On assiste de nos jours à un rejet de la politique et de l’engagement. Ce rejet, ou à tout le moins cette méfiance, étend son emprise sur une part importante de nos contemporains, et en particulier chez une partie des « militants » des mouvements sociaux. Parmi ceux-ci en effet, se développe une attitude visant à échapper à des actes militants perçus comme étant politiques et se caractérisant en général par le passage par la théorie, la confrontation, l’élaboration de principes par l’échange d’idées et d’appréhensions du vécu afin d’établir les bases d’une construction sociale alternative, d’un ordre social en rupture radicale avec l’ordre dominant. L’ « engagement », si l’on peut encore l’appeler tel, dans notre monde postmoderne fait de superficialités, est plus centré sur les apparences, les émotions passagères, et les attitudes qui s’en dégagent – plus « gestuel » peut-on dire – qu’une véritable implication de tout son être dans un combat qui ne badine pas avec la demi-mesure et l’à-peu-près. Il est pourtant bien difficile aujourd’hui de se trouver en phase avec un militantisme réclamant une adhésion entière, une fusion « organique » avec une idée, une aventure politique appelant à l’élévation de l’être vers toujours plus d’entendement et de com-préhension du monde au sein duquel l’on vit.
Il y aurait bien des causes à invoquer afin de tenter d’expliquer cet état de fait. Au delà d’une volonté de ne plus vouloir « se prendre la tête » avec les discussions interminables qui émaillent bien souvent la vie des organisations dites politiques, il apparaît en considérant l’ancrage du capitalisme dans nos pensées, que cette attitude repose sur certains caractères « sociaux » propres à nos sociétés occidentales dans l’état actuel de leur développement. Ceux-ci peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs liés au développement actuel du capitalisme en ce début du 21ème siècle. Mais auparavant, encore faut-il s’entendre sur le sens donné au mot politique, sur ce que l’on peut invoquer en faisant appel à ce concept en fonction du sens et de la forme de la critique que l’on formule en considérant notre monde.
Politique ? courte définition
Le capitalisme, s’il se structure autour de catégories telles que la marchandise, la valeur, le travail, appuie aussi grandement sa domination sur le langage, et plus particulièrement sur la forme qu’il donne à celui-ci. D’un point de vu sémantique, nous pouvons dire que les mots, dans leur sens même, ont eu à subir le poids d’une réalité structurelle aliénante ayant fini par faire de ceux-ci des alliés de celle-là pour la conquête des esprits, au nom d’une certaine « vision du monde ». C’est la réalité même qui se construit par les mots et le sens qu’on leur donne. S’en suit cette vision du monde et des choses qui entre en adéquation avec la nécessité du développement de l’emprise des marchandises sur nos vies et de tout ce que cela implique. Le terme « politique » n’échappe pas à cette emprise. Ce qu’il évoque lorsqu’il y est fait aujourd’hui référence se rapproche systématiquement de la pensée gestionnaire et s’articule autours d’un point de vue « fétichiste » de la démocratie libérale qui permet à cette pensée de s’incarner dans la représentation politique. En effet, le libéralisme a su faire en sorte que le mot « politique » se rattache spontanément à la notion de gestion. Gestion de la société, de la vie, dont la pratique est devenue indispensable à la croissance sans fin de l’accumulation capitaliste.
Il est donc important de se préoccuper de savoir par rapport à quel sens l’on se réfère afin d’établir une critique d’une notion devenue aussi éloignée de nos vies quotidiennes que celle de la « politique » actuelle telle que menée par le jeux des partis.
Selon Wikipedia, le terme politique recouvre trois sens :
« La politique en son sens plus large, celui de civilité ou Politikos, indique le cadre général d’une société organisée et développée.
Plus précisément, la politique, au sens de Politeia, renvoie à la constitution et concerne donc la structure et le fonctionnement (méthodique, théorique et pratique) d’une communauté, d’une société, d’un groupe social. La politique porte sur les actions, l’équilibre, le développement interne ou externe de cette société, ses rapports internes et ses rapports à d’autres ensembles. La politique est donc principalement ce qui a trait au collectif, à une somme d’individualités et/ou de multiplicités. C’est dans cette optique que les études politiques ou la science politique s’élargissent à tous les domaines d’une société (économie, droit, sociologie et cetera)
Enfin, dans une acception beaucoup plus restreinte, la politique, au sens de Politikè, ou d’art politique se réfère à la pratique du pouvoir, soit donc aux luttes de pouvoir et de représentativité entre des hommes et femmes de pouvoir, et aux différents partis politiques auxquels ils peuvent appartenir, tout comme à la gestion de ce même pouvoir. » Encyclopédie Wikipedia en ligne.
