La rue a raison du pouvoir

La rue a raison du pouvoir

La scène est devenue presque banale dans les rues de Beyrouth : deux femmes ramassent, pelle à la main, des débris de verre qui traînent encore par terre six jours après l’explosion meurtrière qui a ravagé près de la moitié de la capitale libanaise. Au même moment, de l’autre côté de la rue, trois soldats sont assis sur des chaises et discutent tranquillement en buvant un café.

Une scène jouée et rejouée des dizaines de fois dans les rues de Beyrouth en ce lundi après-midi. « L’armée et les policiers ne font rien. Ce sont les citoyens qui font tout », se désespère Maya Yafi, qui parcourt les rues de la capitale depuis une semaine pour distribuer argent et denrées à des familles dans le besoin.

L’après-midi tire alors à sa fin, au milieu du bruit des voitures et des balais, dans le quartier Mar Mikhael, situé tout juste en face du port de Beyrouth. Là où presque rien n’a résisté au souffle causé par l’explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium.

Lentement et doucement surgit alors au loin une sorte de bourdonnement. Des chants qui se font de plus en plus forts et qui deviennent soudainement euphoriques. « Thawra !Thawra !Thawra ! [“révolution” en arabe] » La nouvelle vient de tomber : le premier ministre libanais, Hassan Diab, annoncera dans quelques heures la démission de son gouvernement.

La fête ne sera toutefois que de courte durée. Lorsque le premier ministre confirme la nouvelle en début de soirée à l’occasion d’un discours à la nation, de nouveaux heurts éclatent pour une troisième nuit d’affilée entre manifestants et forces de l’ordre à proximité de la place des Martyrs — véritable épicentre de la contestation que connaît le Liban depuis plus de dix mois.

« Aujourd’hui, nous répondons à la volonté du peuple qui exige que les responsables de ce désastre dissimulé pendant sept ans rendent des comptes, et à son désir d’un véritable changement », mentionne Hassan Diab dans une déclaration transmise à la télévision.

« Le système de corruption s’est étendu au sein de l’État », ajoute-t-il, en qualifiant cette corruption d’« endémique ». « Je me suis rendu compte que ce système est plus grand que l’État, qui, les mains liées, n’a pas réussi à le combattre. »

Colère

Il n’aura fallu que quelques minutes pour que la rue réponde à ce geste, âprement attendu, mais qui est loin de sonner le glas du mouvement de révolte. « Oui, c’est un premier pas, mais ce n’est certainement pas suffisant », a lancé au Devoir un manifestant en courant sur la place des Martyrs, casque sur la tête et masque anti-gaz au visage pendant qu’une pluie de gaz lacrymogènes était répandue frénétiquement par les forces de l’ordre.

« Vous avez vu le nombre de policiers et de soldats qui sont déployés pour nous empêcher de crier notre rage, alors qu’ils n’aident personne dans les rues pour nettoyer et reconstruire ? », a-t-il ajouté en reprenant son souffle.

Le bruit est assourdissant et la peur, bien réelle. La place des Martyrs s’illumine sous le feu des bombes lacrymogènes qui éclatent dans le ciel avant de disperser leur gaz sur les centaines de manifestants rassemblés.

« Attention ! Attention ! », crient des secouristes surgissant par l’arrière. Une femme dans la vingtaine, inconsciente, un drapeau libanais attaché à ses épaules, est transportée à la course dans la tente réservée aux premiers soins. Un médecin s’affaire autour d’elle. Mais la fumée des gaz et le bruit incessant des bombes lacrymogènes s’approchent dangereusement. Toujours inconsciente, la jeune femme est transportée une seconde fois dans les bras d’un secouriste, les yeux terrorisés, cette fois pour la sortir à la hâte de la place des Martyrs.

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Quelques secondes plus tard, une bombe lacrymogène en feu pénètre dans la tente. La panique est instantanée. Tous se ruent pour quitter les lieux, cernés par des clôtures. Un bénévole réussira finalement à éteindre l’engin.

Le docteur Omar Alajami, lui, reste de glace. « Je suis toujours très calme », assure-t-il. Depuis que le mouvement de révolte a repris de plus belle, il a mis le cap sur la capitale pour offrir son aide. « Je dors dans ma voiture à côté de la tente de premiers soins », explique-t-il.

« Il y a beaucoup de gens qui viennent nous donner un coup de main, qui nous apportent de la nourriture, de l’eau, ou toute forme d’aide. Ça me donne l’espoir qu’on peut bâtir un nouveau Liban. »

Otages dans leur pays

Amar Hamdan, dossard de sécurité sur le dos, fait partie de ces bénévoles venus prêter main-forte aux secouristes. « On a besoin de volontaires pour venir en aide aux blessés. Ils nous ont tués avec leur bombe [la double explosion de mardi dernier], et maintenant ils achèvent ceux qui ont survécu. »

Depuis samedi, de nombreux témoins affirment que des manifestants ont été blessés par des balles en caoutchouc tirées par les forces de l’ordre.

« Nous sommes des otages dans notre propre pays. Ils utilisent l’armée contre leur peuple, dénonce à son tour Cynthia Maria Ramamouni, postée en face d’un contingent d’une vingtaine de militaires bloquant une rue, mitraillettes autour du cou et boucliers à la main. On a de l’électricité deux heures par jour depuis un mois, et ils nous battent parce qu’on est dans la rue. » Plusieurs protestataires ripostent en lançant des pierres aux forces de l’ordre, pendant que d’autres reniflent des oignons pour estomper par les larmes les brûlements aux yeux causés par les gaz lacrymogènes.

« La révolution, c’est contre le système, pas juste contre ce gouvernement », résume Fouad Debs, pendant que les affrontements s’estompent, environ une heure et demie après qu’ils ont éclaté. « Mais on n’arrêtera pas. On sera là tous les soirs », réplique-t-il.

En repassant sur la place des Martyrs, alors que les camions de l’armée commencent à quitter les lieux, on remarque qu’elle est étonnamment calme. Plongée dans un demi-sommeil, peut-être jusqu’à mardi soir, qui marquera la première semaine écoulée depuis la double explosion.

La potence est toujours installée sur le monument qui se dresse en son centre. Et un immense drapeau libanais flotte toujours sur la façade d’un édifice qui la longe. Un rappel que ce nouveau chapitre de la Thawra n’est certainement pas encore le dernier à avoir été écrit.

Ce reportage a été réalisé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir

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À propos de l'auteur Le Devoir

Le Devoir a été fondé le 10 janvier 1910 par le journaliste et homme politique Henri Bourassa. Le fondateur avait souhaité que son journal demeure totalement indépendant et qu’il ne puisse être vendu à aucun groupe, ce qui est toujours le cas cent ans plus tard.De journal de combat à sa création, Le Devoir a évolué vers la formule du journal d’information dans la tradition nord-américaine. Il s’engage à défendre les idées et les causes qui assureront l’avancement politique, économique, culturel et social de la société québécoise.www.ledevoir.com

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