Il est tôt ce matin de l’autre côté de la mer Méditerranée, et je me sens à la fois si près et si loin de toi. Si près de toi, dévasté par l’apocalypse, je ne cesse de regarder, sidéré, les visages martyrs de mes frères et sœurs. Dans leurs yeux, je devine l’effroi, les larmes. Des frissons surgissent quand je vois ce blessé évacué sur la lunette arrière d’une vieille voiture, cette jeune fille en sang dans les bras de son père, ces habitants sonnés qui courent dans les rues jonchées de gravats, de vitres brisées, de meubles pulvérisés… Si loin de toi, hanté par l’apocalypse, je ne cesse d’imaginer le bruit assourdissant des deux déflagrations qui ne quittent plus les Beyrouthins. Les cris des familles endeuillées et des victimes hébétées se mélangent aux sirènes hurlantes des ambulances au cœur de la nuit. On m’a aussi raconté au téléphone ce silence au petit matin, l’odeur qui se dégageait des ruines fumantes.
Face à ce chaos, je repense à cette phrase du poète libanais Gibran Khalil Gibran : « nul ne peut atteindre l’aube sans passer par le chemin de la nuit ». Depuis des mois, tu t’enfonçais à nouveau sur le chemin de la nuit. Il y a les divisions, l’écho des conflits à tes frontières, la corruption, l’impuissance de tes dirigeants, la crise monétaire qui a plongé tes familles dans la misère et puis l’épidémie de coronavirus toujours plus virulente. L’insouciance libanaise, ce remède aux drames de l’Histoire laissait place à la colère et la peur. L’angoisse montait chaque jour un peu plus en moi, comme si tes blessures, mes racines que j’ai quittées à l’âge d’un an et demi me rattrapaient.
Et puis soudain, mardi à 18 h 10, un tragique nuage gris est monté de ton port, fauchant ton peuple à bout de force. L’épaisse fumée orangée a noyé le ciel de Beyrouth. Elle a remplacé le lointain souvenir tant de fois raconté par ma mère, de cette lumière jaune qui baignait notre appartement du 4e étage sur la corniche face à la mer. Comment ne pas voir dans ces deux explosions le symbole d’un système qui éclate ? Comment ne pas entendre le fracas des bombes qui semaient la mort dans tes rues encore marquées par les stigmates de la guerre ? Le premier ministre libanais, Hassane Diab, promet que les responsables devront « rendre des comptes ». Mais les responsables de qui ? De quoi ? Les responsables de 30 ans d’agonie qui ont fait du pays du cèdre, le pays des cendres.
On dit de la catastrophe qu’elle est un dénouement tragique. La fin d’un enchaînement de malheurs. Après l’obscurité viendra l’aube. Je connais ta résilience, ta force et ta solidarité qui se nourrissent du mélange des cultures, de cette place si particulière à mi-chemin entre le monde arabe et l’Europe. Demain, tu te relèveras comme tu l’as toujours fait. La musique résonnera à nouveau depuis tes fenêtres, les corps danseront sur tes terrasses, les parfums s’échapperont de tes cuisines. Je serai là.