par Félix TANO
Acquittés et désormais libres de se déplacer, le président Laurent Gbagbo et le ministre Charles Blé Goudé voient leur retour au pays natal retardé par les tergiversations de l’Etat de Côte d’Ivoire, qui traîne les pieds pour exécuter ses obligations en la matière, en dépit du rappel à l’ordre de la CPI
Par sa décision du 28 mai 2020, La Cour Pénale Internationale (CPI) a levé les restrictions à la liberté de déplacement du président Laurent Gbagbo et du ministre Charles Blé Goudé qui avaient été acquittés auparavant, et chargé son greffier d’engager des consultations avec les États parties au Statut de Rome, quant à leur volonté de les recevoir sur leur territoire, et conclure des arrangements pour faciliter leur transfert.
Les deux acquittés ayant exprimé le souhait de rentrer en Côte d’Ivoire, leur pays d’origine, la CPI a, en conséquence, transmis leur demande aux autorités nationales le 10 juin 2020. Mais la réponse de l’Etat de Côte d’Ivoire est toujours attendue, en dépit du fait que, récemment, il a fait savoir, enfin, qu’il avait reçu la requête de la CPI. Impatiente, celle-ci vient de lui transmettre une deuxième requête.
Quant aux démarches effectuées, dès le 4 juin, par les responsables du Front populaire ivoirien (FPI) présidé par Laurent Gbagbo, auprès des autorités ivoiriennes, en vue de discuter du retour de leur chef, elles n’ont pas encore reçu le moindre début de réponse, en dépit d’une relance.
Ce silence est surprenant lorsqu’on se réfère aux déclarations antérieures de M. Alassane Ouattara, chef de l’Etat ivoirien. Le 27 janvier 2012, lors d’une interview accordée à l’issue d’une visite d’Etat en France, à la question d’un journaliste de savoir si la Côte d’Ivoire n’avait pas les moyens de juger Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, M. Ouattara répondait : « Non, Laurent Gbagbo, c’est autre chose. Quelle qu’aurait été notre décision, nous aurions été accusés de ne pas avoir une justice impartiale. La Cour Pénale Internationale est une cour indépendante. C’est que la justice est totalement impartiale. J’ai préféré pour ma part remettre ce cas entre les mains de la Cour Pénale Internationale ». Le 30 novembre 2019, prenant le contrepied de ses avocats commis à la CPI dans l’affaire Gbagbo/Blé Goudé, M. Alassane OUATTARA faisait savoir que « L’Etat de Côte d’Ivoire n’a jamais envoyé quelqu’un demander le maintien en détention de Gbagbo et Blé Goudé, c’est de l’intoxication, le gouvernement ne se mêle pas des histoires judiciaires ».
La CPI négocie les garanties avec l’Etat
Pour le moins que l’on puisse dire, ces déclarations laissaient présager une prédisposition à accepter le résultat du procès et la libération éventuelle des deux inculpés. En effet, M. Ouattara voulait que les cas Laurent Gbagbo et Blé Goudé soient tranchés par la CPI, une juridiction qu’il juge impartiale et indépendante. Et voilà que celle-ci décide de les acquitter, lever les restrictions qui pesaient sur leurs déplacements, et enfin, informer M. Ouattara de leur désir de rentrer chez eux. Mais, M. Ouattara, qui, selon ses propres affirmations, n’a jamais demandé leur maintien en détention, reste curieusement silencieux. Pourquoi ce silence ? Pourquoi traîne-t-il les pieds ? Pourquoi le régime ivoirien demande un temps de réflexion là où il lui est demandé tout simplement de coopérer avec la CPI pour organiser le retour au pays natal des deux acquittés ?
En tout état de cause, l’attitude de M. Ouattara défie le droit international et jette un discrédit sur l’excellente coopération que les Etats ont, jusqu’ici, entretenue avec les juridictions pénales internationales. On n’évoquera pas le cas du Tribunal Pénal International du Rwanda (TPIR), parce qu’aucun de ses 14 acquittés n’a exprimé le désir de retourner dans son pays d’origine. Arrêtés à l’étranger, ils ont manifesté l’intention de rejoindre leur famille dans les différents pays où elle résidait déjà.
