Dans cet article, Rupert Sheldrake clarifie son hypothèse controversée des champs morphiques et de la résonance morphique, une expansion révolutionnaire du concept d’évolution darwinienne qui décrit la manière dont les organismes vivants acquièrent leurs différentes formes et développent leurs caractéristiques uniques. Les implications sont considérables et permettent d’expliquer les phénomènes d’interconnexion — comme la télépathie — négligés par la science traditionnelle.
Les champs morphiques sont à la base de l’organisation des animaux, des plantes, des cellules, des protéines, des cristaux, des cerveaux et des esprits. Ils permettent d’expliquer les habitudes, les souvenirs, les instincts, la télépathie et le sens de l’orientation. Ils possèdent une mémoire inhérente. Ils laissent à entendre que les nombreuses soi-disant lois de la Nature sont plutôt des habitudes.
Il s’agit, bien sûr, d’une hypothèse controversée.
Les champs de la morphogenèse
Mon intérêt pour ce nouveau type de domaines s’est développé à l’époque où j’effectuais des recherches sur le développement des plantes à l’université de Cambridge. Au départ, je ne m’intéressais qu’à un type particulier de champ morphique, à savoir les champs morphogénétiques.
Comment, à partir de spores ou de graines, les plantes se développent-elles pour atteindre la forme caractéristique de leur espèce ? Comment les feuilles des fougères, des chênes et des bambous acquièrent-elles leur forme ? Ces questions sont liées à ce que les biologistes appellent la morphogenèse, la naissance de la forme (grec : morphe = forme ; genèse = naissance), l’un des grands problèmes de la biologie qui demeurent non résolus.
Dans la Grèce antique, les philosophies de la forme se divisaient en deux grandes catégories. Après Platon, les formes des organismes vivants étaient considérées comme des copies imparfaites d’archétypes transcendants, ou Formes idéales.
L’étudiant de Platon, Aristote, pensait que les Formes des animaux et des plantes étaient façonnées par leur âme, qui contenait la forme du corps et attirait l’organisme en développement vers la forme caractéristique de son espèce.
Une idée similaire s’est poursuivie en Europe dans la tradition vitaliste de la biologie. Mais à la fin du XIXe siècle, l’école de pensée mécaniste prédominait, considérant toute morphogenèse comme un processus mécaniste déterminé par des produits chimiques hérités, qui sont maintenant identifiés à l’ADN.
L’approche naïve consiste simplement à dire que la morphogenèse est génétiquement programmée. Les différentes espèces ne font que suivre les instructions de leurs gènes. Mais quelques instants de réflexion suffisent à établir la faiblesse de cette réponse. Toutes les cellules du corps contiennent les mêmes gènes. Dans votre corps, le même programme génétique est présent au sein de vos yeux, vos reins et vos doigts. S’ils sont tous programmés de la même façon, comment se développent-ils d’une façon si différente ?
Grâce aux grands triomphes de la biologie moléculaire, nous connaissons le rôle véritable des gènes. Certains codent pour la séquence des acides aminés dans les protéines, d’autres sont impliqués dans le contrôle de la synthèse des protéines. Ils permettent aux organismes de fabriquer des protéines spécifiques. Mais ceux-ci ne peuvent à eux seuls rendre compte de la forme. Vos bras et vos jambes sont chimiquement identiques. S’ils étaient broyées et analysées biochimiquement, ils seraient impossibles à distinguer. Mais ils présentent toutefois des formes différentes. Pour expliquer leur forme, il est nécessaire de prendre en compte d’autres facteurs que les seuls gènes et protéines.
Les biologistes qui étudient le développement des formes chez les plantes et les animaux sont depuis longtemps conscients de ces problèmes, et depuis les années 1920, beaucoup d’entre eux ont adopté l’idée selon laquelle les organismes en développement sont façonnés par des champs appelés champs morphogénétiques. Ces champs sont un peu comme des plans invisibles qui sous-tendent la forme de l’organisme en croissance. Mais ils ne sont pas, bien sûr, conçus par un architecte, pas plus qu’un « programme génétique » n’est censé être conçu par un programmateur informatique. Ce sont des champs : des régions d’influence auto-organisées, analogues aux champs magnétiques et autres champs reconnus inhérents à la nature.
