Beyrouth part en fumée

Beyrouth part en fumée

Voir Beyrouth et sa zone portuaire surmontées d’un énorme nuage en forme de champignon est un spectacle vraiment surréaliste. Mais qu’est-ce qui n’est pas surréaliste dans la capitale libanaise malmenée? Une grande partie du centre-ville semble aplatie, complètement ruinée. Un de mes amis japonais basé à Beyrouth s’est exclamé: « Ça ressemble à Hiroshima! » Ça y ressemble en effet.

Qui est derrière ce carnage? Que s’est-il vraiment passé? Personne n’en revendique la responsabilité. S’agit-il d’un sabotage, d’une attaque directe contre le Liban ou d’un acte terroriste à motivation politique?

Ce qui est certain, c’est que la « terre a bougé ». L’une des explosions, équivalente à un tremblement de terre de magnitude 4,5, a tout ruiné à proximité. Les explosions ont été entendues tout au long de la mer à Chypre, tandis qu’à une vingtaine de kilomètres de là, les fenêtres de l’aéroport international Rafik Hariri se sont brisées.

Pendant cinq ans, j’ai observé depuis ma fenêtre et ma terrasse ce magnifique spectacle: de hautes montagnes souvent couvertes de neige, une immense baie et une vaste zone portuaire avec des grues, des pétroliers et de grands porte-conteneurs.

Une fois, il y a eu un petit incendie dans le port, et je pouvais en voir chaque détail. Mais aujourd’hui, tout a changé. Deux explosions, une relativement petite et une énorme, ont transformé toute la zone portuaire de Beyrouth en une zone de guerre, une cible de bombardements intensifs. Ou le théâtre d’une explosion nucléaire.

Les gens se sont enfuis, horrifiés. Des femmes et des enfants criaient, pleuraient, s’accrochaient les uns aux autres. Le nombre de victimes est encore inconnu. Les rapports préliminaires ont fait état d’au moins 73 personnes tuées, mais il y a probablement des centaines de personnes qui ont perdu la vie. Il y a ceux qui sont encore enterrés sous les décombres, brûlés au-delà de toute reconnaissance. Une brigade de pompiers entière vient de « disparaître ». La Croix-Rouge a signalé au moins 2 200 blessés. Peu de temps après, le bilan est passé à 4 000. Plusieurs membres d’équipage du navire de la FINUL, qui était amarré dans le port de Beyrouth, ont été blessés. L’horrible décompte continue de grimper.

Le système médical libanais, en grande partie privatisé et très mal en point, ne peut pas faire face au carnage.

De la fumée rouge lévitait au-dessus de la côte. De quoi s’agissait-il, vraiment?

Les spéculations et les analyses préliminaires sont des plus alarmantes.

L’ambassade du Canada a commencé à compter son personnel. Ce fait a été confirmé.

Ce qui a été clairement une intox, c’est que l’ambassade a envoyé des avertissements scientifiques et médicaux qui circulent maintenant partout sur les réseaux sociaux, tels que:

« C’est une bombe larguée avec de l’uranium appauvri (couleur rouge). Dites à tous vos proches de s’éloigner et de ne pas l’inhaler. Essayez d’aller dans la direction opposée du vent. »

La vérité se mêle aux fausses nouvelles. Se demander si c’était une bombe est une question très légitime. Mais l’ambassade du Canada n’a certainement pas affirmé sur ses médias sociaux que ça l’était.

Il y a aussi un « message urgent » qui circule de l’AUBMC (American University of Beirut Medical Center), l’établissement médical le plus prestigieux du Moyen-Orient. Il porte même le logo de l’institut en en-tête. Mais lorsque j’ai contacté l’AUBMC, le personnel a fermement nié l’envoi de tels messages:

« Tout le monde au Liban a besoin de rester à l’intérieur… D’après l’apparence de la flamme, l’explosion semble à base d’acide nitrique. VEUILLEZ RESTER À L’INTÉRIEUR !!! »

Il y a cependant un long message du président de l’AUB, qui commence par ceci:

« Chers membres de la communauté AUB, j’espère que vous et vos proches êtes en sécurité et commencez à vous remettre de l’explosion catastrophique qui s’est produite plus tôt ce soir dans le port de Beyrouth. Nous avons déjà connaissance de milliers de blessés et plus de 67 morts. Des propriétés ont été détruites sur une superficie de plusieurs kilomètres carrés, y compris à l’AUB et l’AUBMC. Nos cœurs et nos prières accompagnent tous ceux qui ont été blessés ou qui ont perdu la vie dans cette terrible tragédie. Nous devons faire tout ce que nous pouvons, et dans une certaine mesure aller au-delà, pour soigner les blessés et guérir les terribles blessures invisibles que cela a engendrées. Le service des urgences de l’AUBMC, notre faculté de médecine, les infirmières et le personnel répondent tous à des centaines de cas de traumatisme, y compris un certain nombre de cas graves et critiques, avec beaucoup de compétence et de professionnalisme… »

Pourquoi des rumeurs se propagent-elles? Qui en profite? Quels sont les plans?

