Le soleil plombe en ce dimanche après-midi sur le port de Beyrouth, transformé en un gigantesque champ de ruines sur des kilomètres à la ronde. Cinq jours après la double explosion qui a fait au moins 158 victimes, le secteur est toujours cerné par l’armée.
Pendant plus de deux heures, Le Devoir a pu avoir accès à la zone sinistrée. Cet endroit où le temps s’est brusquement arrêté le mardi 4 août à 18 h 08. Les rues y sont désertes, habitées seulement par les sirènes d’ambulances et le bruit des camions de l’armée passant en trombe.
Les traces du drame sont partout. Dans ces édifices éventrés. Dans ces fils électriques qui pendent à travers ce qui était jadis des plafonds. Dans ces amas de tôle et de vitre au milieu des rues. Dans l’odeur de la mort qui nous prend par moments à la gorge.
La vie était pourtant là, il n’y a pas si longtemps. « Destination Tripoli », peut-on encore lire sur une affiche trônant sur un quai d’embarquement d’une station d’autobus. On se prend à imaginer la frénésie des départs, les embrassades à l’arrivée. Et pourtant, plus rien. Que des sièges déchirés projetés sur les quais et des combinés qui pendent sinistrement des cabines téléphoniques.
Un petit café demeure ouvert à un jet de pierres de là. Des soldats s’assoient sur les chaises en plastique rouges et vertes placées en désordre sur le trottoir. Un éclat de vie et de couleur au milieu des déchets, le temps de boire un café ou de croquer une Unica, une friandise chocolatée locale.
Un instant qu’on se plaît à étirer, peut-être pour rappeler cet avant. Avant que la négligence humaine mène à l’explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, entreposées sans surveillance depuis six ans dans le port de Beyrouth.
Désespoir
Sur un viaduc qui surplombe le quartier anéanti, des Beyrouthins se rassemblent, en cette fin d’après-midi, téléphones à la main pour immortaliser la désolation.
« Même si tu n’as rien perdu — ni ta vie, ni ta maison, ni ta voiture —, tu as quand même tout perdu tellement le traumatisme et le désespoir sont grands », souffle Aline Yacoubian, rencontrée avec sa famille tout près de là.
Dimanche, deux membres du gouvernement — la ministre de l’Information, Manal Abdel Samad, et le ministre de l’Environnement et du Développement administratif, Damianos Kattar — ont mis un genou à terre, démissionnant sous la pression de la rue.
Portant en eux une colère et une rage grandissantes, les protestataires demandent toutefois plus, beaucoup plus. Après la gigantesque manifestation de samedi — au cours de laquelle des manifestants ont occupé trois ministères —, des heurts ont de nouveau éclaté dimanche près de la place des Martyrs, au centre de Beyrouth. Sous un nuage de gaz lacrymogènes, des dizaines de jeunes ont continué à réclamer haut et fort le départ de l’ensemble de la classe dirigeante, qualifiée de corrompue et d’incompétente.
« Il faut détruire pour rebâtir, martèle Layal, qui participe, jour après jour, aux manifestations. Je veux détruire ce régime qui oppresse, qui détruit, qui a laissé une bombe exploser contre son peuple. Avant, je voulais une révolution pacifique. Mais maintenant, c’est fini, je veux qu’il ne reste plus rien de ce régime. »
Depuis octobre dernier, le Liban est secoué par un mouvement de contestation inédit, appelé Thawra — « révolution » en arabe —, qui s’était toutefois essoufflé avec la pandémie. Outrés par la négligence meurtrière de la classe dirigeante — qui s’ajoute à l’inflation vertigineuse, à l’effondrement de la monnaie nationale, aux licenciements massifs, aux restrictions bancaires et aux services d’électricité et d’eau aléatoires —, les Beyrouthins ont donné, ces derniers jours, un nouvel élan à cette Thawra.
« Oui, nous sommes vivants, mais nous sommes morts à l’intérieur. La famine, c’est encore mieux que l’oppression », lance un commerçant, croisé près de la place des Martyrs, qui a vu toutes ses vitrines voler en éclats le jour de l’explosion, et qui appelle lui aussi à la révolution.
« Mais le système est encore trop fort pour nous. C’est ça quand une organisation terroriste, le Hezbollah, contrôle tout », ajoute-t-il, en disant vouloir taire son identité par peur de représailles.
Implorer Dieu
Le soleil descend maintenant doucement sur la mer Méditerranée. Près du viaduc surplombant les quartiers détruits, une centaine de personnes sont réunies pour une prière multiconfessionnelle. Une façon de se réunir, peu importe la religion, pour pleurer les morts, pour soutenir les familles et pour réclamer justice, explique Natalie Nasrallah, organisatrice de l’événement.
« Nous voulons leur dire à quel point nous sommes désolées de ne pas avoir pu les sauver, que nous sommes désolées d’avoir un gouvernement si corrompu », souffle Stephanel Novo, qui s’est jointe à l’événement avec ses amies.
En plus des 158 morts, la déflagration de mardi a fait plus de 6000 blessés. Une vingtaine de personnes sont toujours portées disparues. « Il y a peut-être encore des victimes sous les décombres et le gouvernement ne fait rien pour les sauver, ajoute Perla Andraos, une amie de Mme Novo. On veut qu’ils [les dirigeants] partent tous et on a besoin de prier pour que Dieu nous aide. »
Plus encore, c’est d’un miracle que le peuple libanais a urgemment besoin, plaide Neemtallah Saghbini, un prêtre maronite. « Il nous faut une intervention divine. Ces gens corrompus ne veulent pas partir. Ça suppose un miracle », lance-t-il au Devoir. Un espoir, bien que chancelant, que des centaines de Beyrouthins ont porté, chandelle à la main, dans les rues du quartier Gemmayzé pendant que la nuit s’emparait de la capitale libanaise.
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.