Mais personne ne sait ce que sont ces champs ni comment ils fonctionnent. La plupart des biologistes pensent qu’ils seront un jour expliqués par la physique et la chimie ordinaires. Il s’agit d’un vœu pieux.
Après dix ans de recherche en biologie du développement, je suis arrivé à la conclusion que ces champs ne constituent pas seulement une façon de parler des processus mécaniques standards, ils représentent quelque chose de vraiment nouveau.
L’idée des champs morphogénétiques a été avancée pour la première fois par Alexander Gurwitsch en 1920.
L’idée des champs morphogénétiques a été indépendamment proposée par Gurwitsch en Russie en 1922, Hans Spemann en Allemagne en 1924 et Paul Weiss à Vienne en 1926. Tous étaient d’éminents biologistes du développement, et Spemann a reçu le prix Nobel en 1935 pour ses travaux sur l’embryologie.
Ces théories de champ ont à l’époque exercé une grande influence, mais avec l’essor de la génétique et de la biologie moléculaire, elles ont été éclipsées par la tendance à une explication ascendante de la morphogenèse en termes de mécanismes moléculaires, plutôt qu’à l’approche holistique descendante qui était intrinsèque au concept de champ.
L’hypothèse des champs morphiques
Ce fut le point de départ de mon propre développement de l’hypothèse des champs morphiques proposée pour la première fois dans mon livre Une nouvelle science de la vie[1] [la traduction française est rognée de plusieurs paragraphes – NdT] et développée plus avant dans The Presence of the Past[2] [« La présence du passé », ouvrage non traduit en français – NdT] .
Tous les systèmes auto-organisés sont des ensembles composés de parties, qui sont elles-mêmes des ensembles à un niveau inférieur, comme les atomes dans les molécules et les molécules dans les cristaux. Il en va de même pour les organites dans les cellules, les cellules dans les tissus, les tissus dans les organes, les organes dans les organismes, les organismes dans les groupes sociaux. À chaque niveau, le champ morphologique donne à chaque ensemble ses propriétés caractéristiques, et interconnecte et coordonne les parties constitutives.
Les champs responsables du développement et du maintien de la morphologie des plantes et des animaux sont appelés champs morphogénétiques. Chez les animaux, l’organisation du comportement et de l’activité mentale dépend des champs comportementaux et mentaux. L’organisation des sociétés et des cultures dépend des champs sociaux et culturels[3]. Tous ces types de champs d’organisation sont des champs morphogénétiques[4].
Les champs morphiques sont situés à l’intérieur et autour des systèmes qu’ils organisent. À l’instar des champs quantiques, ils fonctionnent de façon probabiliste. Ils restreignent, ou imposent un ordre à l’indéterminisme inhérent aux systèmes soumis à leur influence. Ainsi, par exemple, un champ protéique organise la manière dont la chaîne d’acides aminés — la « structure primaire », déterminée par les gènes — s’enroule et se replie pour donner la forme tridimensionnelle caractéristique de la protéine, et « choisit » parmi de nombreuses structures possibles, toutes également possibles d’un point de vue énergétique. Les champs sociaux coordonnent le comportement des individus au sein des groupes sociaux, comme par exemple le comportement des bancs de poissons ou des nuées d’oiseaux[5].
Le mathématicien René Thom a créé des modèles mathématiques de champs morphogénétiques dans lesquels les points terminaux vers lesquels les systèmes se développent sont définis comme des attracteurs[6]. Dans la branche des mathématiques connue sous le nom de dynamique, les attracteurs représentent les limites vers lesquelles les systèmes dynamiques sont tirés. Ils fournissent une méthode scientifique de réflexion sur les finalités, les buts, les objectifs ou les intentions. Tous les champs morphiques contiennent des attracteurs.
