Photo : Commerçante préparant de la cuisine de rue (frites) pour ses clients au marché de Wandegeya. Kampala, Ouganda.
Crédit photo : Nobert Petro Kalule
La récente ratification de l’accord établissant la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLEC) fait planer une menace sur l’Afrique. Initiative de l’Union africaine, ce méga-accord de libre-échange vise à consolider les marchés africains, à dynamiser le commerce entre les pays africains et, à terme, à encourager et à renforcer l’intégration régionale. Les partisans de la ZLEC disent que cet accord transformera le continent en une puissance économique. Mais intéressons-nous à une seule catégorie de la population, qui prédomine dans l’agriculture : que signifie cet accord commercial pour les femmes africaines et leur rôle dans la production et le commerce alimentaires du continent ?
Les accords de libre-échange ne sont pas nouveaux en Afrique
La ZLEC poursuit les mêmes objectifs que les accords commerciaux dans lesquels les pays africains se sont engagés au cours des dernières décennies, mais elle les déploie désormais à une échelle beaucoup plus grande. C’est l’extension au niveau du continent d’une stratégie commerciale impulsée par les grandes entreprises, précédemment imposée à des blocs africains distincts par le biais de nombreux accords et processus de commerce et d’investissement.
En 2000, les États-Unis ont approuvé et lancé la Loi sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique (Africa Growth and Opportunity Act – AGOA), une politique unilatérale qui permet aux pays d’Afrique subsaharienne d’accéder en franchise de droits au marché américain. Cet accès en franchise de droits s’est étendu à plus de 6 000 articles, parmi lesquels des textiles, des vêtements, des chaussures, des produits alimentaires, des fleurs et d’autres produits. Un petit groupe de pays africains a été considéré comme éligible en fonction de sa conformité aux exigences américaines.1(Voir annexe: Conditions d’éligibilité à l’AGOA)
Cependant, vingt ans après son lancement, l’AGOA n’a pas rencontré un grand succès. Seuls trois pays africains – l’Angola, l’Afrique du Sud et le Nigéria – ont été complètement intégrés à ce dispositif. Les exportations de l’Afrique vers les États-Unis dans le cadre de l’AGOA ont diminué plutôt qu’augmenté, passant de 68,2 milliards USD en 2011 à 23,2 milliards USD en 2014.2Mais l’administration Trump, qui n’est pas prête à s’arrêter là, entre actuellement dans une nouvelle phase d’accords commerciaux bilatéraux avec l’Afrique subsaharienne, et elle a commencé avec le Kenya. Les experts disent que l’accord américano-kenyan sera calqué sur l’accord très dur et vivement contesté entre les États-Unis et le Maroc.
En ce qui concerne l’Europe, depuis leur indépendance, les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ont traité collectivement avec l’Union européenne en application d’accords-cadres. Le premier a été la Déclaration de Yaoundé, suivie des Conventions de Lomé I-IV et de l’Accord de partenariat de Cotonou. En Afrique subsaharienne, les accords de partenariat économique (APE) ont été organisés selon des lignes de fracture sous-régionales. Cependant, seuls des accords provisoires ont été finalisés jusqu’à présent et peu d’entre eux sont opérationnels.
L’Association européenne de libre-échange (AELE), réunissant la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Lichtenstein, a également fait pression pour ses propres ALE avec des partenaires africains. Ceux-ci sont en grande partie calqués sur les accords de libre-échange élargis que privilégient d’autres puissances occidentales comme les États-Unis et l’UE.
Le Japon et la Chine, en revanche, n’ont pas négocié d’accord commercial à proprement parler en Afrique. Ils ont néanmoins promu des accords spécifiques d’investissement et d’aide avec les différents pays africains et les différents blocs sous-régionaux africains.
Au sein de l’Afrique même, le commerce intérieur formel a été historiquement faible ces dernières décennies et n’a représenté que 2 % de la valeur totale des importations et des exportations. C’est précisément ce que la ZLEC africaine vise à résoudre.3
Adolescente triant des légumes à feuilles vertes, dans le sous-comté de Gweri, district de Soroti, Ouganda.
