À travers son deuxième essai « Le silence des adultes », Faina Savenkova, une petite fille de 11 ans vivant en République Populaire de Lougansk (RPL), nous donne à voir et à percevoir la guerre du Donbass à travers les yeux d’un enfant qui subit ce conflit qui semble interminable.
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Tout le monde sait que toute guerre a toujours un début et une fin. Mais les dates officielles ne restent souvent que des chiffres froids et indifférents dans la mémoire de ceux qui ont participé aux événements.
Quand la guerre du Donbass a-t-elle commencé pour chacun d’entre nous ? Peu importe le nombre de fois que je pose la question aux gens qui m’entourent, chacun aura une réponse différente. En 2014, de nombreux événements sont devenus la ligne de séparation pour chacun.
Je crois en l’humanité. Je veux y croire. Mes parents aussi. Nous ne vivons pas dans un monde fictif, non. C’est juste qu’il y a une différence entre ce que nous voyons et ce que nous voulons. Et mes proches voulaient croire que ce qui se passait était un accident monstrueux. Les gens ne peuvent pas être aussi cruels et impitoyables ? Oui, ils le peuvent. Et nous le savons, en espérant toujours que les gens puissent reprendre leurs esprits. Sinon, pourquoi vivre ? Juste un espoir naïf qui ne justifie en rien les crimes.
Je ne sais pas. Je suppose que c’était juste une croyance, que cela ne peut pas arriver dans notre pays, à notre époque. Tout semblait être une sorte de rêve cauchemardesque stupide. Cela ne pouvait pas se passer comme ça. Il ne devrait pas être possible qu’une armée détruise son propre peuple. Mais cela arrive quand même.
Je pense que la vraie compréhension du fait que la guerre a commencé vient quand on s’habitue à la mort. C’est là que tout commence pour l’individu, et pas seulement pour l’État.
Pour moi, cette date était le 2 juin 2014. Je me souviens que c’était un lundi et que mon frère et moi étions malades et devions aller chez le médecin. La vie quotidienne est rythmée par les minutes, même si nous ne le remarquons pas : il faut tant de minutes pour se rendre à l’arrêt de bus, le trajet prendra tant de temps. Horaires des bus, horaires des pédiatres, temps d’attente approximatif dans la file d’attente… L’angine est bien sûr désagréable, mais pas mortelle, et si vous mettez un masque, vous pouvez aussi aller à la bibliothèque pour prendre des livres qui sont sur la liste de l’école pour la lecture d’été.
Des plans qui peuvent changer selon les circonstances. Les nôtres ont changé parce que mon frère aîné avait peur. Ce jour-là, le médecin n’avait que moi, et j’étais trop paresseuse pour aller à la bibliothèque chercher des livres, que je ne pouvais même pas lire, sauf pour regarder des photos. Si mon frère n’avait pas eu peur ou si ma mère n’avait pas prêté attention à ses angoisses, nous aurions été près de la place même où a eu lieu la frappe aérienne sur le bâtiment de l’administration régionale de Lougansk. Et je comprends que peut-être maman et moi ne sommes en vie que grâce à mon frère.
Je me souviens avoir pleuré à cause du terrible grondement qui a secoué toute la ville. Je me souviens qu’il n’y avait pas de connexion téléphonique mobile et que nous ne pouvions pas joindre ma grand-mère, qui travaillait au théâtre en face du lieu de la tragédie. Je me souviens aussi que mon professeur nous a raconté les événements du 2 juin. Derrière le bâtiment administratif, il y a une école maternelle et ce jour-là, après le bombardement, les enseignants étaient sur le seuil et ont accueilli les mères aveuglées par les larmes avec une seule phrase : « Ils sont tous vivants ! » Elles n’avaient besoin de rien d’autre.
La guerre, c’est quand le monde célèbre la Journée de la protection de l’enfance le 1er juin, et déjà le 2 juin le mot le plus important, le plus indispensable à entendre pour les parents, est un mot simple et court – « vivant ».
Et une semaine plus tard, le premier enfant meurt sous les tirs d’artillerie. Polina Solodkaya de Slaviansk. Elle avait six ans, le même âge que moi. Elle aurait pu être médecin, professeur ou artiste. Tout ce qu’elle voulait être. Mais elle sera pour toujours la première sur la liste des enfants tués, victimes de cette guerre. Le plus effrayant dans tout ça, c’est le mot « liste ». Et elle s’allonge constamment. C’est une vérité désagréable, mais on ne peut pas l’oublier. Et ça ne marcherait pas, même si je le voulais.
À Lougansk, un mémorial est dédié aux enfants morts à cause des bombardements. Il y en a également un à Donetsk. Debout face à lui, les adultes ne trouvent toujours pas de mots et sont silencieux, les yeux baissés. Il n’y a vraiment rien à dire. Le monde célèbre la Journée de la protection de l’Enfance, mais il ne peut pas nous protéger.
J’ai écrit un jour que les enfants de la guerre sont silencieux parce que les adultes ne peuvent pas les entendre. Pour l’instant, c’est ainsi. Mais je crois que les choses vont changer. Un jour, nous aussi verrons revenir la paix sur nos terres. Nous, les enfants qui ont survécu à la guerre, nous allons grandir. Et nous essaierons de mettre fin à toute cette horreur en faisant ce que les adultes ne pouvaient pas faire pour que la Journée de la protection de l’Enfance ne soit pas qu’une simple date, mais se transforme en une véritable fête.
Faina Savenkova (résidente de la République Populaire de Lougansk – RPL)
Traduction par Christelle Néant pour Donbass Insider
Source: Lire l'article complet de Réseau International