Mais, les 18 acquittés du tribunal pénal international pour la Yougoslavie (TPIY) ont exprimé le désir de retourner dans leur pays d’origine. Les Etats auxquels ils appartiennent se sont montrés coopératifs pour leur accueil. Ils ont regagné leurs résidences initiales. Les acquittés du TPIY ont été triomphalement et chaleureusement accueillis à leur retour, certains parmi eux en héros. Ces Etats ont gardé leur disponibilité à coopérer lorsque le procès n’était pas encore terminé et que des comparutions étaient toujours possibles, soit parce que la décision d’acquittement était frappée d’appel soit parce qu’il s’agissait d’un accusé mis en liberté provisoire.
C’est le même état d’esprit qui caractérise les relations que la CPI entretient avec les Etats sur la question du retour des quatre acquittés enregistrés jusqu’ici. Les deux congolais sont retournés en République Démocratique du Congo (RDC), leur pays d’origine. Acquitté en appel le 8 juin 2018, Jean-Pierre Bemba est retourné en RDC le 1er août 2018. Le ministre congolais de la Justice avait assuré que « M. Bemba peut revenir au pays quand il veut, il n’y a pas de problème ». Ses proches et le ministre de l’Intérieur avaient négocié les modalités de son retour en République démocratique du Congo: autorisation d’atterrir, gestion commune de la foule à son accueil, lieu de résidence à Kinshasa, etc.
Plus symptomatique est le cas de Mathieu Ngudjolo Chui qui n’avait pas exprimé le désir de retourner en RDC parce qu’il craignait des représailles en raison de son témoignage à la Cpi. Il y a quand même été expulsé à l’initiative des autorités hollandaises. Mais, la CPI a négocié des garanties auprès des autorités congolaises. Le porte-parole de la Cour, Fadi El Abdallah, avait affirmé que « la sécurité de M. Ngudjolo sera assurée en RDC » et « il n’y a pas de risques liés à sa procédure devant la CPI ».
Depuis son retour, Mathieu Ngudjolo Chui vit librement en RDC et le 17 juillet 2020, Mathieu Ngudjolo Chui et Germain Katanga (libéré au mois de mars par la CPI après avoir purgé sa peine), ainsi que d’autres chefs miliciens ont été délégués par l’actuel président de la RDC, Félix Tshisekedi en Ituri en vue d’entamer les négociations avec certains groupes miliciens afin d’obtenir leur reddition. Ils ont même obtenu un accord.
La Côte d’Ivoire est obligée de recevoir les acquittés
C’est donc une tradition bien établie. Tous les acquittés des juridictions pénales internationales qui sont retournés dans leur pays d’origine y ont été accueillis par les autorités étatiques, dans un esprit de coopération louable.
Alors, pourquoi, contrairement à tous les autres Etats du monde qui ont été confrontés à cette situation, M. Ouattara traîne-t-il les pieds, au point de laisser croire qu’il chercherait à soustraire l’Etat de Côte d’Ivoire à ses obligations internationales ? On ne saurait comprendre autrement les nombreuses demandes infructueuses d’établissement d’un passeport diplomatique pour le président Laurent Gbagbo. L’Etat de Côte d’Ivoire peut-il refuser de recevoir ses citoyens acquittés par une juridiction pénale internationale ? Quelle est la nature des obligations que le Statut de Rome (instituant la Cpi), auquel la Côte d’Ivoire a adhéré à l’initiative de M. Alassane Ouattara, impose aux Etats membres et à la CPI en la matière ?
Conformément à la Règle 185 (1) du Règlement de procédure et de preuve de la CPI, reprenant verbatim l’article 48 de l’accord de siège signé entre la CPI et les Pays Bas, «lorsqu’une personne remise à la Cour est libérée parce que … la personne a été acquittée lors du procès … la Cour prend, aussitôt que possible, les dispositions qu’elle juge appropriées pour le transfèrement de l’intéressé, en tenant compte de son avis, dans un État qui est tenu de le recevoir, ou dans un autre État qui accepte de le recevoir, ou dans un État qui a demandé son extradition avec l’assentiment de l’État qui l’a remis initialement».
Cette règle renseigne sur les obligations respectives de la CPI et de l’Etat d’origine de l’acquitté. En effet, les « dispositions appropriées pour le transfèrement » qui incombent à la CPIcomprennent aussi la négociation des arrangements nécessaires pour le transfert retour des acquittés. Et c’est son greffier qui est chargé de cette tâche, comme le rappelle si bien la décision rendue le 28 mai 2020. Dans plusieurs décisions rendues, les juridictions antérieures comme le TPIR avaient insisté sur le rôle de premier plan devant être assumé par le Greffier dans la négociation et la conclusion d’accords en faveur des acquittés. C’est donc une pratique qui ne date pas de la CPI.
Pour ce qui est de l’Etat de Côte d’Ivoire, dans le cas d’espèce, c’est à lui qu’incombe les obligations de l’« État qui est tenu de … recevoir », dans la mesure où cette expression désigne, selon les commentateurs du Statut de Rome, l’Etat d’origine de l’acquitté. Celui-ci a l’obligation de l’accueillir. C’est la manifestation du droit fondamental reconnu à tout individu de retourner dans son pays d’origine dont le fondement se retrouve dans plusieurs textes. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Article 12, paragraphe 4) dispose que « nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays ». De même, la Constitution de la Côte d’Ivoire prévoit que « tout citoyen ivoirien a le droit de revenir dans son pays » (art. 21 al 2 de la Constitution), et surtout qu’« aucun Ivoirien ne peut être contraint à l’exil » (art. 22 C). Accueillir les acquittés est donc un devoir de l’Etat de Côte d’Ivoire à l’égard de ses citoyens.
Au-delà du droit, c’est le bon sens qui le commande. Peut-on s’imaginer une organisation internationale comme la CPI venir dans un pays, se faire remettre par l’Etat des hommes qu’elle accuse de crime, aller les juger, les acquitter et ne pas veiller à les retourner chez eux, en coopération avec les autorités dudit Etat ?
Ce n’est pas la première fois que M. Ouattara se retrouve en délicatesse avec le droit. Tant qu’il s’agissait de violer les règles nationales, la communauté internationale lui apportait, parfois, son appui. Cela lui a certainement donné des ailes, au point qu’il refuse d’appliquer maintenant les règles du droit international. Depuis fin avril, il refuse d’appliquer une décision rendue par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) qui « ordonne » à l’État ivoirien de surseoir à l’exécution d’un mandat d’arrêt et des mandats de dépôt. Aujourd’hui, ce sont les obligations découlant de l’appartenance de la Côte d’Ivoire à la la CPI qu’il rechigne à exécuter.
La CPI est donc au pied du mur. Sa crédibilité est engagée. Sa bonne foi dans l’exécution de ses engagements est à l’épreuve. Car, les péripéties qui ont émaillé le transfèrement du président Laurent Gbagbo à la Haye, l’audience de confirmation des charges ainsi que les nombreux refus de liberté provisoire avaient convaincu les observateurs avertis qu’il y avait un agenda caché, plus tard dévoilé d’ailleurs par le leader ivoirien : « Je ne suis pas en prison; je suis otage. Je suis là pour permettre à Alassane Ouattara d’être à la Présidence ». Et, les atermoiements de l’exécutif ivoirien laissent penser que cet agenda est encore à l’ordre du jour, étant entendu qu’ils visent à empêcher la participation du président Laurent Gbagbo à l’élection présidentielle d’octobre prochain. Il appartient à la CPI de relever le défi de sa non implication dans cette énième mascarade, en obtenant de l’Etat de Côte d’Ivoire le respect de ses obligations internationales, à savoir recevoir, sans délai, ses citoyens acquittés par une juridiction pénale internationale.
Félix TANO
Maître de conférences Agrégé des facultés de droit Côte d’Ivoire
Source: Lire l'article complet de Réseau International