La caractéristique la plus controversée de cette hypothèse repose sur le fait que la structure des champs morphiques dépend des événements antérieurs. Ils contiennent une sorte de mémoire. Par la répétition, les modèles qu’ils organisent deviennent de plus en plus probables, de plus en plus habituels. La force qu’exercent ces champs est la force de l’habitude.
Quelle que soit l’explication de son origine, une fois qu’un nouveau champ morphique, un nouveau modèle d’organisation, a vu le jour, le champ devient plus fort à force de répétition. Le même schéma a plus de chances de se reproduire. Plus les schémas sont répétés, plus ils deviennent probables. Les champs contiennent une sorte de mémoire cumulative et acquièrent un caractère de plus en plus habituel. Les champs évoluent dans le temps et constituent la base des habitudes. De ce point de vue, la Nature est essentiellement habituelle. Même les soi-disant « lois de la Nature » pourraient davantage ressembler à des habitudes.
Le moyen par lequel une information ou une structure d’activité est transférée d’un système précédent à un système suivant de même type est appelé résonance morphique. La résonance morphique implique l’influence des précédentes structures d’activité sur des structures d’activités subséquentes similaires et organisée par les champs morphiques. À travers la résonance morphique, les influences causales formatives passent à la fois à travers l’espace et le temps, et ces influences ne s’estompent pas avec la distance que créé l’espace ou le temps, car elles tirent seulement leur origine du passé. Plus le degré de similitude est important, plus l’influence de la résonance morphique l’est aussi.
La résonance morphique donne une mémoire inhérente aux champs à tous les niveaux de complexité. Tout système morphique donné, par exemple celui d’un écureuil, s’accorde avec des systèmes similaires antérieurs, en l’occurrence des écureuils antérieurs de son espèce. Par ce processus, chaque écureuil individuel puise dans une mémoire collective ou commune de son espèce et y contribue à son tour. Dans le domaine humain, ce type de mémoire collective correspond à ce que le psychologue C.G. Jung a appelé « l’inconscient collectif ».
Un exemple de la propagation d’un nouveau modèle de comportement suggérant la résonance morphique s’est produit à partir des années 1920 en Grande-Bretagne, lorsque des réserves de lait frais étaient livrées aux portes des maisons tous les matins sauf le dimanche et que les mésanges bleues — appelées petites bleues en Grande-Bretagne — se sont mises à voler la crème du lait. À cette époque, les mésanges bleues et plusieurs espèces apparentées ont commencé à voler la crème en enlevant les bouchons et en buvant la crème depuis le goulot des bouteilles. La première mention de cette habitude remonte à 1921, à Southampton, et elle s’est répandue dans toute la Grande-Bretagne sous la surveillance d’ornithologues amateurs entre 1930 et 1947. Une fois que le vol de crème était découvert dans un endroit particulier, il se répandait localement par imitation. Une analyse détaillée des enregistrements effectués par des scientifiques de l’université de Cambridge a montré que le vol de crème a probablement été découvert de façon indépendante au moins 89 fois dans les îles britanniques. La propagation de l’habitude s’est accélérée avec le temps. Cette habitude s’est également répandue en Europe continentale. Les données néerlandaises sont particulièrement intéressantes. Les livraisons de lait ont cessé pendant la Seconde Guerre mondiale et ont repris en 1947. Les mésanges bleues ne vivent que quelques années [deux à trois ans en milieu naturel – NdT], et celles qui avaient acquis cette habitude avant la guerre n’ont probablement pas survécu jusqu’à cette date. Néanmoins, les assauts sur les bouteilles de lait ont rapidement recommencé[7].