Chaque élément d’information doit maintenant être vérifié. Scruté dans les moindres détails. Vérifié deux à trois fois.

Chaque « fake news » ou toute fabrication pure et simple peut conduire à une nouvelle « explosion », à l’aggravation de la violence politique. Le Liban est sur la corde raide. Et chaque fois que c’est le cas, des milliers d’innocents meurent. Tous ceux qui ont vécu ici, tous ceux qui connaissent son histoire savent que c’est toujours le cas.

Il est évident que certains groupes sont intéressés à semer le chaos dans ce pays qui souffre depuis longtemps et qui reste profondément blessé.

Mais il existe également des sources très légitimes qui pensent qu’il s’agit d’une attaque par des puissances étrangères hostiles.

Certaines sources de sécurité fiables que j’ai approchées sont brèves dans leurs analyses, mais leurs conclusions préliminaires sont effrayantes:

« Une frappe a visé un entrepôt de missiles balistiques. La fumée rouge est du carburant. »

Mais je ne sais pas encore; personne ne sait.

La situation est incroyablement déroutante. Tout le monde est encore sous le choc et en deuil.

Certains doigts pointent Israël. Israël nie son implication et propose de l’aide à la place. Trump prétend que c’était une bombe, mais il n’a pas donné de détails.

RT a rapporté plus tôt le jour des explosions:

« Le secrétaire général du Parti chrétien Kataeb du Liban, où le parti des Phalanges, Nizar Najarian, a été tué. »

Le parti Kataeb est un parti chrétien de droite extrémiste et violent, qui est allié à la faction prosaoudienne de l’ancien Premier ministre Saad Hariri.

Bienvenue dans le labyrinthe politique à la libanaise!

*

Pendant ce temps, les habitants de Beyrouth ont peur. Le Liban est confronté à de graves problèmes depuis au moins un an: les énormes émeutes contre l’establishment qui ont commencé en 2019, puis l’éclosion du covid-19 suivie d’un lockdown, de graves crises économiques et d’un effondrement financier… Le taux de change contrôlé entre la livre libanaise et le dollar américain a fini par être abandonné, et la monnaie locale a piqué du nez: elle a été fortement dévaluée. Pendant un certain temps, les gens n’ont pu retirer qu’une petite partie de leur épargne des banques locales.

Les affrontements politiques ont toujours frappé le Liban, mais récemment, ils ont pris de l’ampleur. Le pays abrite d’innombrables partis et mouvements politiques et religieux, ainsi que des coalitions instables et temporaires. Ce qui apparait en surface ne reflète pas nécessairement ce qui forme les fondations.

Par exemple, le Hezbollah, qui est un ennemi juré d’Israël et qui figure maintenant sur la liste des terroristes des États-Unis, a été en fait l’organisation sociale la plus efficace, fournissant de facto un filet de sécurité sociale aux musulmans et aux chrétiens. Mais c’est aussi une force déterminée et puissante, toujours prête à défendre le Liban contre les invasions israéliennes, donc constamment sur la « liste noire » de quelqu’un.

Les chrétiens d’extrême droite ont toujours pu se balancer des deux côtés: soit s’opposer aux Palestiniens maltraités et se ranger du côté d’Israël, soit former des coalitions avec le Hezbollah. Pour un étranger, tout cela n’a aucun sens. Mais, d’une manière ou d’une autre, ça en a (souvent de manière perverse), du moins pour les Libanais et pour ceux d’entre nous qui ont passé un long moment dans ce pays.

Les explosions ont eu lieu quelques jours à peine avant que la cour de justice de l’ONU ne prononce le verdict, par contumace, contre quatre membres du Hezbollah qui auraient été impliqués dans l’assassinat en 2005 de Rafik Hariri, l’ancien Premier ministre du Liban. Certains croient qu’il existe un lien, mais je ne suis pas du tout d’accord, connaissant le Hezbollah et ses objectifs politiques. Cette attaque n’est certainement pas le « style » du Hezbollah, et elle n’était pas dans l’intérêt du groupe.

