Il y a eu mille manières de vivre la crise sanitaire. Certains se sont donnés au front ; d’autres, sans emploi, ont appris à pétrir le pain, à rapiécer des vêtements, à travailler le bois ; plusieurs parents ont réinventé l’art de jouer avec leurs enfants. Sara Chapdelaine, elle, a réappris à marcher, après 14 années passées à rouler en fauteuil.
Par écrans interposés, Sara m’apparait en plan buste et je ne vois pas qu’elle a une prothèse. J’aurais été ébahie de l’apercevoir se lever tout bonnement pour aller chercher un verre d’eau. La dernière fois que je l’ai croisée, elle roulait dans son fauteuil, l’air jovial, à l’aise de témoigner de l’accident qui a changé sa vie. C’est d’abord ce récit qu’elle me raconte, sans que je me doute de quoi que ce soit.
La chute
Sara a 16 ans quand elle heurte un animal mort sur une route de campagne un soir de printemps. Déstabilisée, elle perd le contrôle de son cyclomoteur. Elle doit choisir entre dévier vers le fossé ou vers la route. Or, un camion-remorque arrive en sens inverse. La jeune conductrice pense avoir le temps de l’esquiver. Mais elle se trouve clouée au sol, la jambe gauche réduite en morceaux par le passage du poids lourd.
Sara garde un « calme olympien » malgré les circonstances. Dans l’attente des secours, elle arrive même à conserver son sens de l’humour en s’entretenant avec son frère et avec le camionneur. D’ailleurs, elle a gardé le contact avec ce dernier. Cette force de caractère qui se déploie déjà sur le vif l’aidera pour la suite des choses.
Elle est transférée la nuit même à l’hôpital Sainte-Justine. Son corps livre pour elle un vaillant combat durant les trois semaines où elle est plongée dans un coma artificiel. Elle subit moult opérations, dont trois amputations sur la même jambe et de multiples greffes de peau.
Le relèvement
« Le jour du Vendredi saint, j’ai eu une grave hémorragie. J’ai tellement manqué de sang que mes reins ont arrêté de fonctionner. Les chirurgiens m’ont donné deux litres de sang en 45 minutes. Ils ont craint pour ma vie. Ils ont pu dire à mes parents, le dimanche de Pâques, que j’étais sauvée. » Preuve à l’appui, Sara me montre une vieille coupure du Journal de Montréal datée du 1er janvier 2007. On y voit un portrait d’elle en gros plan, sourire aux lèvres, dans la rubrique intitulée « Les miraculés de 2006 ».
À son réveil, sa mère, avec l’aide d’une psychologue, lui apprend sa nouvelle condition. On ne sort pas de l’hôpital après une amputation comme on en sort avec un simple plâtre. Sara y passera les cinq mois suivants en convalescence avec sa mère, qui veille à son chevet tous les jours. Évidemment, pour la jeune blessée, sa foi est écorchée, mais fortifiée.
« Ma mère avait son rituel : elle allait prendre son café dans l’après-midi. Et c’est souvent là que je me retrouvais seule avec moi-même et avec le Seigneur. À un moment donné, tu la pètes, ta crise, et tu te demandes : “Pourquoi ça m’est arrivé ?” Puis, un passage biblique m’est monté au cœur : “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.” Alors, je me suis dit : “Seigneur, si je peux sauver une seule personne à cause de mon histoire, ça aura valu la peine.” »
L’avancée
Déjà, à l’hôpital, dans la simple relation avec sa mère, Sara goute plus profondément à l’importance des gestes de tendresse. « À un moment donné, je recevais tellement de soins, on touchait tellement à mon corps de façon médicale que j’ai dit à ma mère, pas si affectueuse de nature : “Maman, j’ai besoin d’un câlin !” » Depuis, Dieu sait que Sara en donne à qui en a besoin.
Mais encore, en pleine période charnière qu’est l’adolescence, Sara apprécie davantage les sorties si cruciales pour son développement socioaffectif. Au volant d’une Nissan Pulsar — « un très petit char à deux places », m’apprend Sara en riant —, son meilleur ami lui fait voir du pays, comme si rien ne pouvait les arrêter.
« À un moment donné, tu la pètes, ta crise, et tu te demandes : “Pourquoi ça m’est arrivé ?” Puis, un passage biblique m’est monté au cœur : “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.” Alors, je me suis dit : “Seigneur, si je peux sauver une seule personne à cause de mon histoire, ça aura valu la peine.” »
« J’ai eu la chance d’avoir un ami en particulier qui m’a trainée partout. Il ne s’est jamais plaint que c’était trop de trouble, il ne m’a jamais fait sentir de trop. Écoute, au début, pour me sortir, il fallait apporter un fauteuil roulant, une marchette, des béquilles… C’était tout un aria de me sortir. Ce gars-là m’a permis d’avoir une jeunesse. »
Si les prières de Sara n’ont pas fait réapparaitre sa jambe, elles lui ont donné la force de continuer à vivre comme si elle en avait deux. Sara a continué à faire de l’équitation, a participé aux Journées mondiales de la jeunesse, a parcouru le Canada dans le cadre d’une année missionnaire, a terminé un certificat en psychologie avant même de terminer ses études secondaires… sans oublier le nombre de personnes qu’elle a rejoint par son puissant témoignage de vie.
Le pivot
La connexion Internet s’est interrompue. Cinq minutes plus tard, je retrouve mon interlocutrice, qui me parait, cette fois, perplexe.
— Je ne t’ai pas encore parlé de la nouveauté. Je suis habituée à partager mon ancien narratif et je ne sais plus trop comment me situer par rapport à mon histoire.
— Ah bon ? La nouveauté ?
— Depuis quelques mois, j’ai deux jambes. Le 26 novembre dernier, j’ai été opérée pour recevoir une prothèse.
Grâce au soutien du gouvernement canadien, Sara a bénéficié de l’ostéointégration, une innovation médicale pour les personnes amputées. Sur 150 candidats retenus, la jeune trentenaire s’est classée quatrième.
Après l’opération, il lui a fallu quelques mois d’exercices dans une clinique de réadaptation pour se familiariser avec sa prothèse. Depuis peu de temps, elle est rentrée chez elle, d’abord avec deux béquilles, puis une seule, et aujourd’hui, elle a les mains libres devant tout un nouveau champ de possibles.
Après quatorze années passées à être la « fille en fauteuil », Sara n’affiche plus de différence aux yeux des inconnus. « Je reste avec la vérité qu’il me manque une jambe, mais si je mets des pantalons, personne ne le voit d’emblée. J’ai une liberté par rapport à mon histoire. Je choisis avec qui je la partage ou non. J’ai toujours eu une vie publique, pour ainsi dire, je n’ai jamais été gênée de raconter mon vécu. Mais là, on m’offre de pouvoir redevenir comme tout le monde. »
Le point d’équilibre
En est-elle heureuse ? L’équilibre est plus délicat à atteindre qu’elle l’aurait imaginé. Sa condition a toujours été pour elle une porte d’entrée sur la relation à l’autre. C’était une voie directe pour parler de Dieu, de la vie, de la souffrance, voire une occasion de déconstruire les stéréotypes sur les personnes handicapées. Mais cette recherche d’identité l’amène plus loin.
« Au fond, j’ai le droit d’être juste Sara. Je ne suis plus celle qui est en fauteuil. Maintenant, on me regarde seulement dans les yeux. Bon, OK, wow… Qu’est-ce que je fais avec ça ? Le Seigneur me demande : que veux-tu que je fasse pour toi ? Mais une fois que je marche, je fais quoi ? Toutes les histoires dans la Bible finissent toujours quand le miracle est arrivé, mais on ne sait jamais ce qui se passe après. »
Sara a consenti à subir une opération comportant des risques d’infection à vie. On pourrait lui retirer sa prothèse en cas de complication. Mais pour le moment, elle se réjouit de pouvoir danser à nouveau et de ne plus être limitée aux seules zones accessibles aux personnes handicapées.
Toutefois, elle demeure consciente que, peu importe sa condition physique, ça ne changera pas qui est elle à l’intime. Elle garde la même foi, les mêmes amis. Et plus encore, elle est convaincue que, quoi qu’il advienne, le plus important est « d’avoir la force de passer à travers ce qui nous arrive ».
C’est ça, selon elle, le vrai miracle : marcher à la suite du Christ, que ce soit avec ou sans fauteuil roulant.
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Source: Lire l'article complet de Le Verbe