Les noces de Thétis et Pélée furent célébrées en présence de toutes les divinités de l’Olympe, à l’exception d’Éris, déesse de la Discorde. qui n’avait pas été conviée. Pour se venger de cet affront, elle s’invita et jeta sur la table du banquet une pomme d’or gravée de ces mots : « A la plus belle« . Evidemment, la discorde éclata bientôt entre Héra, Athéna et Aphrodite qui se précipitèrent pour la saisir. S’ensuivit le jugement de Pâris, l’enlèvement d’Hélène et la guerre de Troie…
En bonne héritière de la culture grecque, la Russie a plusieurs pommes à son arc : S 400, pourparlers de paix en Syrie qui ont saucissonné la rébellion modérément modérée durant des années… Toutefois, le fruit de la discorde par excellence reste le Nord Stream II, comme nous le rappelle un très bon (quoique incomplet) article de International Affairs. L’unité de l’OTAN est mise à mal comme jamais, explique l’auteur, mais ça va en réalité bien au-delà.
Si l’on en croit Bolton, qui semble crédible sur ce point, c’est le gazoduc baltique qui était à l’origine des menaces trumpiennes de quitter l’organisation : puisque nous payons pour votre défense, achetez notre gaz, même s’il est plus cher. La logique mercantile du Donald rejoignait alors, quoique pour des raisons très différentes, les préocuppations du Deep State visant à empêcher la connexion énergétique entre le Heartland et la case européenne du Rimland. Les stratèges américains étaient cependant bien embêtés que l’OTAN, bras armé US sur le Vieux continent, soit mise dans la balance.
Finalement, la question de la sortie de l’Alliance atlantique écartée, tout le monde s’est retrouvé sur la « nécessité » de multiplier les sanctions contre le gazoduc. Mais c’est là qu’intervient la seconde rupture : pour la première fois depuis longtemps, l’Allemagne menace de réagir en imposant des contre-sanctions contre tonton Sam, voire de les coordonner avec ses voisins au nom d’un nouveau concept à la mode apparu il y a quelques mois, la « souveraineté européenne ».
Si la notion peut prêter à sourire dans la bouche des Macron & Co, il n’en reste pas moins qu’elle peut avoir son importance dans le divorce euro-atlantique. Quand on sait que la construction européenne a été, dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, échafaudée dans les couloirs de Washington, on mesure le chemin parcouru ou, en décodé, la dégringolade du système impérial.
A cette occasion, une autre rupture, plus personnelle, se fait jour entre le Congrès US, dépositaire de l’étatisme profond, et Frau Milka. On se rappelle que l’élection présidentielle de 2016 avait jeté les euronouilles dans les bras du Congrès américain, au nom d’une commune opposition à l’abominable Donald des neiges. C’était déjà dans les tuyaux, comme nous l’expliquions à l’été 2017 :
La recomposition tectonique à laquelle nous assistons laisse rêveur. Pour résumer très schématiquement en trois dates (respectivement, il y a un an, six mois et aujourd’hui) :
- Congrès + Maison blanche + UE vs Moscou
- Congrès + UE vs Moscou + Maison blanche
- Congrès vs Moscou + Maison blanche + UE
Déjà en cause, à l’époque, les sanctions sur ce satané Nord Stream II ! Depuis, les euronouilles ont (pour une fois) tenu et le fossé s’est même accentué, alors que Trump, lui, a changé casaque. Un quatrième axiome a donc émergé :
- Congrès + Maison blanche vs Moscou + UE
Ligne de fracture atlantique accentuée, rapprochement eurasien. Les alarmes semblent avoir sonné dans les travées du Capitole qui envisagerait le train de sanctions le moins pénalisant, histoire de ne pas exacerber le fossé avec le Vieux continent. Certes, le conditionnel reste de mise mais le ton général de la presse allemande est à l’optimisme.
Attention tout de même au timing car, dans ce thriller sans fin, les considérations techniques prennent également toute leur importance. Copenhague, qui, après un feuilleton interminable, avait donné son autorisation pour la pose de tubes par la compagnie suisse, a dû réémettre une autorisation pour le travail de navires… à ancre. Apparemment moins vifs que leurs ancêtres vikings, faisant surtout preuve d’une mauvaise volonté évidente sous pression américaine, les Danois ont mis plus de six mois à signer le papier. Le permis mettant un autre mois pour entrer en fonction, Gazprom pourra commencer les travaux le 3 août.
Or, un groupe de faucons sénatoriaux impériaux, soucieux de procéder le plus vite possible au vote des sanctions (sans doute légères, cf. ci-dessus), a proposé de l’inclure dans la discussion sur le budget militaire. Celui-ci est traditionnellement adopté en automne, le 1er octobre précisément, bien qu’il ait fallu attendre le 4 décembre l’année dernière.
Si la proposition des sénateurs est acceptée et si le vote a bien lieu début octobre, cela laissera deux mois à Gazprom pour terminer le gazoduc. Coïncidence que n’aurait pas reniée le grand Hitchcock, c’est justement le temps approximatif que mettraient les deux bateaux russes pour finir la pose des tubes s’il n’y a pas de tempête !
Décidément, le pipeline de la discorde va se jouer dans les arrêts de jeu…
*** MAJ 16.07 ***
Plus un empire décline, plus il ressort à des méthodes de gangster pour enrayer sa chute. Ce classique de l’Histoire est à nouveau palpable avec le comportement erratique de Washington vis-à-vis du Nord Stream II.
Mike « il voulut être César, il ne fut que » Pompeo vient donc d’annoncer que le projet tombait désormais sous le coup de l’invraisemblable loi CAATSA. Adoptée en 2017, celle-ci vise bonnement tous ceux qui ont le malheur de déplaire à Washington, sans qu’une quelconque justification ne soit nécessaire. Pire, la pantalonnade est maintenant rétroactive. En son temps, T Rex avait en effet exclu le gazoduc du champ d’application du CAATSA, car le projet était déjà commencé au moment de la promulgation de la loi. Son successeur n’a pas de ces délicatesses, annulant purement et simplement l’exemption.
Ces méthodes d’Etat voyou suscitent évidemment l’inquiétude de ceux qui souhaitent maintenir la légitimité du leadership US et ses alliances. C’est par exemple le cas du Boston Globe qui se lamente ouvertement de ce chantage digne d’une république bananière. Tout est dit dans le titre : « L’Amérique ivre de sanctions se retourne contre ses amis ». La suite n’est pas en reste et fait d’ailleurs écho à ce que nous écrivions plus haut.
« La frénésie de sanctions de Washington entre dans une nouvelle phase. Après avoir sanctionné chaque pays que nous pouvions considérer comme un adversaire, nous commençons à sanctionner nos propres amis (…) Le Congrès se dirige vers des sanctions contre l’Allemagne, un allié fondamental depuis des générations (…) Cela pourrait nous placer en conflit direct avec Merkel, qui a pourtant toujours été très pro-américaine et est considérée comme le dirigeant le plus important en Europe (…) Sanctionner des adversaires peut être une bonne ou une mauvaise politique selon les circonstances. Sanctionner des alliés ne peut qu’être mauvais. Nous pourrions avoir besoin d’eux un jour. »
Des mots de simple bon sens, qui devraient tout de même être entendus par les esprits réalistes du Congrès (mais combien sont-ils ?), soucieux de ne pas provoquer une grave rupture de la relation transatlantique. Comme nous le disions hier :
Ligne de fracture atlantique accentuée, rapprochement eurasien. Les alarmes semblent avoir sonné dans les travées du Capitole qui envisagerait le train de sanctions le moins pénalisant, histoire de ne pas exacerber le fossé avec le Vieux continent.
Même l’Atlantic Council, think tank impérial pourtant bon teint, est inhabituellement réticent et se demande d’ailleurs si cette révision du CAATSA aura quelque effet. La version modifiée conserve en effet un codicille de poids : « Les Etats-Unis coordonneront les sanctions avec leurs alliés ». Donc avec l’Allemagne, qui ne veut rien lâcher sur ce dossier.
De plus, la révision n’autorise pas en elle-même de nouvelles sanctions. Elle ne fait qu’amplifier l’étendue de celles que pourra voter le Congrès, au plus tôt en octobre comme on l’a vu. D’ici là, le gazoduc sera peut-être déjà terminé.
A moins que… Notre feuilleton à suspense ne serait décidément pas complet sans la visite de Pompeo prévue la semaine prochaine au Danemark (comme par hasard). Pourra-t-il faire pression sur Copenhague pour annuler le permis délivré aux bateaux russes ? Le délai d’un mois que nous avions évoqué permet théoriquement de faire appel de la décision du gouvernement danois. Verra-t-on, actionnée par Washington, une quelconque association de défense des crevettes roses ou des calamars baltiques s’opposer au passage du tube ? Notre Grand jeu peut parfois prendre de singulières tournures…
Une autre interrogation concerne l’extension du Turk Stream, elle aussi visée par la modification du CAATSA. Les pays d’Europe balkanique et centrale pourront-ils résister aux injonctions de l’empire comme le fait Berlin ? Tonton Sam va-t-il réussir l’exploit de liguer toute l’UE contre lui ? Les réponses sont pour bientôt.
Une chose semble en tout cas de plus en plus certaine, sur laquelle nous concluions un billet fin juin :
Il y a trois mois, Moscou avait une occasion en or de faire payer la monnaie de sa pièce à l’aigle, embourbé dans la dégringolade des cours du pétrole. Pourtant, sans que l’on sache trop pourquoi, Poutine a une nouvelle fois refusé de franchir le Rubicon. Si ce geste de bonne volonté visait à alléger les sanctions, il s’est fourré le doigt dans l’œil. Le Heartland ne peut et ne pourra jamais rien attendre de la thalassocratie impériale.
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