Deux grands bâtiments amphibies ont été mis sur cale le 20 juillet au chantier naval Zaliv (Kertch) en Crimée en présence de Vladimir Poutine. Dix ans après la signature du contrat Mistral qui s’était dénoué dans les circonstances que l’on sait, la Russie entreprend donc de construire deux porte-hélicoptères d’assaut, cette fois-ci en comptant uniquement sur ses ressources. Il s’agit des plus imposants bâtiments de combat de surface jamais construits par la Russie post-soviétique. Décryptage et enjeux de ce nouveau défi pour l’industrie navale russe.
Dénommés Ivan Rogov et Mitrofan Moskalenko, ces deux grands bâtiments amphibies sont, selon la terminologie russe, des « bâtiments de débarquement universels » (« Универсальные десантные корабли » ou УДК) du Projet 23900. Vu leurs caractéristiques, on pourrait tout aussi bien les qualifier de « grands bâtiments d’assaut amphibies universels ». La mise en chantier de ces navires est l’aboutissement d’un processus que l’on peut faire remonter à la fin des années 2000 avec la prise de conscience chez certains au sein de l’élite politico-militaire russe de la nécessité de disposer de grands bâtiments d’assaut amphibies. Le contrat Mistral aura été une matérialisation de cet impératif militaro-industriel. Après son échec, il faut attendre l’automne 2018 pour entendre Iouri Borissov – le vice-Premier ministre russe en charge du complexe militaro-industriel, et acteur de premier plan dans les négociations autour des Mistrals – affirmer que la marine russe a besoin de porte-hélicoptères. Tout au long de l’année 2019, des informations ont été distillées sur la nature du projet de grands bâtiments amphibies. Le 9 janvier 2020, l’esquisse du Projet 23900 élaboré par le bureau d’études de Zelenodolsk (Tatarstan) est présentée à Vladimir Poutine à Sébastopol. Le ministère russe de la Défense signe finalement en mai 2020 avec le chantier Zaliv un contrat de 100 milliards RUR (€1,2 milliard) pour la construction de deux « bâtiments de débarquement universels » livrables d’ici fin 2027.
La mise sur cale : éléments de contextualisation
Pour son premier déplacement loin de la « Russie centrale » dans la période post-pandémique, Vladimir Poutine a donc choisi la Crimée et la ville de Kertch, où se trouve le chantier naval Zaliv. Alors que le chef de l’État russe officiait lors de la mise sur cale des deux mastodontes, à quelques encablures de la péninsule débutaient en mer Noire l’exercice de l’OTAN Sea Breeze 2020. La marine française a dépêché à cette occasion le pétrolier ravitailleur A 608 Var. Il s’agit là du premier bâtiment de la Marine nationale déployé en mer Noire en 2020.
Annoncée pour le 16 juillet 2020, la mise sur cale des deux grands bâtiments amphibies s’est finalement tenue le 20. Ce décalage peut s’expliquer tout autant par la nécessité de synchroniser cet évènement avec la mise sur cale de deux frégates du Projet 22350 au chantier naval du Nord (Saint-Pétersbourg) et celle de deux SSGN du Projet 885M à SevMash (Severodvinsk), que par la volonté de lancer cette mise en chantier au moment où l’OTAN débute son exercice naval pontique.
Un duplex entre les trois chantiers a été organisé pour l’occasion de la mise sur cale des 6 bâtiments. A cet égard, le mois de juillet 2020 fait d’ores et déjà office de mois record pour la marine russe dans la mesure où ce ne sont pas moins de 9 unités qui y auront été mises en chantier :
– 2 porte-hélicoptères d’assaut du Projet 23900: Ivan Rogov et Mitrofan Moskalenko
– 2 frégates du Projet 22350 : Amiral Spiridonov, Amiral Ioumachev
– 2 SSGN du Projet 885M : Voronej et Vladivostok
– 1 dragueur de mines du Projet 12700 : Lev Tchernavin (mise sur cale prévue le 25/07/2020)
– 2 patrouilleurs brise-glaces du Projet 23550 : mise sur cale prévue d’ici la fin du mois, pour le compte du FSB.
Si toutes ces mises sur cale se tiennent comme prévues, à la fin du mois, la Russie aura mis en chantier pour plus 85 000 tonnes de nouvelles unités de combat, un record pour la période post-soviétique. Raisonner en tonnage n’a en réalité que peu de sens pour la marine russe – des petits navires lance-missiles de 900 tonnes sont équipés de missiles de croisière Kalibr -, mais le chiffre est suffisamment important pour être mentionné. La mise en chantier synchronisée de plusieurs unités – qui a reçu le nom de « Jour unique des mises sur cale » -, comme l’an dernier le 23 avril, est enfin un moyen de mettre en avant la marine, peu avantagée par le plan d’armement 2018-2027.
Grands bâtiments amphibies : de quoi parle t’on ?
Après l’échec du contrat Mistral, la Russie avait remisé ses ambitions de construire des bâtiments de surface de combat de gros tonnage, mais elle ne les avait pour autant pas abandonnées, comme l’atteste le contenu de la Doctrine maritime de juillet 2017. Jusqu’à ce jour, les frégates du Projet 22350 et leurs 5 400 tonnes de déplacement constituaient les unités de combat de surface les plus imposantes mises à l’eau par les chantiers navales russes (chantier naval du Nord, en l’occurrence). Avec les grands bâtiments amphibies du Projet 23900, on passe dans une autre dimension. Déplaçant 25 000 tonnes (28 000 tonnes à pleine charge), ces bâtiments mesurent 220 m de long pour 33 m de large.
Voici quelques caractéristiques :
– Vitesse maxi : 22 nœuds
– Distance maxi : 6 000 milles nautiques
– Autonomie : 60 jours
– Équipage : 320
– Force embarquée : 1 000 soldats de l’infanterie de marine et 75 véhicules, plagés par 6 « vedettes de débarquement » (voir plus loin)
– Armement : 20 hélicoptères (Ka-52K, Ka-29, Ka-27) ; SAM Pantsyr navalisé…
Les bureaux pétersbourgeois Neskoe et Krilov avaient proposé leurs projets de grands bâtiments amphibies peu après la rupture du contrat Mistral. Nevskoe en particulier dispose d’une expérience acquise à l’époque soviétique avec les grands navires de débarquement du Projet 1174 (trois unités construites ; 14 000 tonnes de déplacement). C’est d’ailleurs les noms de deux de ces unités – Ivan Rogov, un officier de la marine soviétique natif de Kazan, et Mitrofan Moskalenko – qui ont été donnés aux nouveaux bâtiments, alors que des noms de villes (Sébastopol et Vladivostok – comme pour les ex Mistrals russes – ou Kertch) circulaient depuis des mois dans les médias. Nevskoe avait aussi élaboré dans les années 1980 un projet de LHD – le Projet 11780 – qui n’a cependant jamais vu le jour.
C’est néanmoins le projet esquissé par le bureau tatarstanais de Zelenodolsk, propriété du conglomérat Ak Bars, qui aura été retenu par le ministère de la Défense. Ce choix a surpris nombre d’observateurs de la scène navale russe : le bureau d’études de Zelenodolsk n’a en effet jamais élaboré ce type de plateforme. En revanche, certains éléments ont pu jouer en sa faveur :
– un lobbying intense réalisé au plus haut niveau politique en 2019 par le président de la République du Tatarstan, Roustan Minnikhanov, qui a plaidé pour « son » industriel auprès des plus hautes autorités compétentes : Iouri Borissov et Vladimir Poutine. Le rôle du directeur de Ak Bars, Renat Mistakhov, n’est pas non plus à négliger.
– la maîtrise de la chaîne, le bureau de Zelenodolsk et le chantier Zaliv appartenant au tatarstanais Ak Bars
– un argument réputationnel : la capacité à tenir les délais prouvée par le chantier naval Gorki (Zelenodolsk), également propriété d’Ak Bars, et qui a produit en nombre les petits navires lance-missiles du Projet 21631 (flottille de la Caspienne, flottes de la Baltique et de la mer Noire), conçus par le bureau d’études de Zelenodolsk, et largement vus à l’œuvre au large de la Syrie
– Zaliv comme le bureau de Zelenodolsk n’appartiennent pas à la holding russe des constructions navales OSK, qui a été l’objet de nombreuses critiques ces dernières années pour son incapacité à tenir les délais de construction (même si les dérapages peuvent être imputés directement aux chantiers), et qui se trouve être dans une tourmente financière (environ €875 millions de dettes). A cet égard, le chantier naval du Nord (appartenant à OSK) était condamné le 20 juillet – jour de la mise sur cale des frégates du Projet 22350 – à payer 156 millions RUR de dédommagement au MinDéf pour des dérapages dans le plan de MCO des corvettes du Projet 20380…
– argument capacitaire : Zaliv est le seul chantier naval disposant d’une cale sèche à ciel ouvert de 400 m de long nécessaire pour la construction de ce type de plateforme
– argument économique : octroyer le contrat à l’industrie navale criméenne permet de « subventionner » l’économie de la péninsule en garantissant un carnet de commandes rempli pour plusieurs années. Zaliv bénéficiait déjà de la ventilation de certaines commandes comme celles des petits navires lance-missiles du Projet 22800 (3 unités en chantier) et des patrouilleurs du Projet 22160 (deux unités en chantier à Zaliv, reversées par Gorki). Zaliv a enfin activement contribué à la construction du pont de Crimée. Vladimir Poutine a d’ailleurs profité de son escapade criméenne pour faire des annonces concernant les aides de l’Etat au tissu industriel naval criméen, malmené par la crise. Ces annonces ont été relevées par la presse régionale, en particulier celle consistant à subventionner par l’État à hauteur de 30% le coût de la construction de tout navire commandé auprès d’un chantier en Crimée.
Néanmoins, si la gestion du projet a été confié à Ak Bars et ses sociétés, il est fort possible que l’expérience acquise du côté de Saint-Pétersbourg lors de l’épopée des Mistrals (Usine de la Baltique) sera mobilisée, pourquoi pas avec l’envoi de spécialistes pétersbourgeois pour piloter la construction.
Des grands bâtiments amphibies pour la marine russe : pour quoi faire ?
Si elle peut être perçue comme un ultime épilogue du contrat Mistral, cette mise sur cale revêt cependant plusieurs significations. Tout d’abord, il y a un enjeu de statut pour la Russie. De nombreuses marines dites « régionales » disposent en effet de grands bâtiments amphibies, notamment celles voisines de la Russie : le Japon (type Izumo), la Corée du Sud (type Dodko) et, bientôt, la Turquie (avec l’aide des Espagnols, type Juan Carlos). La marine russe, qui entretient des prétentions océaniques, ne peut donc pas faire l’impasse sur une plateforme pourvoyeuse de prestige. En outre, d’ici à 2027, la marine russe devrait disposer des groupes d’escorte, qui seront composés de frégates du Projet 22350, de bâtiments ex-soviétiques refittés (croiseurs du Projet 1164, croiseurs nucléaires du Projet 1144, « frégates » du Projet 1155), et de sous-marins nucléaires/classiques. Ces plateformes sont certes disponibles aujourd’hui, mais la voilure devrait être légèrement plus ample dans les dernières années de la décennie, ce qui permettra à la marine russe de ne pas trop dégarnir ses zones de déploiement pour protéger ces grands bâtiments amphibies.
La flotte de la mer Noire et celle du Pacifique devraient chacune recevoir une unité, ce qui conduit à supposer que le Ivan Rogov (très probablement affecté en mer Noire) croisera régulièrement en Méditerranée (pourquoi pas comme navire amiral de l’escadron russe en MEDOR) tandis que le Mitrofan Moskalenko sera visible dans les eaux du sud-est asiatique et du Pacifique. A l’horizon 2030, Moscou aura donc les moyens de peser plus fortement sur de potentielles crises régionales qui éclateraient sur le pourtour méridional de l’Eurasie, au Moyen-Orient, voire en Afrique. La marine russe devra toutefois apprendre à se servir de ce nouvel outil dont elle n’a jamais fait usage auparavant. Ces bâtiments peuvent en outre être mobilisés dans des opérations amphibies sur les côtes russes, dans la grande tradition des opérations soviétiques, en particulier en mer Noire. Cet usage a pu peser dans la décision de mettre en chantier une unité aussi massive qui n’a pas comme vocation unique de sillonner les zones océaniques où les intérêts vitaux de la Russie ne sont pas évidents. Enfin, l’expérience acquise dans la construction de ces mastodontes permettra de préparer le terrain pour la mise en chantier dans les années 2030 d’unités hauturières de surface (destroyers, porte-avions), si la Russie fait le choix de se doter de ce type de plateformes.
Des zones d’ombre critiques
La mise sur cale de ces grands bâtiments d’assaut amphibies soulève un certain nombre de questions. Tout d’abord, quelle sera leur propulsion ? On sait toute la difficulté rencontrée par Saturn pour mettre au point des turbines à gaz indigènes pour les frégates du Projet 22350. Cela semble néanmoins être désormais à portée de l’industriel, bien qu’il subsiste des difficultés avec le réducteur (Zvezda). Or, s’il s’agissait avec les frégates de motoriser une plateforme de 5 400 tonnes, dans le présent cas, on parle d’un navire de 28 000 tonnes (!). Quelle solution pourrait offrir les industriels russes (on écarte l’hypothèse de la propulsion nucléaire) ?
Une piste semble offerte par le développement de pods de propulsion en Russie même. Un industriel russe serait aujourd’hui en mesure de fabriquer et livrer des pods de 2,5 MW et 4,5MW, tandis que des travaux se poursuivent chez un autre industriel pour concevoir un pod de 6,5 MW de puissance. Un propulseur azimutal à pods électriques d’une puissance de 1,5MW aurait déjà été développé et installé sur un bâtiment russe. Pour rappel, les Mistrals français sont propulsés par 2 pods de 7 MW (Alstom) et des moteurs diesels auxiliaires (Wärstilä). Mais ils sont aussi plus légers que leurs futurs homologues russes (21 000 tonnes contre 28 000 tonnes). Autrement dit, s’ils devaient naviguer aujourd’hui, les grands bâtiments amphibies russes seraient largement sous-motorisés, ce qui réduirait leur rayon d’action et, poussés à pleine puissance, compromettrait leur endurance et augmenterait leur usure. On reste dans la problématique de la propulsion classique qui, depuis l’ère soviétique, constitue un problème récurrent pour la flotte russe de surface.
Se pose ensuite la question des engins de débarquement amphibies rapides (E-DAR ou L-CAT). La Russie n’en a pas, et la question s’était posée dans le contexte du contrat Mistral. En 2013, le chantier naval Gorki en partenariat avec AGAT Design Bureau (Saint-Pétersbourg) avait proposé de construire des vedettes de débarquement du Projet A223.
– A223-1 : 1 char T-90 ou 4 BTR-80 ou 4 camions Ural
– A223-2 : 2 T-90 ou 6 BTR-80 ou 6 Ural
– A223-2 : 3 T-90 ou 7 BTR-80 ou 7 Ural
Le plageage se faisait via la proue de la vedette. Selon des sources industrielles russes, la future embarcation devait être conçue du côté de Saint-Pétersbourg, et non pas au Tatarstan…
La construction de ces bâtiments pourrait profiter à l’infanterie de marine et, d’une certaine manière, à l’aéronavale. Cette dernière, largement désargentée et négligée par le dernier plan d’armement (2011-2020), pourrait en effet s’appuyer sur la construction de ces navires pour promouvoir l’élaboration d’un nouvel hélicoptère de lutte ASM. Cette mission est aujourd’hui dévolue aux vénérables Ka-27 qui font l’objet d’un programme de modernisation. Néanmoins, leurs équipements hydroacoustiques ne sont semble-t-il pas concernés par ce programme. Quant au successeur de cette plateforme, le Ka-65 Minoga, peu d’informations sont disponibles à ce jour et son développement semble « oublié ». Seule note positive : l’apparition d’un nouvel hélicoptère d’attaque navalisé, le Ka-52K, développé sous l’impulsion du contrat Mistral. En l’état actuel des choses, il faudrait donc compter sur les Ka-29 ex-soviétiques pour compléter la dotation à bord des futurs grands bâtiments amphibies russes… Il existe donc un risque de sous-équipement en l’état actuel du parc d’hélicoptères dédiés à la lutte ASM et au transport embarqué.
L’admission de ces nouvelles unités amphibies nécessitera par ailleurs une réorganisation de l’infanterie de marine. Il paraît possible que la marine russe affectera en permanence une brigade ou un régiment d’infanterie de marine à chaque bâtiment, afin de ne pas dégarnir les formations concernées (flottes de la mer Noire et du Pacifique). Cela reviendrait donc à mettre sur pied 2 nouvelles unités, en complément des 5 brigades et du bataillon existants aujourd’hui.
Ces grands bâtiments amphibies ne seront pleinement opérationnels, dans le meilleur des cas, qu’à la fin de la décennie. Leur admission au service actif dopera incontestablement les capacités russes de projection. Leur construction devrait cependant constituer une épreuve pour l’industrie navale russe et il convient de s’attendre à des rebondissements.
Sources : BMPD, Interfax, forum spécialisé, RIA Novosti, Vzgliad…
—————————–
Vidéo de la cérémonie de mise sur cale des navires :
Source: Lire l'article complet de Réseau International