YSENGRIMUS — Que reste-t-il, quelques années plus tard, du recueil de poésie militante qu’avait concocté John Mallette dans la mouvance des Carrés Rouges et du Mouvement des Indignés de 2012? Subdivisé en dix parties (Le rêve, La guerre, Camping citadin, Le présent, La Bourse, Démocratie, Religion, Médias, Grève des étudiants, Épilogue), ce court recueil de quatre-vingt-deux poèmes exprime les émotions et les réflexions d’un militant ordinaire, parfois perplexe, parfois timoré, souvent révolté, rarement survolté. Ancien ouvrier d’usine (ferblantier) et militant syndical, John Mallette est désormais homme de lettres dans la couronne nord de Montréal. Le tout de sa réflexion globale, il s’en faut de beaucoup, n’est pas exempt de sagesse sociale.
D’abord, bon, le recueil touche incontestablement le sujet qu’il annonce, l’occupation de Montréal par les Indignés de 2012.
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MES PAS D’HIER
J’occupe Montréal
Dans la neige
Jusqu’aux genoux
Un pas pénible
Après l’autre
Blanc, blanc de neige,
Qui couvre tout
Même mes pas d’hier
Un passé éblouissant effacé
Mais pas oublié
Un soleil éclatant
Me désigne le chemin.
Mon ombre sombre
Et mélancolique…
Reste derrière.
(p. 65)
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La concrétude habite profondément l’évocation. La conscience est bien là au sujet de ce qui est difficile, de ce qui requiert effort et persévérance, de ce qui traîne derrière soi, comme des casseroles. C’est que le militant n’est ni rêveur, ni juvéniliste, ni triomphaliste. Il sait parfaitement que son action opère au sein d’un ensemble circonscrit de strictes et dures limitations d’époque.
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LE SYMBOLE
Le monument reste en place
Et les manifestants
Se promènent autour
À la fin, les pancartes
Sont rangées ou brûlées
Mais le monument reste bien visible
Symbole de l’autorité
Que personne ne contredit.
Le symbole persiste…
(p. 47)
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C’est vu. C’est dit. Les symboles de la puissance bourgeoise arrogante et braquée ne bronchent pas. Les manifs, les chahuts, les charivaris, les tintamarres tonnent puis, fatalement, diminuent, s’esquivent, se perdent. Ils ne suffisent pas. Le poète militant le sait… il manque quelque chose.
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L’INCONTESTABLE ÉVIDENCE
Guitare dans un coin
De ma tente glaciale
Toute reluisante
Et prête à jouer
Quel est ton sens
Ta raison d’être?
La logique te dicte
De jouer de la musique.
Ta perception acoustique
C’est ton inutilité réelle
L’incontestable évidence
Qu’il manque quelque chose…
Un musicien habile
Avec deux mains exercées
Qui chante…
La révolution.
(p. 57)
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En attendant ainsi la radicalisation des choses, l’acteur côtoie patiemment l’observateur. Le fait d’être un demi-combattant oblige, comme langoureusement, à se faire aussi demi-témoin. La révolte contenue, c’est toujours un peu le petit mal, ou un éternuement qui ne sort pas vraiment. Ainsi, le militant observe son espace. Plein de choses s’y passent, dans l’organisation comme dans la spontanéité du mouvement. Il remarque alors que, par exemple, les enfants ne décodent pas nécessairement l’activité d’occupation comme il le fait lui. La gué-guerre infantile, elle, elle traîne partout. Elle rode.
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JOUER À LA GUERRE
Les enfants jouent
À la guerre entre les tentes
Aux pieds de la Bourse
Comme si les morts
Ressusciteront
Le lendemain?
Et le jeu continue
Vingt ans plus tard
Avec de nouveaux ennemis
Inventés par
Les médias assoiffés
Du sang des autres.
Finalement,
Tout se vend.
Fusils en plastique
Ou fusils véritables.
Entre deux commerciaux…
Nous sommes en guerre.
(p. 35)
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Le rendez-vous n’est alors pas raté avec l’opportunité, pour le poète militant, d’amplifier la réflexion, de se dégager de la praxis ocularisée et cernée du moment, et d’exprimer sa vision générale de la guerre, du bellicisme d’affaire et du cynisme froid les enrobant médiatiquement.
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ÉHONTÉ
La guerre commence
Par un simple malentendu…
Ou un mensonge éhonté
Et c’est parti
Pour le pire
Comme d’habitude
Et tout le monde perd
Sauf, les marchands d’armes.
(p. 39)
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Il ne s’agit pas de se lamenter stérilement en pleurnichant contre les conflits de théâtres. Il est plutôt question de mettre solidement en connexion conflits, propagande, affairisme, cynisme bourgeois et perpétuation des soumissions. Et le poète élargit inexorablement son regard critique au sempiternel discours médiatique.
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CONTENIR
Contenir
Voilà le rôle
Des médias
Vendus au profit.
Contenir la foule indignée
Contenir les manifestants
Contenir les progressistes
Contenir les écologistes
Contenir les idées nouvelles
Contenir les sentiments
Contenir les larmes
Par des humoristes
Grassement payés
(p. 115)
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L’image est flétrie. Le rire est vicié, intoxiqué. Il grince. C’est d’ailleurs un clown casqué qu’on retrouve sur la page couverture du recueil de John Mallette. On ne croit pas au rire stipulé par contrat social. Il y a toujours quelque chose qui cloche, quand on laisse passer les clowns… surtout les clowns orateurs. Et de là, graduellement, la voix du poète militant s’ouvre sur les vicissitudes et turpitudes infinies de la politique politicienne.
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DU RÉCHAUFFÉ
Un peu partout
Les choses semblent changer
Mais en regardant le passé
On s’aperçoit que c’est
Du pareil au même…
Du réchauffé!
Les braves gens le remarquent
En passant devant ma tente
Mais rapidement, ils oublient,
Et ils votent pour les mêmes partis.
(p. 94)
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Politisé, aseptisé, cerné, le simple citoyen perd ses repères. Et, entre deux poussées de fièvre protestataire, il redevient apathique. Il s’isole, se désole, retourne sautiller dans sa cornu. Il y stagne, s’y concocte. Le citoyen tertiarisé contemporain est en fait abandonné à la cage de verre qui l’enserre et hors de laquelle nulle voix ne le rejoint vraiment.
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ABANDONNÉ
Je tourne en rond
Et je me demande pourquoi
Personne ne répond
À mes cris de désespoir?
Je cherche, sans trouver,
La bonne porte
Où cogner
Pour avoir de l’aide.
C’est pire au téléphone!
On me met sur «attente»
Et j’attends
Des heures!
Au secours!
Je me noie
Dans la bureaucratie
Inventée
Pour propager…
Le désespoir.
(p. 30)
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On ne sait plus que faire. La vague retombe. La dépression revient. Et, frustration… rien ne semble avoir vraiment bougé. L’intangible dicte sa lourdeur au mouvant qui, pourtant, s’annonce, même à perte, à lourdes pertes. Éventuellement, Montréal n’est plus occupé. Les gratte-ciels perdurent, immobiles, roides et glacés. Que faire? S’esquiver? Oh, la fuite hors de l’urb et de son inconscience dépersonnalisée ne donnerait rien de plus. En Canada, ce serait pour aller se taper la margoulette sur les perversités veules et secrètes du néo-colonialisme économico-régional le plus rapace imaginable.
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LE NORD
Étendue de glace et de neige,
Immaculée et cristalline.
Blanc d’argent,
Phénomène optique
Noble perspective
Mûre pour le développement.
Immensité
À découvrir
À exploiter.
Je cherche
Dans toutes les directions
Et je perçois
Notre propre insignifiance
Cavité noire
Dans un entonnoir blanc.
(p. 98)
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Le nord est cerné, le sud est englué, l’est et l’ouest perdent leurs repères autant que leurs distinctions. Le monde est cybernétisé, cyberNETisé. Il n’y a pas de sortie, pas d’esquive, pas de défense assez solide pour perpétuer l’intégrité de l’être. C’est que tout s’engouffre dans cette satané fissure pseudo-leonardcohenesque.
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BRÈCHE
Il y a une brèche
Dans nos défenses
Une faiblesse
Un peu trop visible
Un troisième œil
Musique à l’appel
Vite, fermez les persiennes
Et ouvrez les rideaux
Il n’y a pas de protection
Contre les épines de la rose,
Son éblouissement
Crève… les yeux!
(p. 112)
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Le troisième œil a indubitablement un pieu dans le front. Il n’est nullement et aucunement la solution. Le poète militant, malgré tout et bon an mal an, accède à une dimension philosophique. Mais cette dimension procède bel et bien du matérialisme historique. Le penseur fourbu entre en poésie concrète, dictant la fatale exigence d’une appropriation enrichie de la radicalité de l’étant.
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SENTIR LE PRÉSENT
Je lance des cailloux
Dans l’eau glacée
Du printemps
Nul ne revient!
Partis pour toujours
Dans le fond du fleuve
C’est comme la vie
On prend le présent
Pour acquis
On a hâte
De s’en débarrasser
Pour arriver…
L’endroit choisi
Pour s’orienter
Sur terre,
Dans l’espace
Ou dans le temps,
Se trouve dans
Ce qui se passe…
Maintenant!
(p. 76)
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Tout se dit et tout se dira. Rien n’est réglé, il faut encore et encore refaire la vie, et un autre jour viendra. Ah, bondance… il est assez indubitable que le titre choisi en 2012 pour ce dense recueil de poésie militante le sert assez mal, à terme. On retrouve en ces textes vifs et fulgurants un ensemble de développements d’une très grande validité, au sein du tonnerre de la réflexion de critique sociale contemporaine. N’enfermons pas ce précieux recueil de John Mallette dans une actualité anecdotique, restrictive et circonscrite. Rendons-le fougueusement à l’historicité plus ample dont il est tributaire.
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Mallette, John (2012), Occupons Montréal — Réflexions, Louise Courteau éditrice, Saint Zénon, 127 p.
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Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec