« Je reviens pour me souvenir. » Pas une journée ne s’est passée depuis le 4 août sans qu’Ahmed Staifi revienne devant ce qui était sa maison. À l’heure fatidique, lorsque tout s’est écroulé, c’est toute sa vie qui a été emportée par le souffle de l’explosion. En anéantissant la maison de trois étages qu’il avait construite de ses mains, la « bombe » — comme on l’appelle ici à Beyrouth — lui a aussi pris celles qu’il aimait, sa femme et deux de ses filles.
« Je ne fumais pas avant. Je viens juste de commencer », dit-il en nous tendant une cigarette devant l’amas de débris — trois étages qui n’en forment désormais plus qu’un seul. Un champ de ruines dans lequel se mêlent des morceaux de vie à des éclats de mort. Une boîte de jeu d’échecs, des cartons colorés, un cahier d’école, des vêtements, même des oignons et des pommes de terre, pris dans ces morceaux de béton qui se sont écroulés sur leurs vies.
Lorsque la bombe a secoué Beyrouth, Ahmed était encore au travail. « Je me suis d’abord caché, puis j’ai couru jusqu’à la maison. » En arrivant devant la demeure du quartier Karantina, situé à un jet de pierres du port, le Syrien d’origine a vu la mort de ses yeux. « Une de mes filles avait été projetée contre un mur. Une autre criait : “Papa, papa, je ne veux pas mourir”. » Sa femme, Khaldiyeh Bakri, son aînée, Latifah, 22 ans, et sa benjamine, Jude, 13 ans, ont péri sous les décombres. Deux de ses filles, Dina et Diana, âgées de 14 et 17 ans, ont survécu à la terrible tragédie.
L’homme originaire d’Idleb en Syrie est arrivé au Liban il y a une vingtaine d’années. Lorsque la guerre en Syrie — pays voisin — a éclaté, sa femme et ses filles sont venues le rejoindre. « Je ne regrette rien. C’est le destin », dit-il. Les yeux rougis, portant ses mains à sa tête puis à son cœur, Ahmed montre sur son téléphone des photos de sa famille décimée. « Je suis croyant. C’est Dieu qui a voulu ça », assure-t-il, la voix nouée par l’émotion.
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, au moins 34 réfugiés syriens ont péri dans la double explosion qui a fauché la vie de 171 personnes. Des hommes, des femmes, des enfants pourchassés par la mort au-delà des frontières. En tout, ce sont plus 1,5 million de Syriens qui ont quitté leur pays depuis le début de la guerre civile en 2011 pour se réfugier dans cette étroite bande de terre longeant la mer Méditerranée. En ajoutant les quelque 300 000 réfugiés palestiniens qui se sont aussi établis au Liban, les réfugiés représentent environ le tiers de la population libanaise, soit la plus forte proportion dans le monde.
« Mille fois revécue »
Partout dans la capitale, des pancartes rappellent que Beyrouth « est mille fois morte, mille fois revécue ». Un écho à la célèbre citation de la poétesse Nadia Tuéni. Dans le silence des rues autrefois si animées du quartier Gemmayzé, on se plaît maintenant à rêver que c’est dans la chute qu’on trouve son élan. Que par cette infamie qui a atteint des proportions effroyables, le peuple libanais parviendra peut-être enfin à attirer l’attention de la communauté internationale sur la nécessité d’opérer des changements en profondeur au sein de la classe dirigeante. Une classe rongée par une corruption endémique qui a plongé le pays dans un marasme économique qui semble sans fin.
« L’explosion a clairement démontré que les membres de la classe dirigeante ne sont pas seulement des criminels, mais aussi des meurtriers », insiste Fouad Debs, un avocat, militant de la première heure de la Thawra (« révolution » en arabe).
Assis dans son bureau de Beyrouth, le trentenaire se dit persuadé que le mouvement de révolte doit s’appuyer sur l’impulsion créée dans la foulée de la tragédie.
« On était dans la rue depuis dix mois à crier et à essayer de leur faire rendre des comptes et on n’y arrivait pas, ajoute Rebecca Bou Chebel, également militante, assise devant lui. L’ampleur de la tragédie nous donne espoir. On a besoin de la communauté internationale. De l’intérieur, seuls, on n’y arrive pas. »
Incapables de retirer leur argent des banques — la valeur de la livre libanaise a chuté de moitié en quelques mois —, étranglés par l’état d’urgence décrété par le gouvernement qui réduit leur marge de manœuvre, les Libanais qui crient au changement réclament que l’ensemble de la classe politique soit chassée du pouvoir. « Ils ont volé les économies d’une nation au complet, dit Rebecca en s’enflammant. Pendant que la population meurt de faim, ils envoient leurs millions à l’étranger. »
Un coup de balai dans toutes les sphères du pouvoir qui doit être accompagné d’une refonte en profondeur des institutions, incluant le pouvoir judiciaire, en lequel ils disent n’avoir aucune confiance.
Répression
Autrefois familiales, les manifestations qui secouent Beyrouth sont devenues des arènes d’affrontement avec les forces de l’ordre. « La répression augmente et les tactiques [des autorités] sont de plus en plus violentes », dénonce Fouad, qui, le soir venu, enlève son complet pour enfiler son masque à gaz. Plusieurs manifestants disent avoir été blessés par des balles en caoutchouc tirées à bout portant. Et les gaz lacrymogènes pleuvent à une rapidité étourdissante sur la capitale lorsque les rassemblements deviennent plus orageux. « Mais on va continuer. On n’a plus rien à perdre », laisse tomber Rebecca.
Mardi, une nouvelle manifestation marquera les deux semaines qui se sont écoulées depuis la double explosion meurtrière. D’ici là, pour continuer à agir et à poser des gestes — aussi petits soient-ils —, Fouad et d’autres militants sillonneront les rues de la capitale en placardant des tracts sur des commerces appartenant à des membres de la classe dirigeante. Samedi soir, une affiche sur laquelle on peut lire l’inscription « Vous savez que c’est votre faute. Nous réclamerons justice », accompagnée d’une image de l’explosion, a été collée sur une succursale du chocolatier Patchi, une entreprise liée à Mohammad Choucair, l’ex-ministre des Télécommunications à l’origine du projet de loi visant à instaurer une taxe sur WhatsApp. La goutte de trop qui, dix mois plus tôt, a déclenché ce vaste mouvement de protestation qui espère aujourd’hui trouver au creux de la peine et de la désolation la force pour rejaillir encore plus fort.
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.