La résonance morphique devrait être détectable dans les domaines de la physique, de la chimie, de la biologie, du comportement animal, de la psychologie et des sciences sociales. Mais des systèmes établis de longue date, tels que les atomes de zinc, les cristaux de quartz et les molécules d’insuline, sont régis par des champs morphiques si puissants, avec des sillons d’habitude si profonds, que peu de changements peuvent y être observés. Ils se comportent comme si ils étaient régis par des lois fixes.
En revanche, plus leurs répétitions augmentent, plus les nouveaux systèmes devraient montrer une tendance à croître. Ils devraient devenir de plus en plus probables ; ils devraient se produire plus facilement au fil du temps. Par exemple, lorsque dans le cadre d’une recherche effectuée par des chimistes un nouveau composé chimique est synthétisé puis cristallisé, un certain laps de temps peut s’écouler avant que le cristal ne se forme pour la première fois. Il n’existe pas de champ morphique préexistant pour cette structure réticulée. Mais lorsque les premiers cristaux se formeront, il sera plus facile pour des cristaux similaires d’apparaître n’importe où dans le monde. Plus le composé sera fréquemment cristallisé, plus sa cristallisation deviendra aisée.
En fait, les nouveaux composés ont effectivement tendance à cristalliser plus facilement à mesure qu’ils sont fabriqués. Les chimistes expliquent généralement cet effet par le fait que les « graines » des nouveaux cristaux se répandent dans le monde entier sous forme de particules de poussière invisibles dans l’air, ou que les chimistes apprennent des autres comment procéder. Mais l’hypothèse des champs morphiques prédit néanmoins que ce phénomène devrait se produire dans des conditions normalisées, même si les particules de poussière sont filtrées et extraites de l’air.
Le turanose, une sorte de sucre, fut pendant des décennies considéré comme un liquide, mais après sa première cristallisation dans les années 1920, il s’est mis à former des cristaux dans le monde entier. Les cas où un type de cristal apparaît et est ensuite remplacé par un autre sont encore plus frappants. Par exemple, le xylitol, un alcool de sucre utilisé comme édulcorant dans les chewing-gums, fut préparé pour la première fois en 1891 et fut considéré comme un liquide jusqu’en 1942, lorsqu’une forme fondant à 61 degrés centigrades s’est cristallisée. Quelques années plus tard, une autre forme avec un point de fusion à 94 degrés centigrades est apparue, et par la suite, la forme initiale n’a plus jamais pu être produite. Les cristaux du même composé qui existent sous différentes formes sont appelés polymorphes. Le remplacement d’un polymorphe par un autre est un problème récurrent dans l’industrie pharmaceutique. Par exemple, l’antibiotique ampicilline a d’abord été cristallisé sous forme de monohydrate, avec une molécule d’eau de cristallisation par molécule d’ampicilline. Dans les années 1960, elle a commencé à cristalliser sous forme de trihydrate, avec une forme cristalline différente, et malgré des efforts persistants, le monohydrate n’a pas pu à nouveau être fabriqué[8].
Connexions avec la physique quantique
Les expériences visant à tester les aspects spatiaux des champs morphiques impliquent une sorte de non-localité qui n’est actuellement pas reconnue par la science institutionnelle. Néanmoins, il pourrait s’avérer que ces aspects soient liés à la non-localité ou à la non-séparabilité qui fait partie intégrante de la théorie quantique, impliquant des connexions ou des corrélations à une distance insoupçonnée par la physique classique. Albert Einstein trouvait profondément rebutante l’idée d’une « action troublante à distance » impliquée par la théorie quantique ; mais ses pires craintes se sont avérées fondées[9]. Des preuves expérimentales récentes révèlent que ces liens sont au cœur de la physique.
Plusieurs physiciens ont été intrigués par les connexions possibles entre les champs morphiques et la théorie quantique, notamment John Bell (du théorème de Bell) et David Bohm, dont la théorie de l’ordre implicite — basée sur la non-séparabilité des systèmes quantiques — s’est avérée extraordinairement compatible avec mes propres propositions[10]. Ces liens ont également été explorés par le physicien quantique américain Amit Goswami[11] et par le physicien quantique allemand Hans-Peter Dürr[12]. Mais on ne sait pas encore exactement comment les champs morphiques pourraient s’intégrer à la physique quantique, ne serait-ce que parce que les implications de la théorie quantique pour les systèmes complexes comme les cellules et les cerveaux sont encore obscures.
Les expériences des champs morphiques
L’hypothèse des champs morphiques est une hypothèse scientifique, et en tant que telle, elle est expérimentalement vérifiable. Il existe plusieurs façons possibles de l’étudier via l’expérimentation, et cela a déjà été fait. Certains de ces tests tentent de détecter les champs lorsqu’ils relient dans l’espace différentes parties d’un système ; d’autres tests recherchent les effets de la résonance morphique dans le temps.
La façon la plus simple de tester directement les champs morphiques consiste à travailler avec des organismes vivant en sociétés. Des individus peuvent être séparés des autres de manière à ce qu’ils ne puissent pas communiquer entre eux par des moyens sensoriels normaux. Si des informations circulent encore entre eux, cela impliquerait l’existence d’interconnexions du type de celles fournies par les champs morphiques. Le transfert d’informations par le biais des champs morphiques pourrait contribuer à expliquer la télépathie, qui se produit généralement entre les membres de groupes qui partagent des liens sociaux ou émotionnels.
Lorsque j’ai commencé à chercher des preuves de liens entre les membres de mêmes groupes sociaux, j’ai découvert que je pénétrais des domaines très peu compris par la science. Par exemple, personne ne sait comment les sociétés de termites sont coordonnées de manière telle que ces petits insectes aveugles sont capables de construire des nids élaborés à l’architecture interne complexe[13]. Personne ne comprend comment des nuées d’oiseaux ou des bancs de poissons peuvent changer de direction aussi rapidement sans que les individus ne se heurtent les uns les autres[14]. De même, personne ne comprend la nature des liens sociaux humains.
Un domaine particulièrement prometteur pour ce type de recherche concerne la télépathie entre les personnes et les animaux domestiques, comme l’explique mon livre Ces chiens qui attendent leur maître et autres pouvoirs inexpliqués des animaux. Par exemple, de nombreux chiens et chats semblent connaître le moment où leurs propriétaires rentrent à la maison, même lorsqu’ils le font à des heures inhabituelles dans des véhicules peu familiers, comme les taxis, et que personne à la maison ne connaît le moment de leur retour. Les animaux semblent répondre par télépathie aux intentions de leurs propriétaires[15].
Selon l’hypothèse de la causalité formative, les champs morphiques s’étendent au-delà du cerveau dans l’environnement, nous reliant aux objets de notre perception, et sont capables de les affecter par notre intention et notre attention[16]. C’est un autre aspect des champs morphiques qui se prête aux essais expérimentaux. De tels champs signifieraient que nous pouvons affecter les choses simplement en les regardant, d’une manière qui ne peut être expliquée en termes de physique conventionnelle. Par exemple, nous pourrions être en mesure d’influencer d’autres personnes en les regardant de dos, alors qu’elles n’ont aucun autre moyen de savoir que nous les observons.
Le sentiment d’être regardé de dos est en fait une sensation courante. Les expériences indiquent déjà qu’il s’agit d’un phénomène réel[17]. Il semble inexplicable en termes de coïncidence fortuite, de sens connus ou de domaines actuellement reconnus par les physiciens.
Les problèmes non résolus de la navigation, de la migration et du retour des animaux peuvent également dépendre de champs invisibles les reliant à leur destination[18]. En effet, ceux-ci pourraient agir comme des élastiques invisibles qui les connecteraient à leur habitat. Dans le langage de la dynamique, cet habitat [leur « maison » – NdT] peut être considérée comme un attracteur[19].
La résonance morphique en biologie
L’accumulation d’habitudes peut être observée de façon expérimentale uniquement dans le cas de nouveaux schémas de développement et de comportement.