Crédit photo : Nobert Petro Kalule
Les femmes et le commerce en Afrique : les répercussions à ce jour
Il est important de garder à l’esprit qu’une grande partie du commerce à l’intérieur de l’Afrique, tant à l’intérieur des pays et au-delà des frontières, est informelle. Les chiffres sont difficiles à trouver, mais de manière générale on constate qu’il représente 30 à 40 % des échanges en Afrique.4Dans des pays comme l’Afrique du Sud, où 40 % des personnes travaillant dans le commerce le font dans le secteur informel, presque 70 % de ces échanges portent sur le commerce alimentaire.5La tendance est similaire pour le reste du continent : une grande partie de ce commerce concerne les produits alimentaires et les autres produits agricoles. Les femmes sont le principal groupe concerné, et, dans les zones rurales, représentent également près de 60 % de la main-d’œuvre dans le secteur agricole et jusqu’à 80 % dans la production alimentaire globale. (Voir encadré : Les femmes dans l’agriculture en Afrique)
Encadré : Les femmes dans l’agriculture en Afrique
L’emploi du temps des femmes dans l’agriculture varie selon les cultures, les cycles de production, l’âge et les groupes ethniques, mais le désherbage et la récolte sont généralement des tâches incombant aux femmes. Leurs tâches comprennent également une proportion plus élevée de tâches ménagères non rémunérées liées à la préparation des aliments et à la collecte du combustible et de l’eau. Leur participation aux marchés du travail ruraux varie selon les régions, mais invariablement, les femmes sont encore majoritairement des travailleuses non rémunérées, saisonnières et à temps partiel qui sont souvent moins payées que les hommes pour la même quantité de travail. Leur présence est particulièrement importante dans le secteur de l’exportation des fruits, des légumes et des fleurs coupées.
Leurs activités dans le secteur portent généralement sur la production agricole, l’élevage, la transformation et la préparation des aliments, le travail rémunéré dans les entreprises agricoles ou d’autres entreprises rurales, la collecte de combustible et d’eau, le commerce et la commercialisation, les soins aux membres de la famille et l’entretien de leurs maisons. Mais le plus important est le rôle crucial et central que les femmes jouent dans les systèmes semenciers africains. Les femmes sont considérées comme les principales gardiennes des semences car elles gèrent la préservation, la diversité, la sélection et le stockage des semences dans la plupart, sinon toutes les communautés africaines. Bon nombre de ces activités ne sont pas définies comme des « emplois économiquement actifs » dans les comptes nationaux, mais elles sont essentielles au bien-être des ménages ruraux.6
Le bilan des accords de libre-échange antérieurs en ce qui concerne la situation des femmes, la prise en compte de leurs préoccupations par rapport à ces processus et les avantages ultérieurs n’a pas été bon du tout. En fait, les critiques féministes des politiques et accords de libre-échange et d’investissement dans d’autres régions concordent étroitement avec les expériences en Afrique.7Concrètement, les principaux problèmes sont les suivants :
– Au niveau le plus fondamental, les ALE sont intimement liés aux luttes des femmes car ils favorisent l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché pour extraire des richesses destinées à l’exportation. Et les femmes constituent une part importante de ce réservoir de main-d’œuvre, tant rémunérée que non rémunérée. Depuis la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain entre les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1993, suivie de la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995, les accords de commerce et d’investissement ont servi à universaliser un modèle économique fondé sur ces critères, au profit d’une minorité, exacerbant ainsi les inégalités de genre, de classe et de race.8
– La privatisation des semences, par le biais des règles de propriété intellectuelle, compromet l’accès des femmes au matériel de plantation et leur droit de poursuivre le travail de conservation, d’échange et d’expérimentation des semences qui constitue la pierre angulaire de la durabilité agricole. En Afrique, des pays comme l’Algérie, le Maroc, l’Égypte, la Tunisie et l’Afrique du Sud ont déjà eu les mains liées pour accepter l’adoption des normes UPOV dans le cadre d’accords commerciaux avec les États-Unis, l’UE et les pays de l’AELE.9L’UPOV restreint sévèrement ces droits et ouvre la porte à un brevetage complet des semences transgéniques dans une phase ultérieure. Et pourtant, les femmes occupent une place centrale dans le travail de conservation des semences en Afrique.10Si les femmes ne peuvent pas continuer à jouer leur rôle dans la conservation des semences, leur position socio-économique, leur influence dans les processus de prise de décision et, finalement, leur pouvoir en tant que femmes est compromis et affaibli.