Le Liban a toujours été une bombe à retardement, avec des dizaines de véritables organisations terroristes formant ce qu’on appelle des « cellules dormantes »; dans tout le pays, et naturellement dans toute la ville de Beyrouth. Leur proximité les unes avec les autres, leur caractère antagoniste, peuvent conduire à une catastrophe à tout moment.

*

Al Mayadeen, une chaîne de télévision de gauche proche du Hezbollah et du média sud-américain TeleSur, a rapporté dans son service arabe:

« Le général de division Abbas Ibrahim a déclaré à Al-Mayadeen qu’il est possible que l’explosion provienne de matériaux hautement explosifs qui avaient été confisqués il y a quelque temps, ajoutant que le déroulement des enquêtes ne pouvait pas être anticipé et qu’une fois terminées, nous ferions circuler des informations confirmées.

 De son côté, le directeur général des douanes a annoncé que le nitrate était à l’origine de l’énorme explosion du port de Beyrouth.

 Quant au ministre de l’Intérieur, Mohamed Fahmy, lors de son inspection du port de Beyrouth, il a déclaré: « Il faut attendre des enquêtes pour découvrir la cause de l’explosion« .

Le dernier reportage d’Al-Mayadeen a réaffirmé que ce qui a explosé était du «nitrate d’ammonium». Et Al-Mayadeen est étroitement lié au Hezbollah.

*

Maki, un travailleur humanitaire japonais, basé à Beyrouth, a commenté:

« J’espère que ce n’est pas nucléaire. La forme en champignon du nuage est très inquiétante. »

Rana, membre du personnel libanais de l’ONU à Beyrouth, a partagé ses pensées:

« De nombreuses spéculations circulent: un accident dans le dépôt de feux d’artifice, une attaque israélienne contre le Hezbollah ou des armes de l’armée. Rien n’est certain pour le moment, sauf qu’il y a d’énormes dégâts et destructions. »

Avant les explosions, apparemment, un drone tournait au-dessus de la zone de la catastrophe. Les images montrent clairement sa présence dans le ciel. Les gens demandent une explication.

Comme personne ne revendique la responsabilité, il semble que pendant au moins un certain temps, il y aura beaucoup plus de questions que de réponses. Mais c’est bien mieux que des conclusions précipitées.

La tragédie est énorme. Le pays tout entier est sous le choc. Les émotions sont vives. Un faux mouvement et toute cette partie du monde pourraient s’enflammer. Encore.

À l’heure actuelle, le plus important est de s’occuper de milliers de blessés, d’enterrer les victimes et d’enquêter de manière approfondie et à tête froide.

C’est peut-être le moment le plus difficile et le plus dangereux pour le Liban depuis la fin de la guerre civile. Pas de temps pour le sectarisme. Le pays doit s’unir, serrer les dents et lutter stoïquement pour sa survie.

Ceux d’entre nous qui aiment Le Liban, ceux à qui le Liban manque, malgré tout, le soutiendront autant que possible.

*

MISES À JOUR:

Le jour même de la publication de cet article, trois avions de transport russes ont atterri à Beyrouth, apportant une salle d’opération, du personnel médical, des médicaments et d’autres équipements essentiels pour sauver des vies.

Le président Trump a retiré sa déclaration selon laquelle l’explosion avait été causée par une bombe.

Le président français Emmanuel Macron est arrivé à Beyrouth, promettant un soutien, mais faisant craindre qu’il ne tente de ramener le Liban sur l’orbite occidentale. Le 6 août, selon Reuters, il a prononcé un discours à Beyrouth, déclarant que l’aide française n’ira pas aux « mains corrompues » et qu’il chercherait un nouvel accord avec les autorités politiques.

Dans la dernière mise à jour de RT: « La source de l’explosion serait près de 3 000 tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans un entrepôt portuaire. L’explosion a coûté la vie à au moins 135 personnes, tandis que 5 000 ont été blessées. »

Andre Vltchek

Source originale: Beirut Goes Up in Smoke, New Eastern Outlook, le 5 août 2020

Traduit de l’anglais par Investig’Action

Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca

À propos de l'auteur Mondialisation.ca

Mondialisation.ca est devenu une importante source d'information sur les grands thèmes d'actualité tels que les enjeux de « la guerre au terrorisme » lancée par les États-Unis ainsi que les guerres au Moyen-Orient. Depuis 2005, Mondialisation.ca a publié de nombreux articles d'analyse et des nouvelles qui sont peu couvertes par les grands médias.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You