Une expédition militaire impérative
Afin de comprendre la portée de l’action salvatrice d’Adam Dollard des Ormeaux, il importe d’adopter une vision géopolitique. La colonie française de la vallée du Saint-Laurent compte de 1 200 à 1 500 habitants seulement en 1660. Ville-Marie, notre future métropole, n’est qu’un village de 400 âmes.
Avec l’assentiment du fondateur et gouverneur de Ville-Marie, Paul de Chomedey de Maisonneuve, le commandant Dollard part faire la « petite guerre » (expression amérindienne pour le terme moderne « guérilla ») aux Iroquois sur la rivière des Outaouais, à 30 lieues (une centaine de kilomètres) de l’établissement. Remarquons que la troupe de 17 jeunes Français volontaires est issue de la centaine d’âmes constituant la population masculine adulte de Ville-Marie. Toutefois, 40 Hurons de Québec et 4 Algonquins des Trois-Rivières se joignent à eux.
La Nouvelle-France en 1660.
L’ampleur du danger iroquois
L’Iroquoisie est située au sud-ouest du lac Champlain et au sud du lac Ontario. Son débouché commercial, le fort Orange sur le fleuve Hudson, alors une colonie hollandaise, lui procure des armes à feu. Or, depuis 20 ans, la faune source de pelleterie s’était épuisée sur le territoire iroquois. Vers 1649-1650, les Iroquois détruisirent la Huronie, établie à la baie Georgienne du lac Huron, afin de s’emparer de leur pelleterie. Les génocideurs se rendirent même jusqu’aux environs de Québec pour y massacrer entre 500 et 600 Hurons réfugiés.
Ainsi, l’ennemi iroquois bloque la Grande Rivière (l’Outaouais), dont ils ont aussi chassé les Algonquins. La société laurentienne vivote, menacée par la famine, puisque la fourrure provenant des Grands Lacs constitue le principal article commercial.
La bataille du Long-Sault
Dollard et ses compagnons d’armes cherchent donc à briser ce blocus de la traite des fourrures, conscients que l’expédition est périlleuse. Ils s’installent en mai 1660 dans un endroit stratégique, au pied des rapides du Long-Sault, où la navigation des canots de la pelleterie iroquoise sera vulnérable. Néanmoins, le fortin abandonné occupé par les Français et les alliés amérindiens ne correspond pas aux normes militaires françaises, c’est-à-dire à un fort flanqué. S’attendant à affronter de petites bandes iroquoises successives, ils font plutôt face à l’arrivée inattendue de 200 ennemis.
Quelques jours plus tard, s’ajoute le reste des 500 guerriers de l’armée iroquoise qui rôdait dans les îles de la rivière Richelieu. La troupe de Dollard devient alors plus de 20 fois inférieure en nombre. On apprendra après la bataille du Long-Sault que cette armée fut ainsi détournée de son projet initial d’anéantir la colonie française.
Malgré la défection d’une majorité des alliés hurons, le groupe de Dollard réduit à une trentaine d’hommes résiste pendant de nombreux jours avant la défaite inévitable. Les cinq Français capturés sont martyrisés : les Iroquois pratiquent la torture des prisonniers suivie du cannibalisme rituel. Des prisonniers hurons s’évadent et rapportent le massacre. La Relation de 1659-1660 des jésuites et la correspondance de Marie Guyart (Marie de l’Incarnation) alertent la mère-patrie.
Mort héroïque de Dollard au Long-Sault. Bas-relief de Louis-Philippe Hébert, 1895, monument à Maisonneuve, place d’Armes, Montréal, photo de Jean Gagnon (2011-05-23).
Un paradoxe propice
Le sacrifice imprévu de Dollard et de ses compagnons ne pouvait que marquer les esprits, angoissés par la terreur récurrente qui pesait sur la destinée de la colonie française. Mais le cruel ennemi iroquois connaît maintenant le tenace esprit de résistance des Français.
L’expédition de Pierre-Esprit Radisson et Médard Chouart Des Groseillers, composée de 60 canots avec sa riche cargaison de pelleteries, parcourt sans encombre la rivière des Outaouais pour se rendre à Ville-Marie en août 1660 : la viabilité économique de la Nouvelle-France est restaurée. Les colons peuvent aussi faire la récolte et échapper à la famine.
Bellicistes irrépressibles, les Iroquois sèment la terreur dans la colonie en tuant plus de 100 Français en 1661. Finalement, le roi Louis XIV envoie le régiment Carignan-Salières (1 300 soldats), qui pacifie la nation iroquoise des Agniers en 1666.
C’est un fascinant paradoxe de l’Histoire : l’infortune de la troupe courageuse de Dollard se transforma en chance de survie pour la Nouvelle-France, qui était au bord de l’anéantissement ou de l’abandon.
Commémoration
Il convient de réhabiliter la mémoire de Dollard des Ormeaux et de ses vaillants compagnons.
Statue de Dollard par Alfred Laliberté, parc Lafontaine, Montréal, photo de Gene.arboit (2005-08-29).
Pourquoi ? Afin de riposter contre les forces dissolvantes qui pervertissent l’histoire afin de soumettre le peuple québécois, comme les autres peuples occidentaux, à la culpabilisation, à la repentance, au dénigrement de soi. Quant aux Français à l’origine du peuplement de la vallée du Saint-Laurent, on prétend faussement qu’ils ont accaparé le territoire, alors qu’il était vide de populations sédentaires. Ainsi, Tadoussac devint le premier établissement humain permanent de la vallée laurentienne en 1600 ; suivirent ceux de Québec (1608), des Trois-Rivières (1634), de Ville-Marie (1642). Les bandes de chasseurs amérindiens en séjour dans la vallée furent heureuses de contracter une alliance avec les Français pour contrer leurs terribles ennemis iroquois.
Date de la commémoration ?
Pendant des décennies (1919-1966), le clergé nationaliste du Canada français avait popularisé la commémoration de l’exploit de Dollard le lundi qui précède le 25 mai de chaque année, puisque la bataille du Long-Sault eut lieu en mai 1660 (vers le début du mois) ; c’était le jour férié de la reine Victoria, vénérée par les Canadiens anglais.
En remplacement, la Journée nationale des patriotes fut célébrée à partir de 2003, selon le décret du gouvernement dirigé par Bernard Landry. En effet, c’est au mois de mai 1837 que s’amorça partout au Bas-Canada une série d’assemblées populaires revendiquant la démocratie.
Comme le combat des braves du Long-Sault, celui des démocrates du Bas-Canada fut tout aussi sacrificiel et glorieux. Il convient donc de relancer la commémoration de Dollard et des siens à la même date que celle des patriotes, dont Jean-Olivier Chénier.
Le charisme
Ces combattants de l’histoire du Québec sont tous des « porteurs de charisme », selon l’expression du sociologue Max Weber. Définition de charisme : « Autorité, fascination irrésistible qu’exerce un homme sur un groupe humain et qui paraît procéder de pouvoirs (quasi) surnaturels. » (CNRTL) Néanmoins, Weber considère le charisme comme une énergie isolée destinée à se dégrader ; il s’agirait d’une entropie irréversible. Or, comme être vivant, l’homme est en perpétuel enrichissement parce qu’il est lié à un milieu d’échanges variés. Contrairement à ce que Weber prétend, le charisme peut donc augmenter, ou même réapparaître après une période d’éclipse. L’historien Jules Michelet affirme : « L’histoire est une résurrection de la vie intégrale non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds. »
Les héros sont des figures inspirantes qui mobilisent le peuple en lui communiquant leur élan vital. Relayé aux générations successives, celui-ci devient pérenne malgré les aléas de l’histoire. Le peuple québécois régénère ainsi son identité et sa volonté d’émancipation. C’est là le meilleur antidote au nihilisme ambiant. Honneur à tous ces personnages marquants qui ont façonné l’histoire du peuple québécois !
Sources
Groulx (Lionel), Dollard est-il un mythe ?, Fides, Montréal, 1960, 59 p.
Groulx (Patrice), Pièges de la mémoire : Dollard des Ormeaux, les Amérindiens et nous, Vent d’Ouest, Hull, 1998, 436 p. Malgré son biais axiologique hostile aux Français, qui produit un discours rédhibitoire, cet ouvrage est utile par sa riche documentation.
Vachon (André), « Dollard des Ormeaux (Daulat, Daulac), Adam », Dictionnaire biographique du Canada (vol. 1), Université Laval / Université de Toronto, 2016 (1966).
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec