Enrobé d’un brouillard sémantique, le mot fait sourciller. Il suscite les moqueries, pour ne pas dire qu’il est marqué au fer rouge de l’inacceptabilité sociale. Pour aller droit au but, je suis conservateur. Avant même d’être de gauche ou de droite.
Pour certains, cette disposition et cette sensibilité sont naturelles, alors que, pour d’autres, elles s’acquièrent. Je ne suis pas de ceux qui ont toujours été partisans de l’autorité, de l’ordre, de la tradition et de la propriété privée. Ce qui ne m’empêche pas de penser aujourd’hui que le conservatisme est non seulement un frein salutaire devant les promesses démesurées de la modernité, mais également un moteur.
C’est que le conservatisme comble les insuffisances du libéralisme et permet d’affronter l’avenir à partir d’expériences concrètes.
Une leçon de 2012
Comme plusieurs de mes concitoyens de la génération 2012, je suis venu à la politique dans la foulée du « printemps érable ». J’ai porté fièrement le carré rouge en parcourant les rues de Montréal, en scandant des slogans que je ne ferais plus miens aujourd’hui, j’ai été pris à partie par des policiers dans des manifestations nocturnes où la seule chose visible était des nuées de gaz lacrymogène, j’ai espéré de toutes mes forces la déroute du Parti libéral de Jean Charest aux élections générales du 4 septembre 2012.
Je m’associais avec enthousiasme à cette jeunesse qui, ayant interrompu son sommeil, était armée de l’espoir arrogant de l’inexpérience. À cette jeunesse qui, faut-il en convenir, avait en mépris ce que le sociologue Stéphane Kelly désigne à d’autres fins le « Québec hors Montréal », la masse, considérée comme un réceptacle de préjugés et à qui la raison tournerait le dos.
Le conservateur est celui qui retourne sa tête vers l’arrière […] par modestie vis-à-vis de ceux qui l’ont précédé et qui ont déposé des indices pour percer les mystères du monde et des clés pour déverrouiller les portes de l’avenir.
Sur le plan collectif, il ne reste pas grand-chose de ce mouvement de contestation. Il s’est apparenté à un sursaut civique qui, comme c’est souvent le cas dans l’histoire du Québec, précède l’affaissement, l’immobilisme et le statisme béat.
J’ai appris que le rassemblement et la déception sont incontournables au sein d’une communauté politique. C’est une leçon de taille. L’histoire est ce champ d’action où l’imprévisibilité est reine : elle n’a aucun « sens » préétabli, ce sont les hommes qui la modulent en fonction de leurs visées politiques. J’ai troqué l’espérance du « grand soir » pour la grandeur du passé et les exigences du présent.
Une pensée en situation
Mais qu’est-ce donc que le conservatisme ? Vaste question. Alain Finkielkraut a fait remarquer à juste titre que le conservatisme n’est plus perçu comme une disposition, mais comme une pathologie. « Le conservateur, c’est l’autre », écrit-il dans L’Ingratitude. On se défend d’être conservateur ; rarement, voire jamais ne s’en réclame-t-on dans l’agora.
D’aucuns débattent pour déterminer s’il s’agit d’une simple disposition ou bien si elle correspond à une idéologie à proprement parler. C’est que le conservatisme est souvent considéré comme le courant de l’anti-idéologie. Cette pensée, qui puise dans l’Antiquité notamment avec l’apport de Cicéron, s’est réaffirmée avec éloquence lors de la Révolution française.
À la nation-contrat, créée de toutes pièces, qui faisait table rase du passé et dont la République se faisait l’incarnation universelle, Edmund Burke a opposé la nation comprise comme une association non seulement entre les vivants et les morts, mais aussi avec ceux qui vont naitre.
Après l’affirmation des droits de l’homme et du citoyen, destinés à l’usage de l’humanité tout entière, Joseph de Maistre s’est interrogé sur l’existence de l’homme sui generis. Il a affirmé qu’il n’avait jamais rencontré d’homme, mais plutôt des Français, des Italiens et des Russes. « Il n’y a point d’homme dans le monde » : il y a des hommes, inséparables de leur contexte social, historique et politique.
C’est en ce sens que le conservatisme est une pensée toujours en situation et jamais abstraite, et qui ne peut être appliquée à l’ensemble des sociétés parce qu’elle est de culture judéo-chrétienne.
Pour le conservateur, la nation est une réalité diachronique (entre hier et demain), c’est-à-dire qui transcende le mode de l’indicatif présent. Pour le progressiste, elle est une réalité synchronique, dans la mesure où la nation est ce qui (ici et maintenant) permet aux citoyens de s’exprimer comme corps politique.
Le changement social dans la continuité
Le conservateur est un héritier, un réformiste et non un révolutionnaire. Il accepte la modernité même s’il est sceptique au regard de ses prétentions ; il est attaché au présent et il ne voudrait en rien rétablir l’ordre ex ante, comme l’exhortent par exemple les réactionnaires.
Si le conservateur accepte le changement social, une donnée irrépressible de la modernité, il ne le tient pas comme le but de la société ; s’il accepte le changement social, c’est aussi parce qu’il est attaché aux traditions, lesquelles, pour ne pas sombrer dans l’oubli, doivent à l’occasion être réactualisées.
Privilégier ce qui est éprouvé à ce qui est fantasmé, maintenir la société dans son être-ensemble : telle pourrait être la définition du conservatisme, du moins en partie, si une meilleure définition n’existait pas. Or elle existe, dixit Michael Oakshott :
« Être conservateur, c’est préférer ce qui est familier à ce qui est inconnu, c’est préférer le factuel au mystérieux, le réel au possible, ce qui est limité à ce qui est illimité, ce qui est proche à ce qui est éloigné, ce qui est suffisant à ce qui est superfétatoire, ce qui est approprié à ce qui est parfait ; le rire du présent aux songes utopiques. »
Les indices de l’avenir
Le conservateur est celui qui retourne sa tête vers l’arrière avant de prendre la route, non par simple nostalgie, mais par modestie vis-à-vis de ceux qui l’ont précédé et qui ont déposé des indices pour percer les mystères du monde et des clés pour déverrouiller les portes de l’avenir.
Si je suis maintenant du côté des conservateurs, c’est pour freiner la barbarie mémorielle qui afflige les sociétés occidentales et dont les tenants pourfendent sans relâche la source de notre action : le passé, ce matériau concret à partir duquel réfléchir, que l’on doit défendre envers et contre tous, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’il doive être répété.
Heureux que Le Verbe existe ? Nous (sur)vivons grâce aux dons généreux de personnes comme vous. Merci de nous aider à produire des contenus de qualité toujours gratuits.
Source: Lire l'article complet de Le Verbe