DANIEL DUCHARME Une femme meurt dans un attentat terroriste. En soi, cela n’a rien d’inhabituel à Jérusalem. Sauf que, dans ce cas, personne ne vient réclamer le corps. Sur elle, on a retrouvé une fiche de paie permettant de l’identifier: Julia Ragaïev, quarante-huit ans, employée d’entretien dans une boulangerie industrielle de la ville. Au bout d’une semaine, le corps n’est toujours pas réclamé. Un employé de la morgue en informe un journaliste de petite envergure qui décide d’écrire un article sur un sujet haut en couleur en ces temps d’instabilité: le manque d’humanité d’une entreprise qui ne prend même pas la peine de s’inquiéter de l’absence d’une de ses employés. Le PDG de la boulangerie, un homme vieillissant qui souhaite retrouver la paix intérieure avant de tirer sa référence, convoque le responsable des ressources humaines et le charge de faire toute la lumière sur cette affaire.
C’est ainsi que les fils se tendent pour favoriser le décollage d’une histoire enlevante qui débute à Jérusalem pour se poursuivre dans une ex-république du bloc soviétique pour enfin revenir à Jérusalem. Une histoire qui tourne essentiellement autour de la quête du responsable des ressources humaines qui, agacé par le journaliste tout en autant que troublé par le destin tragique de cette femme, en fait une affaire personnelle.
Le roman est structuré en trois parties, une « passion en trois actes » comme l’indique l’auteur en sous-titre de son œuvre. Rien de très passionnel, pourtant, dans ce roman qui combine enquête policière, réflexion métaphysique et chronique sociale. Le héros, un homme de quarante ans, divorcé et père d’une fille adolescente, est incarné tout entier par une fonction, celle de responsable des ressources humaines ou de DRH. C’est à ce point que, nulle part dans le roman, l’auteur lui attribue un nom, une identité, si ce n’est celui d’un homme perturbé par l’hostilité des femmes: son ex-femme, d’abord, qui lui prend tout le pognon qu’elle peut lui prendre; sa mère, ensuite, qui est mécontente de voir revenir son fils à la maison et qui l’accuse d’avoir laissé détruire sa famille; sa fille, enfin, qui en a marre des disputes continuelles de ses parents.
C’est dans ce contexte que le DRH s’investit dans cette mission qui consiste à offrir une sépulture décente à cette femme dont la beauté « tatare » a quelque chose de mythique. L’enquête débute à la boulangerie, se poursuit dans le pays d’origine de Julia Ragaïev et se termine à Jérusalem où revient le DRH, après avoir trimballé un cercueil pendant trois jours, pour enterrer cette femme, accompagné de son fils adolescent et de sa grand-mère. Au terme de sa mission, le PDG de l’entreprise s’indigne du peu de sens de toute cette affaire. Et c’est par cette réponse du responsable des ressources humaines que l’histoire se termine, sur une note teintée d’optimisme: « Le sens, monsieur, c’est à nous de le trouver. Et moi, comme toujours, je vous aiderai ».
J’ai profondément aimé ce roman qui, dans un style fort original, aborde une question tragique tout en ne négligeant pas la dimension personnelle et, par conséquent, universelle, de l’humain. Certes, le Proche-Orient doit composer avec un quotidien où la mort est parfois au bout de la rue. Mais cela n’occulte pas la difficulté de vivre du héros qui, attentat terroriste ou pas, s’interroge sur son destin. J’ai beaucoup aimé ce roman parce que l’auteur, malgré toute la lourdeur du monde, raconte des événements qui, avec un humour subtil mais constant, sait les mettre à notre portée. Ce qu’il faut retenir de ce roman, ce n’est pas nécessairement le culte mythique de Jérusalem, ville ouverte qui appartient à tous ceux qui se l’approprient (référence évidente au fils et à la mère de Julia Ragaïev qui reviennent y vivre à la fin du roman), mais plutôt cette rupture du quotidien personnalisée par cette quête au bout de laquelle le héros retrouve l’amour de sa fille et le respect de son ex-femme. Cela rappelle à tous ceux qui l’ignorent encore que c’est dans la mobilité que se manifeste l’humain en nous, car elle seule favorise le retour à soi si nécessaire au tournant de la vie.
Avraham B. Yeoshua est né à Jérusalem en 1936 dans une famille séfarade. Il est notamment l’auteur de L’Amant (1979), Un divorce tardif (1983), L’Année des cinq saisons (1990), Shiva (1995), Voyage vers l’an mil (1998) et La Mariée libérée (2005).
Avraham B. Yehoshua. Le responsable des ressources humaines / traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Paris, Calmann-Lévy, 2004
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec