Exploratrice dans les forêts du Labrador

Exploratrice dans les forêts du Labrador

De tout temps, la forêt produit chez les humains un mystérieux effet d’attraction, à la fois enchanteresse et redoutée, porteuse d’une charge symbolique puissante. Notre collaboratrice est allée humer les forêts d’ici et d’ailleurs, imprégnées de sens et de songes. Septième de huit articles.

Fiévreusement, je scrute l’itinéraire de son exploit sur la carte, elle, Mina Benson Hubbard, première femme d’origine non autochtone à avoir exploré et cartographié l’intérieur du Labrador, ses forêts infinies, ses rivières grandes comme des fleuves, ses déferlantes de rapides et de cascades qui donnent le tournis aux avironneurs, ses portages laborieux, ses ciels d’une pureté qui fait mal aux yeux, ses hordes de caribous, ses mousses et lichens où les pas s’enfoncent jusqu’aux mollets. Elle, née en 1870 dans une ferme de l’Ontario. Elle, qui fut dans mes songes au plus sévère du confinement de ce printemps 2020. Je l’appellerai simplement Mina, mon vent du Nord, mon flambeau d’épinette, ma trombe d’ailleurs. Mina, mon voyage.

J’ai le privilège de connaître les lieux d’où est partie l’exploratrice, North West River, un village de 500 habitants, près de Goose Bay. Et la baie d’Ungava, tout au nord du Québec, où elle a achevé son expédition. Et puis Staten Island, à deux jets de pierre de Manhattan, où elle a pratiqué comme infirmière et rencontré le journaliste Leonidas Hubbard Jr, qui allait devenir son mari. Repères qui me la rendent encore plus proche.

27 juin 1905, 15 h 15. Avec quatre compagnons familiers des forêts du Labrador, autochtones et métis, à bord de deux canots chargés de 350 kilos de bagages, elle glisse enfin dans la sauvagerie de l’eau et des arbres, comme délivrée, après des mois d’une préparation intense. Enfin partie ! Son objectif : parcourir les 900 kilomètres de North West River jusqu’à l’Ungava et cartographier les bassins hydrographiques le long du trajet, afin de compléter le travail inachevé de son mari, deux ans auparavant, lors d’un périple qui lui a coûté la vie. Leonidas est mort de faim et de froid après avoir pris le mauvais embranchement d’une rivière. Il neige, il ne peut plus avancer, il rêve d’un repas gargantuesque avec Mina. Il a fait bouillir sa ceinture avec un vieil os de caribou et mangé son dernier mocassin. Ses deux compagnons sont partis chercher du secours. Grelottant dans sa tente, il écrit, le 18 octobre 1903 : « Je ne souffre pas. Je m’endors. Mourir de faim n’est pas si mal. »

Mais revenons à Mina, 35 ans. « Jour parfait, écrit-elle aux premiers coups d’aviron, l’eau est claire comme du cristal. » Sa détermination, aussi claire. L’aventurière a elle-même engagé et payé ses quatre « sherpas ». Longue jupe sur des pantalons bouffants, mocassins montant jusqu’aux genoux, chapeau à rebords, elle porte en bandoulière des sacoches contenant révolver, couteau de chasse, caméras. À bord de son canot, des instruments scientifiques : sextant, thermomètre, baromètre, matériel d’arpentage. Et un journal de bord à noircir, qui sera publié en 1908 sous le titre A Woman’s Way Through Unknown Labrador.

Fin de cette première journée. Il est 23 h. Traîne un restant de lumière dans le ciel. L’expédition s’arrête pour dresser un campement. Est-ce ce soir-là qu’elle a mangé son premier porc-épic ? « Je n’aime pas trop », sourit Mina. Quelques mots dans son journal, avant de s’endormir sous les étoiles du Labrador.

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Dès le lendemain, les choses se corsent, le parcours se raidit, l’avancée sur les eaux est rendue difficile à cause des chutes et des cascades. Il faut faire d’exténuants portages. Les hommes font parfois quatre voyages d’un point à un autre pour venir à bout des bagages, agités de tremblements d’avoir tant forcé. Quelques jours après, un canot se renverse avec une partie de sa charge. Joe et Job manquent d’y laisser leur peau. Ce soir-là, ils fanfaronnent, mais sont ébranlés.

Arrive la mi-juillet. Chaleur suffocante sous le couvert forestier. Au voyage hérissé d’obstacles se mêlent à présent les moustiques, les fameuses « mouches noires », toujours aussi voraces encore aujourd’hui. Mangée tout rond par ces nuées d’insectes, visage bouffi, Mina est munie d’un filet à travers lequel passent quand même les damnées bestioles. Elle peine à manger parfois. « Une torture », rapporte-t-elle. Elle n’en revient pas du stoïcisme de ses compagnons sans filet, qui s’en tirent un peu mieux quand ils fument la pipe.

« Ce que je voudrais être un homme », écrit-elle. Ses sherpas la surprotègent et ça finit par l’agacer souverainement. Peut pas aller seule au bord des rapides, elle va s’étourdir et tomber dedans. Peut pas rester seule trop longtemps, elle va se faire attaquer par un ours. Peut pas aller ici, c’est trop abrupt, là, c’est trop glissant.

Un après-midi, elle s’écarte du groupe pour faire de la photo. Les hommes la croient perdue et deviennent fous d’angoisse. Exaspérée, elle leur propose un marché : « Si l’un de vous m’accompagne où et quand je veux, je m’engage à ne plus aller seule. » Joe déclare n’avoir jamais vu de femme si peu obéissante. L’incident se clôt sur une bouteille de brandy, bue au goulot devant un feu mourant.

Sa carte se dessine à mesure que progressent les canots. Mina ausculte le décor avec ses instruments, note la forme du relief, recense géologie, faune et flore, émue devant violettes blanches et bleues, baies de toutes sortes, thé du Labrador. Envoûtée par ce qu’elle observe. « Aujourd’hui, j’ai vu tant de beautés que j’en reste un peu sonnée. » Elle écrit ces mots le 17 juillet 1905. L’expédition a parcouru 250 kilomètres en trois semaines. En reste 650 à franchir.

La rivière George, une longue glissade tout en périls

Sous leur regard halluciné, les équipiers croisent bientôt les derniers grands troupeaux de caribous du Labrador en migration, des milliers de bêtes en bataillons serrés, dont les bois et les dagues se cognent dans des bruits sourds. Les hommes abattent l’une d’elles à la carabine. « J’ai tiré mon chapeau sur mes yeux, avoue Mina, espérant dans mon for intérieur que la pauvre pourrait s’échapper. » Sentiments mêlés. Car une partie des 120 kilos de viande fraîche feront, le soir même, un savoureux rôti pour le groupe exténué et pâmé. « Je ne ressens aucunement la solitude, consigne-t-elle dans son journal, alors que tout le monde s’attendrait au contraire. Il m’arrive de souhaiter ne jamais rentrer chez moi. »

Aujourd’hui, j’ai vu tant de beautés que j’en reste un peu sonnée

 

Mais le plus périlleux reste à venir. Dévaler la rivière George jusqu’à l’Ungava, une interminable glissade que les canots dégringolent à l’épouvante, « dansant comme des feuilles d’automne », décrit Mina. Les hommes sont malades de peur, mais tiennent bon. Parfois le soleil du Nord est si brillant qu’ils doivent arrêter leur cavalcade, aveuglés. Le paysage a changé, montagnes nues, désolation grandiose.

Fin de l’aventure : le 27 août 1905. L’équipe Hubbard a atteint le poste de la baie d’Ungava en un temps record et sans trop de mal, accueillie par le couple Ford. Au lieu d’exulter, Mina a le cœur serré. Ce soir-là, elle s’endort dans un lit douillet. Les hommes, eux, ont monté leur tente pas très loin. « Je réalise tout à coup que je ne fais plus partie de l’équipe. » Elle a recouvré son déterminisme de femme.

Publiée en 1906, la carte des rivières et des lacs du nord-est du Labrador confectionnée par Mina Benson Hubbard est demeurée pendant des décennies la souche des cartes officielles de cette portion de l’Amérique du Nord.

Une dernière image d’elle, qui me poursuit. La pleine lune projette l’ombre d’une longue épinette dans sa tente, où elle est allongée. Les fragrances de résine l’enivrent. Autour du feu, les hommes chantonnent un hymne à la nuit. Mina est devenue forêt.

La semaine prochaine : Forêt noire

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À propos de l'auteur Le Devoir

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