Par M.K. Bhadrakumar − Le 10 juillet 2020 − Source The Indian Punchline via Oriental Review
Dans le contexte des tensions frontalières au Ladakh, les récits publiés dans les médias indiens ont justifié la rupture de la confiance mutuelle dans les relations entre l’Inde et la Chine à cause de la dérive de notre politique étrangère vers la Quadrilatérale et à la tendance générale à se rapprocher des États-Unis. Les déclarations chinoises ont à plusieurs reprises exprimé le regret que leurs attentes résultant du consensus atteint au plus haut niveau (à Wuhan et Chennai Connect) – à savoir, qu’aucune des parties ne considère l’autre comme un rival – aient été déçues.
Cependant, les récits indiens n’ont pas pris en compte le fait que la proximité qui s’est développée entre Delhi et Canberra a également un impact sur la sécurité de la Chine ces dernières années, depuis 2014, date à laquelle les deux parties ont signé l’Accord Cadre de Coopération en matière de Sécurité [signé entre l’Inde et l’Australie en 2014, NdT] pour converger vers une collaboration bilatérale plus étroite dans tous les domaines de la sécurité.
Le fait est que nous considérons l’Australie comme un partenaire lointain des États-Unis dans le Pacifique occidental, célèbre pour son fromage et son cricket. En réalité, cependant, l’Australie joue un rôle irremplaçable dans les stratégies régionales anglo-américaines dirigées contre la Chine.
L’Australie fait partie des « Five Eyes », le noyau dur du système de renseignement occidental composé de trois anneaux concentriques. Les Five Eyes sont entourés d’un anneau connu sous le nom de Nine Eyes et d’un anneau extérieur appelé Fourteen Eyes. C’est comme si vous peliez un oignon ; lorsque vous atteignez le bulbe, vous repérez enfin les Five Eyes (qui comprennent les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande).
Les Five Eyes sont issus d’un pacte de l’époque de la guerre froide appelé « UKUSA Agreement », un accord exclusif de partage de renseignements visant à décrypter le contenu des renseignements soviétiques. À la fin des années 1950, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont également rejoint le système de renseignement anglo-américain. Ces cinq pays anglophones constituent l’Alliance Five Eyes telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Leur accord de partage de renseignements n’a fait que se renforcer au fil du temps, malgré l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide. En fait, l’existence même du réseau super-secret Five Eyes n’a été connue [du grand public, NdT] qu’en 2003. Grâce à Edward Snowden, nous sommes beaucoup plus intelligents depuis 2013.
Les alliances « Nine Eyes » et « Fourteen Eyes » sont essentiellement des extensions de l’alliance originale « Five Eyes ». Bien que ces pays ne partagent peut-être pas tous autant d’informations entre eux que l’Alliance « Five Eyes », ils participent toujours activement et volontairement au partage international de renseignements.
Il suffit de dire que, quelle que soit la façon dont on considère l’optique du sommet virtuel Inde-Australie du 4 juin, ce fut un événement consternant. Le timing était tout simplement lamentable – en plein milieu de l’impasse entre l’Inde et la Chine et des événements de Hong Kong entre parenthèse en raison du Covid-19.
Le sommet Inde-Australie était porteur de beaucoup de symboles. Ce qui est vraiment intrigant, c’est de voir comment les collaborateurs du Premier Ministre Modi ont pu être indiscrets en programmant un tel événement alors même que les tensions se répercutaient en cascade dans l’Himalaya ! Peut-on concevoir que le Secrétaire d’État américain (et ancien directeur de la CIA) Mike Pompeo ait promu l’idée ?
Aujourd’hui, Hong Kong a été le terrain de jeu des « Five Eyes ». De l’avis général, les services de renseignement australiens ont été à l’avant-garde de l’opération de renseignement menée par les « Five Eyes » pour semer la pagaille à Hong Kong. Le porte-parole du Ministère chinois des Affaires Étrangères y a fait de nombreuses références ces derniers jours. En voici quelques extraits :
« Nous exhortons la partie américaine à comprendre la situation, à respecter le droit international et les normes fondamentales des relations internationales, à cesser de s’immiscer dans les affaires de Hong Kong par quelque moyen que ce soit… Sinon, la Chine réagira fortement et les États-Unis en supporteront toutes les conséquences… La raison pour laquelle M. Pompeo et ses semblables font tant de bruit à propos de la loi (récemment promulguée pour Hong Kong) est qu’ils ne pourront pas mettre en péril la souveraineté et la sécurité de la Chine de manière aussi imprudente et incontrôlée qu’auparavant. La loi est comme une porte anti-effraction pour Hong Kong ».
Hélas, les médias ont fait état de liens entre les agences de sécurité indiennes et les opérations secrètes occidentales menées à Hong Kong pour déstabiliser la Chine. L’Inde n’appartient pas aux « Five Eyes » et, par conséquent, la véracité de ces rapports est peut-être discutable. Mais ils créent des perceptions erronées.
Un de ces rapports dit en fait que des établissements commerciaux de la communauté florissante des NRI [Non-Resident Indians, la diaspora indienne, NdT] à Hong Kong ont été utilisés à mauvais escient comme lieu secret pour des réunions avec les étudiants-manifestants en furie. Au moins une chaîne de télévision indienne a dépêché une équipe de Delhi jusqu’à Hong Kong pour rapporter les manifestations anti-chinoises jusque dans nos salons.
Hong Kong, Taïwan, le Tibet, le Xinjiang – ce sont des questions essentielles pour la sécurité intérieure de la Chine. Aucun pays ne permet l’entrée d’étrangers sur un territoire aussi sacré que celui de la souveraineté nationale. Il n’est pas surprenant que Pékin se soit invité dans la partie avec tout le cran de la fierté nationale sous son commandement, après avoir observé, avec un semblant d’impuissance pendant plus d’un an, le déchaînement des services secrets occidentaux à Hong Kong.
Pékin, c’est le business. Selon les rapports, le Ministère chinois de la Sécurité d’État, la principale agence de renseignement et de sécurité politique, a officiellement ouvert un bureau à Hong Kong cette semaine. Pour être clair, les « Five Eyes » ont compris que la Chine a sifflé la fin de la partie.
Mercredi, les Ministres des Affaires Étrangères des « Five Eyes » se sont réunis pour discuter de la situation émergente à Hong Kong. Le Canada, le Royaume-Uni et l’Australie ont annoncé leur intention d’assouplir de manière sélective leurs restrictions en matière de visas pour les ressortissants de Hong Kong. Sous le couvert d’un geste humanitaire, un plan d’évacuation secret est mis en place afin d’éloigner les agents et correspondants des « Five Eyes » de la Chine pour les sauver et remettre leur lutte à une date ultérieure. (ici, et ici)
L’appel téléphonique du Président Xi Jinping au Président russe Vladimir Poutine, mercredi dernier, peut clairement être considéré en rapport avec ce contexte. Xi a souligné le caractère déterminant de la coopération sino-russe pour contrer « le sabotage et l’intervention extérieurs » dans les affaires intérieures des deux pays.
Le communiqué du Kremlin a souligné que
« les Présidents ont exprimé un soutien mutuel ferme pour protéger la souveraineté, empêcher toute ingérence extérieure dans les affaires intérieures, et assurer la suprématie du droit international« .
L’Inde devrait faire preuve de prudence. C’est avec un plan de jeu visant à compliquer les relations entre l’Inde et la Chine que Pompeo a récemment attiré l’Inde dans un nouveau groupe radical des Ministres des Affaires Étrangères, apparemment pour discuter des questions post-pandémie. Espérons que Delhi a compris ce que Pompeo est en train de faire. Pourtant, le MAÉ Jaishankar s’est montré enthousiaste à l’égard de l’initiative de Pompeo, en tweetant : « Je me réjouis de poursuivre cet engagement ».
Outre Pompeo et Jaishankar, ce groupe radical naissant comprend les Ministres des Affaires Étrangères d’Israël, du Japon et de la Corée du Sud. Il se trouve que ces trois pays (plus Singapour) sont également des « tiers contributeurs » aux Five Eyes – des membres associés qui ont été pris ou sont soupçonnés d’échanger des informations avec l’Alliance des Fourteen Eyes. L’Inde appartient-elle à un tel groupe ? Nous devrions nous interroger sérieusement, malgré l’enthousiasme de Jaishankar.
Rétrospectivement, ce qui a commencé en 2014 comme un accord de sécurité banal entre l’Inde et l’Australie pour embellir la visite du Premier Ministre Modi en Australie a désormais un nom et pignon sur rue. Mais dans quelle mesure cela sert-il les intérêts de l’Inde de s’aligner sur un outsider de l’Occident dans la région Asie-Pacifique ? Cela a-t-il été utile dans l’est du Ladakh ? Une analyse des retours sur investissement est nécessaire.
Traduit par Michel, relu par Wayan, pour Le Saker Francophone
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