– L’accès aux médicaments est un autre souci important pour les femmes qui est souvent remis en cause par les règles de propriété intellectuelle des accords commerciaux. L’Afrique du Sud, par exemple, lutte depuis longtemps pour obtenir la réduction des dispositions sur le brevetage des médicaments dans le cadre des ALE bilatéraux ainsi que dans celui de l’OMC, souvent au profit du continent. Il est crucial de maintenir la protection de cet espace, tout particulièrement alors que nous sommes confrontés à des pandémies comme celle du Covid-19.11
– La privatisation de l’eau, du fait de la libéralisation des services, entraîne souvent une réduction de l’accès à l’eau, en particulier pour les communautés les plus pauvres, et alourdit le fardeau des femmes qui doivent se lever plus tôt ou aller plus loin pour cherche de l’eau pour leurs foyers. En Afrique, des pays comme la Tanzanie, le Ghana et l’Afrique du Sud ont déjà vécu cette expérience dans le cadre des politiques de prêt de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Les pays européens pourraient faire pression pour élargir les droits des investisseurs et les privilèges de règlement des différends pour leurs compagnies des eaux dans le cadre de la prochaine vague de négociations d’accords de partenariat économique avec des États africains.
– Les zones économiques spéciales, dont les dispositions des accords de libre-échange et d’investissement prévoient la création et le développement, fournissent les exemples les plus clairs d’exploitation des travailleurs, notamment des femmes. Comme ces zones opèrent hors de contrôle du droit du travail national ou du droit de l’environnement, elles offrent généralement les pires conditions de travail : bas salaires, logements médiocres, mauvaises conditions sanitaires, ce qui engendre une culture de violence contre les femmes. Bon nombre de pays africains accueillent des zones économiques spéciales, des zones industrielles et des corridors d’investissement où les exemptions de réglementations foncières et autres pèsent déjà très lourdement sur les femmes.12Il serait assez inquiétant de les voir légitimés et davantage intégrés dans la prochaine génération d’ALE, notamment la ZLEC.
– Les entreprises de plantation et autres agro-industries, qui sont encouragées et protégées par les règles de libéralisation des investissements dans les accords commerciaux, évincent les petits agriculteurs par le biais de l’accaparement des terres et favorisent un système alimentaire industriel qui n’est pas durable. Des géants de l’alimentation comme Nestlé ou Danone investissent déjà massivement en Afrique, gérant des filières d’approvisionnement pour les produits laitiers, le café ou les aliments ultratransformés, tant pour les marchés locaux et que pour l’exportation. Les supermarchés africains comme Naivasa au Kenya ou Shoprite en Afrique du Sud attirent des capitaux occidentaux, souvent par l’intermédiaire de fonds de capital-investissement qui rapportent des bénéfices substantiels à leurs propriétaires. Les grands distributeurs alimentaires occidentaux, de Carrefour à Auchan, arrivent également et perturbent les marchés locaux.13Les géants du secteur des engrais et des produits phytosanitaires comme Yara, Syngenta et Bayer cherchent à gagner plus d’argent avec les agriculteurs africains, malgré les conséquences désastreuses pour les sols, la biodiversité et l’eau, des ressources dont les femmes dépendent. Ces pressions visant à étendre le modèle de l’agriculture de plantation, qui fonctionne en Afrique depuis l’époque coloniale, sont de mauvais augure pour les femmes. L’agriculture de plantation peut promettre des emplois, mais ceux-ci sont généralement peu rémunérés et empêchent les femmes d’accéder aux forêts, à l’eau potable et à des services de santé adéquats, et elle est menée dans des zones où se multiplient de graves violences contre les femmes.14Et cela conduit à la situation choquante à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui : au milieu du chaos provoqué par la pandémie de Covid-19, alors que le Programme alimentaire mondial met en garde contre une famine potentielle de « proportions bibliques » dans dix pays, dont la moitié en Afrique, l’Afrique de l’Est célèbre le transport aérien de denrées alimentaires vers Bruxelles en provenance de son industrie horticole, entièrement tournée vers l’Europe !15
Le Covid-19 a offert aux gouvernements d’Afrique subsaharienne le prétexte longuement attendu pour réprimer les vendeurs du secteur informel, sans tenir compte du fait que les femmes qui travaillent dans le secteur informel fournissent des services essentiels pour leurs familles et leurs communautés.
Des vendeurs de fruits sont chassés des rues de Kampala.
Photo : Badru Katumba/AFP via Getty Images
Finalement, nous devons reconnaître et comprendre le lien entre le libre-échange et les accords d’investissement, les femmes et la militarisation en Afrique. Est-ce par hasard que l’administration Trump propose son premier ALE africain au Kenya, le partenaire clé du gouvernement américain dans la lutte contre le terrorisme dans la région ?16<
La ZLEC sera-t-elle différente ?>
La ZLEC, en tant qu’accord de libre-échange, est entrée en vigueur le 30 mai 2019, mais les échanges commerciaux dans le cadre de la ZLEC ne débuteront que le 1er juin 2020.
Curieusement, le processus de négociation est toujours en cours. Les offres tarifaires n’ont pas encore été négociées et les chapitres sur les services, la propriété intellectuelle et l’investissement devraient être élaborés dans le courant de 2020.
La ZLEC qui est entrée en vigueur n’est donc qu’une version réduite de ce qu’elle sera, puisque la substance même de l’accord doit encore être approuvée ou finalisée. Mais nous savons que de grands espoirs sont placés dans la ZLEC afin que celle-ci fournisse un mécanisme solide de libéralisation du commerce et des investissements en Afrique, selon les principes des autres ALE déjà conclus. Ceux-ci seront adaptés aux capacités de chaque État, par exemple en matière de tarifs, mais en faisant progresser un modèle cohérent. L’UE envisage déjà de négocier un accord de bloc à bloc avec la ZLEC une fois celle-ci terminée.
L’agriculture et la production alimentaire – qui représentent plus de 55 % de la main d’œuvre en Afrique et sont les plus grands employeurs pour les femmes – échappent au radar de la ZLEC. C’est la raison pour laquelle la ZLEC veut ouvrir les frontières de la région. Cela faciliterait le dumping des produits de base en conformité avec des lignes tarifaires produit par produit sur lesquelles il n’y a pas encore d’accord. L’accord devrait également permettre d’ouvrir les frontières à la libre circulation des travailleurs, bien que l’expérience des accords précédents tels que le protocole du Marché commun de l’Afrique de l’Est suggère que cela ne sera vrai que pour les travailleurs hautement qualifiés, pas pour la grande majorité des femmes.17Il est préoccupant de voir qu’il harmonisera les régimes de propriété intellectuelle, probablement selon le modèle de l’UPOV en ce qui concerne les semences.
Dans une grande partie de l’Afrique, non seulement les femmes constituent la majorité des commerçants transfrontaliers informels, mais leur commerce porte principalement sur les textiles, les produits agricoles et les consommables, et elles pratiquent cette activité à titre individuel, principalement de manière hebdomadaire. Elles traitent de petites quantités de marchandises, ce qui rend leur passage de frontière plus fréquent et à terme très coûteux.18Elles se trouvent confrontées à des abus sexuels, au manque de connaissances sur les réglementations et procédures commerciales, au manque d’informations sur les marchés et à leur vulnérabilité physique.19La ZLEC, qui a pour seule préoccupation le commerce des grandes entreprises, ne sera d’aucun secours pour ces femmes.
Les arrangements économiques spéciaux constituent un autre élément de la ZLEC dont l’impact sur les femmes est important. Sans surprise, le texte de la ZLEC prévoit une disposition spéciale pour les États parties qui mettent en place des arrangements ou des zones économiques spéciales afin d’accélérer le « développement ». Il reste à voir comment tout cela se jouera effectivement, mais, compte tenu de l’expérience avec des arrangements de ce type dans le monde, l’accord ne peut être que préjudiciable pour les femmes.
Conclusion
Si l’on examine l’histoire des accords commerciaux en Afrique et les luttes qui les ont accompagnés depuis 30 ans, il faut se demander s’ils ont renforcé le rôle des femmes dans la société. Ont-ils amélioré la condition des femmes sur les plans économique, social, culturel et politique ? Ces accords offrent-ils de bons emplois qui aident les femmes à subvenir aux besoins de leur famille, à jouir pleinement de leurs droits en matière de santé et de procréation ? Et, plus généralement, aident-ils les marchés informels qui constituent 60 % du tissu économique du continent ou entraînent-ils plutôt leur élimination ?
Ils sont un échec sur tous ces fronts. Les actes en disent plus long que les paroles, et les résultats des ALE sur le terrain vont à l’encontre des belles déclarations que leurs promoteurs font aux femmes et aux autres secteurs marginalisés. La base néolibérale de ces régimes d’échanges commerciaux est omniprésente et agit tel un rouleau compresseur entraîné par le secteur des entreprises. Nous avons besoin d’une nouvelle approche du commerce, de nouvelles stratégies basées sur des valeurs radicalement différentes : durables, collectives, décoloniales et non patriarcales, reconnaissant et répondant aux besoins et aspirations des peuples africains.
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca