« Quand le soleil se lèvera, Beyrouth, ma ville, n’existera plus », écrit à chaud la journaliste Patricia Khoder dans L’Orient-Le Jour, principal quotidien francophone du Liban, devant la déflagration qui a ravagé la capitale mardi soir vers 18 h, faisant au moins 110 morts, 4000 blessés et 300 000 sans-abri. Une grande partie de la ville ayant été balayée par la double explosion survenue dans le port, les Beyrouthins, qui en ont pourtant vu d’autres, en resteront pour toujours effarés, d’autant qu’à cet effarement se sera immédiatement mêlée une juste colère devant l’évidence que cet accident n’en est pas tout à fait un. Lire qu’il procède de la négligence crasse des autorités, une négligence qui témoigne tragiquement d’un pays en état de décomposition.
Le premier ministre, Hassan Diab, n’a pas été long, mardi soir, à reconnaître que la catastrophe a sans doute été causée par l’explosion, provoquée par un incendie allumé à proximité, de quelque 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, un produit utilisé dans le monde entier en agriculture. Les stocks de ce produit hautement explosif, a-t-il dit, étaient gardés « depuis six ans dans un entrepôt, sans mesures de précaution ». Ce qui exclut d’office la possibilité d’un attentat, bêtement évoquée par le président américain, bien que le nitrate d’ammonium puisse aussi servir à la fabrication de bombes comme celle utilisée par l’extrémiste américain Timothy McVeigh à Oklahoma City en 1995 pour pulvériser un édifice fédéral (168 morts).
Cela dit, la liste est longue des « accidents » liés au nitrate d’ammonium depuis le début du XXe siècle — de celui de Faversham, au Royaume-Uni en 1916 (115 morts), à celui de l’usine AZF à Toulouse en 2001 (31 morts). Le drame libanais nous dit que toutes les précautions ne sont toujours pas prises aujourd’hui dans le monde dans la manipulation de ce produit chimique et que d’autres tragédies humaines et environnementales de cette nature nous pendent au bout du nez.
Beyrouth telle qu’elle était n’existe peut-être déjà plus, ainsi que l’écrit la journaliste, sauf que les indélogeables chefs de clan qui se partagent le Liban, eux, restent.
Le fait est que la catastrophe survient dans un contexte de crise économique sans précédent. Avec l’effondrement de son système bancaire au printemps, le « pays du Cèdre », hier « Suisse du Proche-Orient », n’est pas loin de pouvoir être qualifié d’État failli. La livre libanaise a perdu 80 % de sa valeur, avec hyperinflation de 90 % à la clé, la classe moyenne hier nantie fait naufrage et la pauvreté touche maintenant la moitié des 5,5 millions d’habitants. Les coupures de courant sont incessantes. Et face à une pandémie de coronavirus qui donne des signes de résurgence, il se trouve que l’hôpital Rafic-Hariri, avec ses 23 lits réservés aux malades de la COVID-19, est le seul hôpital public du pays à se consacrer vraiment à la lutte contre la crise sanitaire.
Au sortir de la guerre civile (1975-1990), le Liban s’est doté d’un système politique confessionnel censé garantir une représentation équitable de chacune des communautés religieuses — chiite, sunnite, chrétienne et druze. Or, cet arrangement a fini par paralyser complètement la vie politique, les chefs de clan défendant moins le bien commun que les intérêts des leurs, pendant que le pays a continué d’être le terrain de toutes les ingérences extérieures possibles, à commencer par celle de l’Iran par l’entremise de l’incontournable Hezbollah. Les Libanais en font les frais, forcés de composer avec un appareil d’État froidement corrompu et clientéliste. Les grandes manifestations anticorruption et anticommunautaristes de l’automne 2019 ont bien suscité un certain espoir, menant à un changement de gouvernement. Mais sans parvenir à casser les dynamiques oligarchiques du pouvoir dans lesquelles le Liban est enfermé.
Aussi, dans un pays où l’impunité fait loi, qui croit vraiment que le premier ministre Diab tiendra sa promesse de faire en sorte que les responsables du drame aient à « rendre des comptes » ? Ou que, de ceci à cela, les coupables du meurtre de l’ancien premier ministre Rafic Hariri, dans un attentat en 2005, ne continueront pas de courir après le jugement que doit rendre vendredi le Tribunal spécial pour le Liban, basé aux Pays-Bas ? Raison de plus pour le monde, d’Ottawa à Paris, de venir en aide aux Libanais dans ces moments difficiles et de se montrer solidaire de la peine et de l’inquiétude de tous ceux et celles qui, ici, s’inquiètent pour le sort de leurs proches et de leurs amis qui sont là-bas. C’est une essentielle question d’humanité. Reste que le coup porté aux Libanais est d’autant plus atroce qu’il est cumulatif. Ils ne savent que trop bien qu’ils continueront de subir les effets tant, bien entendu, qu’ils n’auront pas réussi à déraciner les causes.