La politique, au contraire de ce qui est invoqué par certain de ses détracteurs, voire « opposants » postmodernes et « économicistes », n’implique donc pas forcément une relation au pouvoir, gestionnaire, dans le sens où elle peut être effectivement un « art » séparé de la vie sociale de la classe exploitée, devenue aujourd’hui classe « de trop », visant à rabaisser au maximum toute possibilité d’émancipation de celle-ci. La politeia n’implique pas forcément la politikè dans sa forme absolue qu’elle a prise de nos jours. Il n’y a aucune fatalité dans le processus engendrant un pouvoir centralisé à partir d’une vie politique séparée au sein d’une société humaine organisée. Ceci dit, la menace existe constamment, qui n’est pas forcément lié à l’existence en elle-même de l’organisation politique des peuples et des communautés. D’ailleurs, ces derniers ont su bien souvent trouver des parades face au risque qu’a toujours représenté une prise de pouvoir d’une oligarchie quelle qu’elle soit, vis à vis de la vivacité d’une société et de la liberté de ses membres – exemple de l’Athènes antique, sans vouloir l’idéaliser. Une des façons de se prévenir de velléités et d’ambitions excessives est justement de renforcer le fonctionnement politique (réflexions, résolution des conflits, prises de décisions en tenant compte de chaque position en en respectant leur libre expression, renforcement de la démocratie directe et du mandat impératif, application du principe de subsidiarité, etc…). Et c’est dans ce sens que le concept de politique est invoqué dans ce texte, dans le sens d’une politeia compatible avec l’exercice d’une démocratie apte à socialiser le pouvoir, à libérer de façon égalitaire (mais non point égalitariste) la puissance d’agir en adéquation avec la réalité, à s’appuyer sur une connaissance et une critique de nos situations afin d’impulser une dynamique libératoire construite tout autant autours de devoirs que de droits. Une libération qui tourne le dos à ce que l’ordre établi présente comme étant réaliste et libéral, conditions de nos soit disantes « libertés », en ayant pour cela galvaudé le sens des mots afin qu’ils puissent désigner ce qui a trait à son intérêt.
Le chien haïssait son maître
Si la « politique » est de nos jours l’objet de tant de ressentiments populaires, la cause en est probablement dans ce qu’elle sous-entend aujourd’hui : la compétition infâme pour le pouvoir oligarchique d’État, aujourd’hui principalement au service de la dynamique marchande, qui se cache derrière le paravent d’illusoires débats d’idées – outre le fait qu’aujourd’hui, et de plus en plus, toute possibilité d’évolution institutionnelle se trouve « plombée » par un pouvoir qui interdit à l’étendue de l’offre politique d’être justement représentée au sein des instances de la République. Cette compétition recouvre en effet quasiment le seul sens que la politique a su garder dans le système capitaliste. Et ce sens est parfaitement en adéquation avec l’idéologie fondatrice de cette société (suprématie de l’ordre économique au service d’un homme abstrait essentiellement mu par ses seuls intérêts). C’est pourquoi la « politique » vue sous cet angle, dans la mesure où elle en vient parfois à la marge à viser une sortie du capitalisme en utilisant ses outils de représentation et de gestion (ce qu’il lui reste comme prérogative, nécessaire à la bonne marche du système), ne pourra jamais que re-considérer le « développement » sans aucune chance réelle d’en annihiler ses effets aliénants et dés-humanisants. La désillusion ayant fait suite à la vivacité politique des années de contestations (1960 – 70), ainsi que la remise en cause des utopies nées durant cette période, n’incitent pas à renouer avec la dialectique politique et radicaliser la critique afin d’échapper au conformisme institutionnel. Dans un contexte d’urgence aggravé par un monde du zapping et de la vitesse, et de désengagement des individus dé-socialisés, apparaît l’attente et l’angoisse de résultats immédiats et efficaces (illusion d’efficacité, au moins à long terme !) chez ceux dont les préoccupations militantes ne sont plus d’analyser les causes profondes de la débâcle mais de tâcher de parer aux diverses destructions générées par le capitalisme aux abois. Parce que la politique n’est pas pensée comme ce qu’elle devrait être, elle apparaît comme une perte de temps, une palabre, selon le sens péjoratif, pourtant basée sur une différences des valeurs, que nous ne pourrions plus nous permettre en ces temps pressés.
Dans un contexte de repli sur soi, d’individualisation exacerbée par la technologie (ainsi que par la publicité, le sport de « mise en forme », etc), renforçant par là-même l’emprise du capitalisme dans les esprits, le rejet de cette forme de politique (politikè) ne vient pas contredire les plans de ceux qui se donnent encore l’impression de tirer les ficelles d’un monde dirigé par la tyrannie de la marchandise, mais à leur avantage ! Cette situation leur laisse les mains libres afin d’accompagner le capitalisme dans son expansion obligée ; un minimum d’assentiment populaire, celle-ci provenant des classes relativement favorisées, donc solvables, leur suffisant.
Comme l’individualisation, d’autres comportements sont favorisés, engendrés, mis en exergue par la société actuelle afin de renvoyer chacun à son petit combat égocentrique et nécessaire pour sa survie……et sa réussite « sociale ». L’individu est ainsi positionné au sein d’une illusoire autarcie, rompant par le fait avec tout intérêt à la vie publique, aux nécessités des liens sociaux, à l’enrichissement culturel et relationnel indispensables à l’accession à l’autonomie, facteur d’émancipation personnelle et collective1.
Un des caractères qui est peut-être le plus marquant parmi ceux présent dans l’esprit des personnes en nos sociétés occidentales, est le réflexe de consommateur qui finit par diriger nos choix par suite du martèlement publicitaire et médiatique accompagnant notre « progression » dans le monde de la concurrence. Et ce réflexe, nous l’avons aussi vis à vis du monde du politique (tout comme syndical, associatif, coopératif comme nous le verrons plus bas), ce qui peut paraître paradoxale avec le rejet actuel, ou au moins avec le désintérêt dont en fait preuve la population pour une large part. C’est que, comme des oisillons dans leur nid, nous sommes en attente de résultats, de moyens, de nourriture afin d’alimenter nos autonomies de pacotille et notre besoin pathologique de particularisation au sein de la masse uniforme des « e-humains » créée par l’imagerie dominante (rationalisation, standardisation de l’individu). L’asservissement soft à une vie et une conduite standardisée crée une situation de dépendance quasi toxicomane vis à vis de la classe dirigeante (et de façon plus « métaphysique », vis à vis du système dominant intériorisé tout entier) du fait de l’aliénation engendré par le capitalisme : chacune de nos activités humaines est « guidée » par un système idéologique s’emparant de nos désirs, de nos besoins, et nous rendant hyper-dépendants de stimulis (messages, visuels, alertes) émanant de celui-ci 2.
Néanmoins, cet attentisme qui caractérise l’attitude des masses face aux politiques et autres décisionnaires a ceci de différent par rapport à la consommation de marchandises, qu’elle émane d’un besoin aliéné de stabilité. Si, en effet, la « dépendance » vis à vis des dirigeants-gestionnaires est lié à un besoin tout aussi aliéné de recevoir des signaux d’une normalité en progression constante, et « normale », elle n’en décrit pas moins un désir de prolonger l’ordre établi dans le temps, voire dans l’espace (parce que l’imagination décline et se perd dans le cours de nos sur-vies). Ce serait donc s’illusionner que de croire qu’un changement radical de société puisse être possible en délégant notre pouvoir politique à une classe gestionnaire. Et ce quel que puisse être l’idéal présenté au choix des individus-électeurs-consommateurs de la part des candidats à l’accession aux « responsabilités ». En acceptant les règles d’un tel système, on stérilise notre pensée des possibles émanant du mouvement fondamental de la vie, des « irrévocables » de la vie humaine, souvent en total opposition avec les fruits de l’aliénation qui nous réduit et nous sépare. Mais ainsi l’individu se construit, profondément dé-politisé, conscience cloisonnée en connexion avec une réalité qui le dépasse et le soumet.
Parallèlement, tout est fait pour que ces individus trouvent de moins en moins d’occasion à échanger avec leurs semblables sur les questions critiques les concernant dans leur vie réelle (de façon directe et non virtuelle !). Les lieux publics où cela se pouvait encore se font plus rares : bars de quartiers, lieux de rencontre dans la rue, dans les maisons associatives, maisons du peuple, fêtes de quartiers, de village. Et puis, l’individualisation « enferme » chacun devant sa télévision ou son écran d’ordinateur. La vie politique se meure et a été remplacé par une vie des politiques, des « élites », ayant pris possession de nos puissances de décision et d’agir tout en maintenant une illusion de « liberté », se réduisant à des choix aliénés. Le capitalisme ne pourrait se conjuguer avec la démocratie véritable, directe. Tout au plus parle-t-on de démocratie participative, comme d’un appel (un rappel) pour la masse à son devoir de coopérer ponctuellement à la vie publique, et « politique », soi-disant ! Il ne s’agit que de participer à ce qui a déjà été décidé d’avance : le système actuel ne saurait être remis en cause ! Point de politique là-dedans ! Que du mensonge et de l’apparence.
C’est ainsi que la majeure partie du mouvement social dit « alternatif » s’est laissé bercé au rythme du citoyennisme et de son corollaire : la participation individualiste à un intérêt « supérieur » situé dans l’abstrait. Intérêt qui peut s’incarner par exemple dans la République ou l’État démocratique moderne, ou encore la planète ou l’environnement. Cette « politique » participative enjoignant l’individu à « changer le monde » par le biais des « petits gestes », comme des élections représentatives, renforce pourtant ce monde du spectacle en invitant les individus-rouages de la Méga-machine capitaliste à toujours repousser au plus loin d’eux-même leur humanité vers un rationalisme toujours plus abstrait, mais qui se pare des atours d’une sensibilité émotionnelle. Causes humanitaires, catastrophes climatiques à venir, crises financières qui attendent des efforts de chacun (et toujours des mêmes !), la Nature et les achats « différents » sensés la protéger, autant d’invitations à prolonger notre rôle de producteurs-collaborateurs-consommateurs du monde de la marchandise (car c’est bien par la médiation de la marchandise que l’on serait à même de résoudre ces problèmes ?). Ne plus changer de société, encore moins remettre le concept de « société » en cause, mais ré-orienter celle-ci vers ce qui parait être plus d’ « humanité », plus de respect, une meilleure « répartition » des richesses tout en éludant la critique sociale radicale. Promouvoir des formes participatives au marché ou à ses excroissances dites « alternatives » tout en réduisant à néant notre puissance d’agir collective, émanant de la connaissance et d’un véritable désir d’humanité et d’autonomie. Ces « engagements » citoyens impliquent nécessairement des moyens financiers (la médiation par la marchandise universelle : l’argent) ou matériels pour leur mise en œuvre. L’ »alternative » n’en est donc que toute relative en restant trop souvent dépendante du mécanisme de production de valeur et en affirmant même de façon apparemment paradoxale celui-ci3.
C’est en surfant sur la vague verte de l’écologie que l’éco-attitude a fait son entrée fracassante dans le monde des consciences en mal d’actions « responsables » et politiquement correctes (lire : dans les normes). Tri des déchets, consomm’action, petits gestes quotidiens, autant d’invitations à l’acte « politique » à son échelle individuel permettant que le capitalisme puisse poursuivre son œuvre d’individualisation tout en donnant l’illusion d’une participation « politique » à la vie de la société et aux décisions essentielles concernant celle-ci (les problèmes de la planète passant comme étant essentiels par rapports aux problèmes sociaux, les premiers étant pourtant causes des seconds, mais, en annihilant ce fait, le système dominant évacue la critique radicale, et forcément sociale, de sa propre existence). L’enjeu d’une telle « politique » est de tâcher de redonner souffle à une Machine qui s’épuise de ses propres contradictions, de rechercher de nouvelles sources de profits dans les pays les plus « développés » (les autres « bénéficiant » encore d’une marge de manœuvre pour une industrialisation classique), y compris dans le marché juteux de sa propre critique !
Et c’est ainsi que le rejet (ou plutôt la distanciation) vis-à-vis de la politique officielle, sans se donner plus de réflexions sur ce que l’on entend par « politique », rejoint le désir de participation sous la forme d’engagements parcellaires, sectoriels et parfois spectaculaires4. Mais ces deux attitudes renforcent en réalité le système en étouffant toute possibilité d’une critique radicale de celui-ci (origine des rapports sociaux aliénés, spécifiques au système capitaliste marchand reposant sur la primordialité de la production, origine des différentes dominations sociales, origine et présuppositions idéologiques du libéralisme) et conjointement, toute construction collective d’un véritable projet alternatif. L’exemple de certaines coopératives est à ce point assez frappant, car il montre les limites réelles qu’ont ces types d’engagements du point de vue politique (intégrés dans la logique marchande et consumériste). Et dans le sens où ces structures collectives à la base avaient, et ont toujours en théorie, l’ambition de « changer le monde » par les actes de la vie quotidienne (production ou consommation), et au travers d’un fonctionnement prétendument alternatif aux rapports sociaux caractérisant le capitalisme.
Le cas d’une coopérative bio
Le cas d’une coopérative de consommateur de produits bio servira ici, au travers de ce qui a pu y être observé et vécu, de base de réflexion à cette analyse dont le but est de tâcher de lier l’état actuel de la politique (ou au moins de l’image que l’on nous en propose !) à la tendance évolutive dans laquelle se trouve enserrée toute structure et individu de nos jours. Différents conflits plus ou moins latents ou déclarés y sont apparus depuis un certain temps. Les conflits sont des éléments inévitables, voire indispensables, à toute vie d’une œuvre collective, et en assumer l’existence ne peut qu’être positif dans le sens d’une émancipation politique de la dynamique collective. Or, dans le cas de la coopérative à l’origine de cette réflexion, l’impression qui s’en détache, c’est qu’il existe assez nettement une réalité de déni de la politique entraînant un refus de l’assomption des conflits qui risquent de questionner le but vers lequel tend actuellement la coopérative, et surtout les moyens utilisés pour ce faire. Certaines constatations pourrons aider à comprendre les causes de cette tendance actuelle, et faire un rapprochement avec la façon dont se réalise la participation « politique » dans la société capitaliste en ce début de XXI ème siècle. Ces remarques peuvent être appliquées également en toute logique à de nombreuses autres coopératives (et autres structures collectives dont le but initial comportait l’élaboration d’autres liens sociaux que ceux en cours au sein du système social dominant) ayant atteints ou dépassées un certain seuil critique d’évolution au delà duquel l’impératif de croissance tend à remettre en question les principes de base autogestionnaires et les conditions d’une vie politique fertile et riche.
La première constatation qu’il est possible de faire a rapport à la catégorisation affectant les individus en fonction du rôle qu’ils sont supposés tenir dans la coop : producteurs, consommateurs, salariés, dirigeants, administrateurs,….Tout comme dans le reste de la société, où elles se trouvent par la force des choses insérées, la plupart des coopératives de taille relativement importante incitent leurs adhérents à participer à leur fonctionnement, mais dans le cadre relatif à la catégorie au sein de laquelle se trouve assignés chacun. En cela, les coops suivent en quelque sorte le schéma de la division du travail et de la spécialisation des tâches propres au mode de production capitaliste, et plus encore le schéma de la séparation induite par la représentativité et la perte du mandat impératif. Les relations inter-individus se construisent au travers de la participation aux différentes structures régissant la vie en interne, mais non sans avoir au préalable objectivé l’individu de par sa fonction qu’il se doit strictement d’assumer afin de pouvoir établir des rapports sociaux « constructifs ». La réification des rapports sociaux……!
Une telle pratique peut être à l’origine de certains conflits délétères et démissions résultant d’une difficulté chez des personnes à pouvoir s’impliquer globalement à l’œuvre commune, et de la part de celle-ci, à rompre justement avec le réductionnisme caractérisant l’économie capitaliste. Elle peut être aussi à l’origine d’une incompréhension des problèmes liés aux autres catégories (chacune d’entre elles s’enfermant dans sa propre réalité liée à ses nécessités et intérêts catégoriels) avec ce que cela entraîne en terme de difficultés à y maintenir une quelconque forme d’autogestion. Cette constatation trouve à s’affirmer lorsque l’on se réfère au recours au salariat au sein d’une telle organisation. Les rapports sociaux, déjà établis par rapport au besoin de faire vivre économiquement la coopérative, et donc d’entrer par conséquent dans une logique gestionnaire, se trouvent d’autant plus intégrés inévitablement au système à partir du moment où l’on y fait entrer un rapport d’exploitation, aussi « alternatif » puisse-t-il paraître au premier abord. L’apport d’une « force de travail » salariée transforme en fait les rapports sociaux, ou les pousse plus avant vers des rapports de services rendus en fonction d’une organisation centrée sur le travail productif et la rentabilité.
Ceci nous entraîne à la deuxième constatation au sujet de l’attitude de la majorité actuelle des adhérents (bien souvent membre de la classe moyenne « néo-petite-bourgeoise » relativement aisée, matériellement et intellectuellement) au sein des coopératives, et de celle à partir de laquelle s’appuie cette étude en particulier (coop de consommateurs !). Elle tient au fait que la majorité des adhérents agissent et réagissent justement uniquement en consommateurs vis à vis des services proposés par l’œuvre sensée être commune. Ce qui importe pour eux n’est plus tellement de maintenir une éthique guidant la vie de la coop (quoique l’image alternative de ce genre de structure puisse représenter à leurs yeux une plus-value dans leur recherche illusoire d’humaniser la barbarie), ni les rapports sociaux susceptibles de la caractériser, mais bien plutôt qu’elle « marche », que sa présence assurée puisse leur permettre d’assumer leur choix individuels et prétendument « politiques » d’attitudes (de consommation, de production ou autre) plus « responsables ». Changer le monde par le petit bout de la lorgnette !
Une troisième remarque a trait au rôle joué par les élus dans les instances gestionnaires (conseils de surveillance ou d’administration). Leur rôle devrait être, entre autres, de favoriser le débat politique au sein de la coopérative et d’appliquer par la suite les décisions qui y sont prises en commun. Dans un idéal autogestionnaire, et en rupture avec les contraintes sociales propres au système dominant, les responsabilités électives et directives devraient se trouver subordonnées à la seules instance véritablement décisionnelle dans une coop : l’Assemblée Générale. Or, et au vu des nécessités inhérentes à des structures insérées dans la logique capitaliste de profit (présence de la concurrence, besoin de croissance,…), il s’ensuit que l’impératif gestionnaire prend le pas sur la vie politique et démocratique et impose par là même une logique unilatérale de développement aux adhérents. Une seule ligne de conduite est possible et les contestations sont par le fait considérées comme autant de phénomènes d’incompréhensions qu’il s’avère nécessaire pour les élus de traiter par l’explication, ou la dérision. Ainsi, une remise en question des objectifs et moyens adoptés par la coopérative (de plus en plus par ses dirigeants) n’est plus possible dans la mesure où, en ayant rabaissé la politique à un jeu de dupe, il existe un véritable verrouillage du sens donné à l’œuvre… plus tout à fait collective. Bien sûr, certain ont des capacités dirigeantes qui leur donnent naturellement la légitimité à pouvoir gouverner la coop. Mais ces prérogatives ne devraient être accordées qu’après que l’Assemblée Générale ait définit au préalable un sens à donner à l’ensemble. L’organe dirigeant devrait être la garantie de la perpétuation de ce sens définit politiquement après résolution des conflits, non point l’expression d’une totalité hégémonique imparable, celle de la prédominance de la gestion comptable. Mais pourrait-il logiquement en être autrement au sein de la société marchande ?
De cette situation, il en ressort comme analyse que chacun est invité à se cantonner à son rôle et que le passage de l’un à l’autre (devenir membre des instances dirigeantes) ne peut se réaliser pleinement qu’après avoir accepté et intégré les règles ordonnant le sens de marche de la structure à gérer. C’est ainsi, comme il a pu en être constaté au sein de la coopérative sus-citée, que certaines personnes ayant fait le choix d’entrer dans le comité de surveillance n’ont pu s’y maintenir du fait qu’il ne leur était pas possible de pouvoir véritablement faire prendre en considération une optique différente, pour ne pas dire antagonique avec la ligne globale de conduite basée sur une croissance plus voulue qu’incontrôlée mais s’intégrant parfaitement dans la « logique » ambiante. La coopérative n’est pas un outils du combat socialiste…. bien loin le temps où cela fut le cas dans nos contrées.
Dans les AG, les choix d’orientation collective ne se font plus par rapport à des principes et des vécus, à l’issue de débats critiques dont les thèmes ne sauraient faire abstraction d’une forme d’antagonisme avec la réalité ambiante, mais relativement à un besoin de réactivité par rapport à l’évolution du marché, de réponses à des impératifs économiques (concurrence, salariat…). La logique des coops devient entrepreneuriale et la participation des adhérents un aval, tout comme pour les élections dites « politiques », moralement et règlementairement nécessaire à la poursuite de la marche en avant de l’entreprise collective. La catégorisation, et spécialisation des rôles du fait d’un besoin accru de compétences pour les gestionnaires bénévoles ou salariés, s’inscrit dans une globalité de rapports sociaux pré-existant dans le monde au sein duquel s’insère la coopérative. D’où les conflits dé-structurant qui y croissent en général, ainsi qu’un désintérêt de la part des adhérents « de base » pour une implication politique, comme cela existe dans le monde capitaliste de la marchandise et du travail car : « Le lien social, dans un tel cadre, est à la fois contraignant (il joue beaucoup sur des réalités pesantes comme le procès de production et l’organisation du travail) et fuyant parce qu’il éloigne les individus les uns des autres au sein même de relations de proximité, par des médiations abstraites (marché, argent). Il met les activités en contact de façon indirecte et à distance tout en les cloisonnant dans la juxtaposition : il actionne et capte les activités de travail et les présente en même temps comme des activités autonomes. C’est cela qui explique le caractère paradoxal des processus d’identification à l’œuvre dans le travail ; il y a d’un côté identification à des entités supra-individuelles comme la classe ou le groupe social, d’un autre côté des identifications solipsistes à des activités liées à des postes de travail. » Jean-Marie Vincent in La légende du travail (si nous tentons un parallèle avec ce qui se passe pour le travail, catégorie spécifique au monde capitaliste, et qui génère un certain type de rapports sociaux tout aussi spécifique).
Dans un tel cadre, les seules décisions qui puissent être prises, ne sauraient aller au delà des questions d’organisation matérielles, financières, éventuellement sociales dans le sens restreint défini par le système (assistance afin de faire avancer tout le monde dans le même sens). Si à ses origines la coopérative a pu être le fruit d’une démarche collective, d’un désir politique de changer les rapports entre les êtres et entre ceux-ci et la nature, de soutenir un engagement vers une remise en cause radicale du mode de vie dominant, force est de constater qu’elle ne l’est plus aujourd’hui. Elle est devenue, presque logiquement du fait de son désengagement politique, une structure de prestation de services visant à donner forme à un ensemble de choix individuels émanant d’acteurs dont la liberté somme toute illusoire est délimitée par le rôle social spécifique qu’ils ont à jouer, producteurs tout comme consommateurs.
C’est ainsi que l’on se plaît à qualifier les consommateurs conscients de leurs responsabilités à changer le monde sans en changer ses fondements, des consom’acteurs. En réalité, cette approche ne pose nullement la question critique et véritablement politique de la remise en cause du marché et du règne de la marchandise dans les rapports sociaux en tant que fondements de la dissolution des relations humaines non aliénées. Elle s’appuie sur ces fondements en réalité afin de réorienter la tendance actuelle vers une humanisation de l’économie, un réenchassement illusoire de cette dernière dans le social. Mais l’économie a ses règles que l’on ne peut transgresser ni même améliorer sans remettre au fond son existence même en cause. Les limites atteintes par les coopératives (et associations, syndicats …) en fournissent la démonstration. Et un travail de réenchassement de l’économie dans le social ne pourrait se faire sans penser collectivement jusqu’où avons-nous pu orienter nos rapports sociaux de telle sorte que cette économie y devienne prédominante et ses règles totalitaires. Ici se situe le rôle de la critique radicale et de la politique en tant qu’outils de réflexion et de confrontation.
Cette façon de concevoir et d’élaborer des alternatives sectorielles sans construire parallèlement une critique politique s’appuyant sur les expériences, les analyses sociales et les théories critiques ne fait que renforcer par conséquent le système dominant en lui donnant, du fait de sa capacité de récupération et d’adaptation, une occasion de se ressourcer pour son besoin de création de valeur sous la forme du capitalisme « vert », par exemple. Toute initiative se voulant une véritable alternative à la non-logique capitaliste devrait maintenir enchassée dans la dynamique et la posture réellement politique ses aspects purement économiques. De part certains points de vue, ces expériences coopératives comportent bien sûr des aspects positifs, comme celui de faire vivre des petits producteurs locaux ou celui d’offrir à ses membres une possibilité de pouvoir s’intéresser au fonctionnement d’une telle structure, mais elles n’en donnent pas pour autant une réelle ouverture vers une véritable prééminence accordée à la vie communautaire sur le développement et les impératifs économiques.
La politique sur le grill
Quelle alternative crédible au capitalisme et à sa transformation du monde proposent nombres de structures militantes aujourd’hui ? En ayant fait le choix de la recherche de l’efficacité (économique, politique – représentative – , syndicale, militante …) dans le but d’élaborer une offre viable qui pourrait nous dit-on « redonner du sens à l’action politique et sociale », elles se sont par là-même intégrées aux règles de fonctionnement de la Méga-machine productrice de valeur, considérées comme incontournables, et avalisées les renoncements qui s’ensuivent. Elles ont imprimé au mouvement dont elles ont pu en être les expressions expérimentales au départ, une direction réformiste en accord avec les lois de l’économie. La démocratie s’en trouve donc fragilisée, affaiblie, et la tendance à catégoriser chaque individu en fonction d’un rôle qu’il se doit d’assumer, non par rapport à ces véritables aptitudes et goût mais par rapport à ses capacités d’adaptation évolutive (la part de darwinisme social), renvoie à l’exercice d’une participation, souvent de plus en plus virtuelle (technologisation croissante oblige !), visant à défendre des intérêts sectoriels, immédiats. La tendance est de moins en moins à l’engagement, à l’implication totale, organique, communautaire, mais à une participation à des projets qui ne souffrent plus de contestation quand à la marche inéluctable dans le sens (sans sens) que lui imprime le système dominant.
Ce qui se trouve désigné aujourd’hui sous les vocables de « démocratie » ou de « politique » exprime toute l’impuissance à pouvoir orienter une situation au sein de laquelle évoluent les individus comme autant de spectateurs de leur propre rôle, dans un sens qui puisse permettre de questionner radicalement celle-ci, de toucher son fondement afin d’en élaborer une rupture libératrice. Selon l’imaginaire dominant, il n’existerait plus de possibilité d’agir sur le cours inéluctable, prétendument naturel, du «système-monde » (économie, progrès, science ….) parce que la politique a perdu toute signification transformatrice en ayant renoncé à pouvoir porter la compréhension (et donc l’agir) sur les origines aliénantes de chaque situation vécue. Elle a officiellement perdu le potentiel révolutionnaire, qui logiquement devrait caractériser son action, en se soustrayant aux situations concrètes et en liant son existence aux impératifs liberticides de l’ordre néo-libéral. Elle a légalement oublié son rôle consistant à percevoir, au-delà du temps, ce qui est permanent, et donc primordial au regard de toute communauté humaine, parce que profondément humain. Elle a par conséquent dénié à la démocratie, qui est, comme le disait Arthur Moeller van den Bruck, le peuple lui-même, toute sa profondeur. Par conséquent, il semble logique qu’au-delà d’une position de rejet, c’est donc bien d’impuissance que se trouvent frappés les individus face à la globalité qui est devenu leur seul horizon et qui écrase la multiplicité des situations concrètes au niveau d’un seul plan : celui que nous impose le monde de la marchandise, des oligarchies, et de leur porte-voix, les médias.
Tout comme nous pourrions nous prétendre séparés de nous-même par les rôles que nous assignent (ou que nous endossons nous-même) l’ordre établi de la « société du spectacle » (n’être plus qu’une marchandise sur les étals de nos vies cloisonnées : travail, amour, loisirs…), nous sommes aussi par conséquence séparés de notre puissance d’agir, de nos subjectivités politiques. La « politique » (politikè) est un art inséré dans le monde marchand. Elle réclame (« les réclames » étaient le terme utilisé autrefois afin de désigner la publicité) des compétences, un savoir-paraître de la part des individus qui envisagent d’y faire carrière. Autant ces gens s’y trouvent donc séparés d’eux-même (politicien est un rôle que l’on joue forcément à distance de soi-même) qu’ils en deviennent logiquement séparés des autres. LE politique devient le nom donné à l’espace marchand où se vendent l’art de la persuasion et de l’accompagnement le plus serré de la croissance du capitalisme, la gestion. Nous ne paraissons alors que comme d’illusoires « sujets » politiques aux moments de donner notre assentiment, nos voix, à un système qui nous sépare de nos potentiels d’implication.
C’est pourquoi, il ne faut pas confondre la participation à ce qui est déjà hors de nous, décidé par le cours inéluctable d’un système socialisant dé-socialisant devenu autonome, séparé par des concepts qui nous distancient du réel (citoyens, électeurs, raisonnables…), avec l’implication qui elle, sous-entend le refus d’être réduit à une dimension, une spécificité instrumentalisable. L’implication, l’engagement, signifie une ambition, un désir vital de se fondre dans une globalité humaine, incarnée dans la vie de la communauté d’appartenance, afin de pouvoir atteindre une certaine cohérence, une authenticité.
L’expression critique est dans un tel contexte vécu comme relevant d’une incompréhension, au pire d’une dérive plus ou moins terroriste, plutôt que du désir d’une expression politique véritable visant à poser la question du sens et du pourquoi des aliénations et dominations. La pensée, la critique, la politique sont implicitement visées par l’ordre dominant comme étant susceptibles de pouvoir mettre en péril son hégémonie, sa totalité aliénante. Seule est alors offert aux individus, entités indivisibles de l’idéologie néo-libérale, une possibilité de participation à la bonne marche de la globalité capitaliste qu’il s’agirait alors, selon les options choisis, de réformer plus ou moins en profondeur (écologisme, localisme, bio, démocratie participative, tri des déchets pour les moins motivés, pseudo-rébellion armées pour les plus motivés…). Ces options restent dans le cadre d’une innovation permanente nécessaire à l’actualisation du capitalisme. En dépensant une bonne part de leur énergie à vouloir s’insérer dans un réalisme (parfois bien malgré elles) propre à une structure gestionnaire, elles perdent de leur radicalité et sapent tout espoir d’émancipation par « l’invention permanente » de « besoins nouveaux et radicaux » (Gérard Briche – mais « radicaux » dans le sens d’extrêmes).
D’où la nécessité de s’emparer de LA politique, de le faire vivre au sein de processus révolutionnaires multiples (en partant des diverses situations : exploitation économique, destruction du milieu naturel, immigrationnisme destructeur des identités, ravages de l’individualisme déstructurant, appauvrissement des classes populaires devenues inutiles…. et de la façon dont elles inter-agissent dans la société capitaliste) afin d’accéder à une compréhension radicale des causes de nos aliénations et à permettre de re-socialiser le pouvoir (de transformation) au sein même des peuples. Se ré-approprier notre puissance d’agir implique de sortir de l’illusion de l’individu abstrait, de l’homme théorique du libéralisme, inséré dans un réseau de plus en plus virtuel et abstrait lui aussi, et participant (parfois) à la sur-vie de la société au-travers d’un bulletin de vote, de choix consuméristes, de cyber-militantisme, d’anti-ceci ou de pro-celà. Agir, résister, élaborer de véritables alternatives en assumant un engagement politique radical ne peut résulter que de l’inscription au sein d’un collectif ou d’une communauté, d’une situation de vie partagée : « La question est bien celle de l’inscription dans un territoire, puisque c’est de la contrainte spatiale et temporelle qu’émerge la politique. Comme le rappelle Jean-Claude Michéa, il n’y a de politique que lorsqu’il m’est donné de vivre, de composer, avec des personnes que je n’ai pas préalablement choisies : ainsi de la population de Plogoff qui lutte contre l’installation d’une centrale nucléaire, de la vie locale qui s’organise au sein du quartier de la Croix-Rousse à Lyon ou d’une assemblée de grévistes constituée par les salariés d’une entreprise ou d’un secteur. Or, ce qui se joue aujourd’hui n’est autre que le fantasme d’une sociabilité du zapping, d’un autrui duquel on peut se déconnecter d’un simple clic, c’est à dire d’un lien social fondé non plus sur du politique, mais uniquement sur de l’affinitaire. » article « Matière et présence » in revue Livres de papier.
Éluder, voire rejeter toute approche réellement politique lors de l’élaboration d’alternatives au capitalisme (et donc en rester à une définition de celui-ci imposée par le diktat libéral), c’est prendre le risque de ne jamais pouvoir atteindre le point à partir duquel les personnes impliquées pourront véritablement saisir la portée de leur aliénation au système dominant, et à partir de là construire un objectif de transformation révolutionnaire dont le but, paradoxal qu’en apparence, est de conserver ce qui profondément en nous nous incite à être des humains responsables et adultes au plein sens du terme. Ce n’est donc pas à la politique qu’il faut s’en prendre à partir du moment où l’on ne considère pas celle-ci comme des moments de gestion mais comme la condition même de pouvoir ré-orienter nos situations vers un plus grand respect de la vie et de la liberté humaine, à commencer par là-même où nous nous découvrons enracinés. Mais il apparaît alors nécessaire d’avoir aussi une approche par rapport au temps qui soit en rupture avec l’accélération de l’accélération du temps social caractérisant nos « rythmes » de vie. La véritable politique nécessite de relativiser le temps en fonction des besoins impérieux et vitaux et prendre des décisions sur le long terme. Seule une telle attitude par rapport à la folie ambiante5 peut-être à même de redonner sens à la vie en lui octroyant un but à la mesure de son ascension. Prendre des décisions justes demande bien souvent du temps et la prise en compte de chacun à leurs élaborations. S’impliquer signifie alors pouvoir faire reconnaître (la reconnaissance n’est pas la valorisation !) sa subjectivité politique en fonction de son vécu, son expérience, sa sensibilité, sa personnalité vis à vis des choix collectifs à opérer. C’est là toute l’âme d’une véritable démocratie.
Yohann Sparfell
1Se reporter à ce sujet à l’article « Autonomie et liberté » dans le numéro 77 de Rebellion
2 Afin de pouvoir être reconnu en tant que sujet (ou considéré comme tel, car nous dirions plutôt « objet » !) au sein des rapports « sociaux » capitalistes, il apparaît nécessaire d’être une « unité productive » (et pas seulement économique) insérée dans un mécanisme social spécifique de production de valeur. Par conséquent, de ce point de vu, il est impératif de pouvoir se « valoriser » en captant de sa position d’individu-objet les messages de conduite et de normalité émanant des pouvoirs « politiques » et médiatiques. Dans le cas contraire, existe le risque extrême de se voir rétrogradé vers les classes croissantes, et devenues de plus en plus inutiles, du « lumpenprolétariat » moderne.
3 L’acte d’achat, même alternatif, implique pour ce faire de se procurer tout « naturellement » l’argent nécessaire afin de réaliser l’acte d’échange et par conséquent de devoir vendre sa force de travail sur le marché de l’emploi, d’autant plus pour des produits plus coûteux comme par exemple la bio. Une baisse des prix (afin de s’adresser à un plus large public comme cela se pratique de plus en plus) donc du taux de profit pour les distributeurs, engendre inévitablement les même contraintes (impératifs de productivité) pour les producteurs bio que ceux supportés par les autres du fait des règles du système dominant. En outre, vouloir transformer le monde au travers d’actes d’achats « alternatifs » revient inévitablement à renforcer le fétichisme de la marchandise en plaçant en celle-ci en fonction de certaines caractéristiques qu’elle serait sensée avoir, toute possibilité d’agir concrètement sur nos situations d’aliénation. La question des besoins réels et de leur assouvissement est ainsi détournée par une réintégration au monde marchand et par ce qui lui est consubstantiel : le choix individualiste !
4 En cédant aux « sirènes du spectacle », beaucoup de militants ne se doutent pas qu’ils prêtent leur concours à un mécanisme d’aliénation dont un des effets est de toujours pousser vers plus d’efficacité. Cette attitude sape en général les chances de pouvoir extraire d’une situation le pourquoi, la cause initiale d’un problème social devenu insupportable ; elle sape par la même occasion toute dynamique éventuelle d’engagement en rentrant sans le vouloir dans une logique de délégation de responsabilités et d’actions (le cas Greenpeace est assez symptomatique de cette tendance).
5 Mais cela est-il encore possible ? Combien de catastrophes faudra-t-il endurer avant que nous nous décidions enfin à laisser hurler notre humanité ? Le capitalisme est un système insidieux et inique qui a su s’immiscer au plus profond de nos vies et nos conscience. Il a colonisé nos pensées. Donc point d’optimisme désuet dans ce texte ; seulement un appel à la conscience libre au travers d’une petite contribution à une nécessaire critique radicale. Le passage par la théorie, n’en déplaise aux délateurs de la politique au nom d’une illusoire efficacité, est une nécessité afin de porter l’acte au travers de la compréhension, et puis vice-versa.
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