Des observations de mouches du vinaigre ont déjà montré que des effets de résonance morphique peuvent se produire dans le domaine de la morphogenèse. Lorsque les œufs de mouches du vinaigre furent exposés à un produit chimique (l’éther diéthylique), certains d’entre eux se sont anormalement développés et se sont transformées en mouches à quatre ailes au lieu de deux. Lorsque ce traitement fut répété génération après génération, de plus en plus de mouches développèrent quatre ailes, même si leurs ancêtres n’avaient jamais été exposés au produit chimique[20].
Dans les années 1950, le biologiste britannique Conrad Hal Waddington (1905-1975) a mené une série d’expériences dans son laboratoire avec des mouches du vinaigre. Dans l’une de ces expériences, il a exposé des œufs de mouches du vinaigre à des fumées d’éther pendant vingt-cinq minutes, environ trois heures après leur ponte. Une fois écloses de leurs œufs, un nombre statistiquement significatif de mouches ont développé quatre ailes au lieu des deux habituelles. Waddington a ensuite sélectionné ces mouches anormales comme parents de la génération suivante, qu’il a à nouveau soumise au stimulus de l’éther. En poursuivant cette expérience pendant plusieurs générations, il a découvert qu’en huit générations seulement, un nombre important de mouches du vinaigre naissaient de façon anormale avec quatre ailes, même lorsqu’elles n’étaient pas exposées au stimulus de l’éther. Puis, dans les années 1980, la généticienne Mae-Wan Ho (1941-2016) et ses collègues ont répété les expériences de
Waddington sur les mouches du vinaigre, mais cette fois, au lieu de sélectionner uniquement des mouches anormales comme parents pour la génération suivante, elle a permis à toutes les mouches de s’accoupler au hasard. Néanmoins, elle et ses collègues ont constaté que le pourcentage de mouches du vinaigre anormales « augmentait progressivement de 2 pour cent dans la première génération à plus de 30 pour cent dans la dixième ». Une partie de cet effet peut avoir été attribuable à l’héritage épigénétique, mais lorsque Ho et ses collègues ont répété l’expérience avec un nouveau lot de mouches du vinaigre, au lieu des 2 pour cent qui ont développé quatre ailes dans la première génération, ce sont 10 pour cent d’entre elles l’ont fait ; au lieu des 6 pour cent au sein de la deuxième génération, 20 pour cent avaient quatre ailes. Ces résultats suggèrent un effet de résonance morphique[21].
Il existe également de nombreuses preuves circonstancielles que le comportement animal peut rapidement évoluer, comme si une mémoire collective s’accumulait par résonance morphique. En particulier, des adaptations à grande échelle dans le comportement des animaux domestiques se sont produits partout dans le monde.
Un exemple concerne les gardiens de bétail. Les éleveurs de l’Ouest américain ont découvert qu’ils pouvaient économiser de l’argent en utilisant de fausses clôtures à bétail constituées de bandes peintes en travers de la route. Les véritables barrières à bétail sont constituées d’une série de tubes d’acier parallèles ou de rails avec des espaces entre eux, ce qui rend le passage du bétail difficile, voire pénible. Cependant, le bétail d’aujourd’hui n’essaie généralement même pas de les traverser. Les barrières illusoires fonctionnent exactement comme les vraies. Lorsque le bétail s’en approche, il « freine des quatre pattes », comme me l’a raconté un éleveur.
Est-ce simplement parce que les veaux apprennent du bétail plus âgé qu’ils ne doivent pas essayer de traverser ? Apparemment pas. Plusieurs éleveurs m’ont raconté que les troupeaux qui n’ont pas été exposés auparavant à de vraies barrières à bétail éviteront les fausses. Et Ted Friend, de l’université A & M du Texas, a testé la réaction de plusieurs centaines de têtes de bétail à des barrières peintes et a constaté que les animaux naïfs les évitent tout autant que ceux qui ont été exposés à de vraies barrières[22]. Les moutons et les chevaux montrent également une aversion à traverser des barrières peintes. Cette aversion pourrait bien dépendre de la résonance morphique provenant des membres précédents de l’espèce qui ont appris à la dure à éviter les barrières à bétail.
Il existe de nombreux exemples de ce type. Il existe également des données provenant d’expériences en laboratoire sur des rats et d’autres animaux qui montrent que de tels effets se produisent. La plus connue concerne une série d’expériences au cours desquelles les générations suivantes de rats ont appris à s’échapper d’un labyrinthe aquatique. Au fil du temps, les rats des laboratoires du monde entier ont pu le faire de plus en plus rapidement[23].
La résonance morphique dans l’apprentissage humain
La résonance morphique comporte de nombreuses retombées pour la compréhension de l’apprentissage humain, y compris l’acquisition des langues. Grâce à la mémoire collective sur laquelle les individus s’appuient et à laquelle ils contribuent, il devrait en général être plus facile d’apprendre ce que les autres ont auparavant appris.
Cette idée correspond bien aux observations de linguistes comme Noam Chomsky, qui proposent que l’apprentissage des langues par les jeunes enfants se fait si rapidement et de manière si créative qu’il ne peut être simplement expliqué en termes d’imitation. La structure de la langue semble être d’une certaine manière héritée. Dans son livre L’Instinct du langage, Steven Pinker donne de nombreux exemples à l’appui de ce concept.
Les résultats des tests de QI — quotient intellectuel — constituent l’un des rares domaines pour lesquels des données quantitatives détaillées sont disponibles sur des périodes couvrant plusieurs décennies. En cas de résonance morphique, les performances moyennes des tests de QI devraient augmenter, non pas parce que les gens deviennent plus intelligents, mais parce que les tests de QI devraient être plus faciles à réaliser grâce à la résonance morphique des millions de personnes qui les ont effectués auparavant. Cet effet maintenant bien connu est appelé « effet Flynn », du nom de son découvreur, James Flynn.
Les résultats des tests de QI ont fortement augmenté dans de nombreux pays, notamment aux États-Unis, au Japon, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne et aux Pays-Bas[24]. De nombreuses recherches ont été effectuées pour expliquer cet « effet Flynn », mais aucune n’a abouti[25]. Flynn lui-même le décrit comme « déroutant »[26]. Mais la résonance morphique pourrait fournir une explication naturelle.
Implications
L’hypothèse de la causalité formative a des implications de grande portée dans toutes les branches scientifiques. Par exemple, les champs morphiques pourraient révolutionner notre compréhension de l’héritage culturel et de l’influence des ancêtres. Richard Dawkins a donné le nom de « mème » aux « unités de transmission culturelle »[27], et ces mèmes peuvent être interprétés comme des champs morphiques. La résonance morphique jette également un nouvel éclairage sur de nombreuses pratiques religieuses, y compris les rituels[28]. Même les paradigmes scientifiques peuvent être considérés comme des champs morphiques, stabilisés par la résonance morphique, avec une tendance à devenir de plus en plus habituels et inconscients au fur et à mesure qu’ils sont répétés[29].
Mais quelle que soit l’ampleur de ses implications, cette hypothèse présente une limite inhérente majeure. Elle permet d’expliquer comment les modèles d’organisation se répètent, mais elle n’explique pas comment ils naissent au départ. Elle laisse ouverte la question de la créativité évolutive. La causalité formative est compatible avec plusieurs théories différentes, allant de l’idée que toute nouveauté est finalement une question de hasard, aux explications en termes de créativité divine[30].
Notes
- Sheldrake, R. (1981; third edition, 2009) A New Science of Life: The Hypothesis of Formative Causation. Icon Books, London.
- Sheldrake, R. (1988a; second edition, 2011) The Presence of the Past: Morphic Resonance and the Habits of Nature. Icon Books, London.
- Sheldrake (1981), op. cit.
