Au cinquième jour de négociations, le sommet européen a débouché sur un accord de plan de relance commun. Un événement dont Jacques Sapir retient l’aspect politique plus qu’économique, et qu’il voit comme symptomatique de la crise de l’UE. Analyse.
Le déroulement du Conseil européen des 17-21 juillet apparaîtra, avec un peu de recul, comme un moment important de la décomposition de l’Union européenne. La presse l’a présenté comme dominé par l’affrontement entre les membres «frugaux» et les pays du sud. Ce n’est pas faux, mais c’est aussi extrêmement réducteur, comme nous l’avions noté avec Bruno Amable dans l’émission Russeurope Express en juin dernier. Car les véritables perdants ont été l’Allemagne et la France, qui ont dû accepter de passer sous les fourches caudines du «club des frugaux». La question des montants en jeu fut âprement discutée. Mais c’est s’aveugler sur le cours réel des choses que de se focaliser sur ces montants. Le problème fut, et reste, fondamentalement politique.
L’argent n’est pas la cause
Le débat s’est concentré sur le montant des «subventions» dans le plan de relance post-Covid. Il faut ici rappeler l’histoire du «plan de relance» européen. Issu d’une proposition franco-allemande portant sur 1.500 milliards d’euros, dont 750 de subventions, un montant qui pouvait déjà être considéré comme insuffisant, le plan fut réécrit par la Commission avec une réduction à 750 milliards, dont 500 pour les subventions. Ce qui vient d’être décidé le 21 juillet au petit matin est un plan de 750 milliards d’euros dont 390 de subventions. Par rapport au projet initial, il y a donc une réduction de 48% du montant des subventions.
La position des «frugaux» était connue. Ils souhaitaient que cet argent soit un prêt plus qu’une subvention, et les prêts doivent être remboursés. Si subvention il devait y avoir, elle devait selon eux s’accompagner d’un engagement ferme des pays qui les obtiendraient à se mettre en règle avec l’UE et à appliquer des réformes structurelles drastiques. De fait, sans obtenir tout à fait le droit de véto qu’ils demandaient, les pays «frugaux» ont remporté une incontestable victoire, que ce soit dans la réduction du montant des subventions ou dans la création d’un mécanisme de contrôle à la majorité qualifiée. Qu’ils arrivent à convaincre un ou deux pays et ils détiendront de facto ce droit de véto.
Derrière ces conditions se profilait l’ombre du MES, le Mécanisme européen de stabilité, dont la mise en œuvre provoqua en Grèce une véritable tragédie. Inversement, la position de la France et des pays comme l’Italie et l’Espagne consiste à dire que les États doivent être laissés libres d’user à leur guise de ces subventions, qui sont dans leur nature conjoncturelles, liées aux dommages provoqués par la Covid-19. On arrive donc à des sommes que nous indiquions dans notre chronique du 28 mai sur RT France. Le montant de 390 milliards d’euros sera de toute manière dérisoire face aux besoins des économies.
Par ailleurs, les «frugaux» ont obtenu un accroissement du rabais sur la contribution qu’ils versent à l’UE. À regarder les chiffres et les conditions, il n’est pas difficile de voir qui est sorti vainqueur. Mais, comme on l’a dit, le problème n’est pas dans les montants mais dans les principes.
Cohérences des uns, incohérences des autres
Les débats du 17 au 21 juillet ont en réalité révélé trois conceptions contradictoires de ce que devrait être l’UE. Dans leur refus initial de subventions financées par un emprunt européen, les «frugaux» défendent l’idée que l’Union est une coordination de pays réunis autour des règles du marché unique. Dans ce cas, nulle aide collective n’est à attendre. Sous la pression des Allemands et des Français, ils ont accepté, sans doute provisoirement et non sans arrières pensées, d’abandonner leur position initiale et de considérer que l’UE serait un véritable embryon de fédération, avec des règles s’imposant aux États membres en dehors des termes des traités. Ces deux positions, quoi qu’on puisse par ailleurs en penser, sont logiques et cohérentes. L’Allemagne et la France défendent quant à elles l’idée d’un «entre-deux» dans lequel l’UE pourrait accorder des aides extrabudgétaires mais sans contreparties dures sur les États. Elles soutiennent que cette avancée vers le fédéralisme, qui provoqua un orgasme européiste au commissaire français Thierry Breton, constitue un progrès historique. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les cris de victoire poussés par Emmanuel Macron au matin du 21 juillet.
Un plan de relance massif est adopté : un emprunt commun pour répondre à la crise de manière solidaire et investir dans notre avenir. Nous ne l’avions jamais fait ! La France a porté sans relâche cette ambition. https://t.co/x3ltuf69Ca
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) July 21, 2020
Les raisons de cet entre-deux sont profondes. José Manuel Barroso, en son temps, en avait fait gloire à l’UE, la qualifiant de construction sui generis. De fait, l’Allemagne ne veut ni perdre les avantages immenses qu’elle tire de l’Union et de l’euro, ni perdre sa souveraineté retrouvée dans les années quatre-vingt-dix, ni aller contre l’arrêt de 2009 du tribunal constitutionnel de Karlsruhe selon lequel la démocratie ne pouvait être que nationale devant l’inexistence d’un «peuple européen». La France, quant à elle, s’est engagée depuis longtemps dans cette voie de l’entre-deux, persuadée qu’elle pourrait retrouver avec une UE forte sa splendeur politique passée tout en affectant de ne consentir qu’à des abandons mineurs de sa souveraineté. Une politique qui s’avère désastreuse, tant économiquement que politiquement. Ajoutons que cela serait faire injure à la diplomatie allemande que de ne pas imaginer un possible double jeu de cette dernière, qui cède en partie à la France pour reprendre la main dans un soutien dissimulé aux «frugaux».
L’échec du fédéralisme furtif?
La position des « frugaux » est donc bien plus cohérente que celle de l’Allemagne et de la France. Ces derniers n’ont probablement adopté une politique de fédéralisme ostensible que parce qu’ils savaient qu’elle serait odieuse aux pays d’Europe centrale et orientale, qui n’ont pas recouvré leur souveraineté, niée de 1945 à 1990 par l’URSS, pour l’abandonner à nouveau. En mettant aux subventions des conditions qu’ils savent parfaitement inacceptables, tant pour des pays comme l’Italie ou l’Espagne que pour la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie ou la République tchèque, les «frugaux» font la démonstration par l’absurde de l’impossibilité d’un fédéralisme européen.
La position de l’Allemagne et de la France, qui s’apparente à un fédéralisme furtif, se heurte donc à ses contradictions. Les pressions de ces deux pays sur des États plus petits et plus faibles n’arrangeront rien. Elles ne pourraient, au mieux, que faire monter le sentiment anti-UE en leur sein. Cet accord, et les conditions dans lesquelles il fut obtenu, va laisser des traces. Emmanuel Macron parle d’un accord historique. Il n’a pas tort, mais pas au sens où il l’entend. Historique, cet accord l’est parce qu’il montre qu’un nouveau stade a été franchi dans la décomposition de l’Union européenne.
En définitive, cet accord réalisé avec des ciseaux et de la colle est une cote mal taillée, une forme d’accord à minima. La France devra sans nul doute en payer le prix fort. Mais la démonstration publique aura été faite des divergences irréductibles au sein de l’UE et de la mort du projet que cette dernière à pu porter. La structure survivra encore quelques temps à sa raison d’être. Il faudra bien pourtant en tirer les leçons, et le plus tôt sera le mieux.
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Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec