai mis des années à le convaincre. Il a accepté en échange de mon aide pour rénover sa maison ! À ma grande surprise, il s’est abandonné à l’exercice, comme si la caméra n’était pas là.
Quelle découverte vous a le plus remué ?
La révélation, c’est ma grand-mère, Rose Rose. Tout part d’elle. Elle s’est battue pour que ses enfants sortent de la pauvreté en s’instruisant, et ensuite pour faire libérer ses fils incarcérés dans des conditions inhumaines. Mon père a passé deux ans au « trou », 24 heures par jour, humilié. Elle les défendait dans des tribunes téléphoniques à la radio, avec un grand talent de communicatrice. Elle a été évacuée de l’histoire. Je souhaite que mon documentaire la fasse maintenant exister.
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