- Sheldrake (1988a), op. cit.
- Ibid., Chapters 13 and 14.
- Thom, R. (1975) Structural Stability and Morphogenesis. Benjamin, Reading, MA; Thom, R. (1983) Mathematical Models of Morphogenesis. Horwood, Chichester.
- Sheldrake (1981), Chapter 9.
- Sheldrake (1981), Chapter 5.
- See Davies, P and Gribbin, J. (1991) The Matter Myth. Viking, London.
- Bohm, D. and Sheldrake, R. (1985) Morphogenetic fields and the implicate order. In: Sheldrake, R. (2009) A New Science of Life (third edition), Icon Books, London, p. 299.
- Goswami, A. (1997) Eine quantentheoretisch Erklärung von Sheldrakes morphischer resonanz. In: Rupert Sheldrake in der Diskussion (eds Dürr, H.P. and Gottwald, F.T.). Scherz Verlag, Bern.
- Dürr, H.P. (1997) Sheldrakes Vorstellungen aus dem Blickwinkel der modernen Physik. In: Rupert Sheldrake in der Diskussion (eds Dürr, H.P. and Gottwald, F.T.). Scherz Verlag, Bern.
- Sheldrake, R. (1994) Seven Experiments That Could Change the World. Fourth Estate, London, Chapter 3.
- Sheldrake (1988), op. cit.
- Sheldrake, R. and Smart, P (2000a) A dog that seems to know when his owner is coming home: videotaped experiments and observations. Journal of Scientific Exploration 14, 233-255; Sheldrake, R. and Smart, P (2000b) Testing a return-anticipating dog, Kane. Anthrozoos 13, 203-12.
- Sheldrake (1981), op. cit., section 9.6.
- Sheldrake, R. (2003) The Sense of Being Stared At, And Other Aspects of the Extended Mind. Crown, New York.
- Sheldrake, R. (1999) Dogs That Know When Their Owners Are Coming Home, And Other Unexplained Powers of Animals, Part V. Crown, New York.
- For a discussion of this idea, see Sheldrake, R., McKenna T. and Abraham R. (1998) The Evolutionary Mind, Chapter 4. Trialogue Press, Santa Cruz.
- Sheldrake (1988a), Chapter 8.
- Sheldrake (1988a), Chapter 8.
- Sheldrake, R. (1988b) Cattle fooled by phoney grids. New Scientist Feb 11, p.65.
- Sheldrake (1988a), op. cit. Chapter 9.
- Flynn, J. (1987) Massive IQ Gains in 14 nations. Psychological Bulletin 101, 171-191.
- Neisser, U. et al. (1995) Intelligence: Knowns and Unknowns. American Psychological Association Report; Horgan J. (1995) Get smart, take a test: A long-term rise in IQ scores baffles intelligence experts. Scientific American, November, 10-11.
- Horgan, op. cit.
- Dawkins, R. (1976) The Selfish Gene. Oxford University Press, Oxford.
- Sheldrake, R. and Fox, M. (1996) Natural Grace. Doubleday, New York.
- Sheldrake (1988a).
- Sheldrake (1981; 1988a) op. cit.; Sheldrake, R. (1990) The Rebirth of Nature. Bantam, New York.
À propos de l’auteur
Le Dr Rupert Sheldrake est biologiste et auteur de plus de 90 articles scientifiques et de neuf livres, dont Science Set Free et Ways To Go Beyond, And Why They Work. Il a été membre du Clare College, à Cambridge, et chercheur à la Royal Society. Il est actuellement membre de l’Institute of Noetic Sinces, Petaluma, CA, et du Schumacher College, dans le Devon, en Angleterre… Son site web peut être consulté via www.sheldrake.org
[Note du traducteur : voir ICI pour la liste de ses ouvrages traduits en français]
Source de l’article initialement publié en anglais le 20 avril 2020 : The Secular Heretic
Traduction : Sott.net
Source: Lire l'article complet de Signes des Temps (SOTT)