Voici un document de la revue Lutte de Classe du GLAT (Groupe de liaison pour l’action des travailleurs) vous pourrez apprécier le sérieux de ses études pratiques de l’ après Mai 68.
G.Bad
Source : GLAT 1976-11a : Technologie et domination du capital
Lutte de Classe – Novembre et décembre 1976. Par Éric.
Le mode de production capitaliste tend en permanence à réduire au strict minimum le temps de travail nécessaire à la production de chaque valeur d’usage [1]. Cette économie de temps peut se réaliser, soit par l’accélération des cadences elles-mêmes (gestes effectués par les ouvriers), soit par celle des procédés de fabrication (processus des changements d’état de la matière).
La première méthode réduit directement la quantité de travail vivant incorporé dans chaque unité produite ; la seconde agit indirectement en accélérant la rotation du capital constant, et donc en abaissant le coefficient de capital. Dans un cas comme dans l’autre, l’économie de temps implique une meilleure utilisation de l’énergie, qu’elle soit d’origine humaine, animale ou mécanique. Mais toute modification importante des formes d’énergie mises en œuvre implique une transformation de la matière à laquelle s’applique cette énergie, ainsi qu’une structuration différente des dispositifs (outils, machines) qui permettent d’utiliser l’énergie et de transformer la matière (par modification, soit de ses propriétés physiques, comme dans le filage des fibres textiles, soit de sa structure moléculaire comme dans la chimie ou la métallurgie). Réciproquement, la mise en œuvre de nouveaux matériaux a des incidences sur l’utilisation de l’énergie et sur le type d’outils, et un nouveau type d’outils implique des modifications au niveau des matériaux et de l’énergie. Énergie, matériaux et outils forment ainsi un ensemble interdépendant ou « complexe technique ».
Ainsi l’utilisation de la vapeur comme source d’énergie fait appel à l’acier et à des machines-outils d’une certaine précision ; mais ni la production d’acier sur une grande échelle, ni la construction de machines-outils puissantes, ne sont concevables sans une source d’énergie mécanique telle que la vapeur, et les machines-outils rapides ne peuvent être qu’en acier.
Toutefois un complexe technique ne se suffit pas à lui-même. Son fonctionnement implique aussi une forme déterminée d’organisation du travail, qui en régime capitaliste ne peut que tendre à réaliser aussi complètement que possible la domination du travail mort sur le travail vivant.
L’évolution des méthodes de production ne répond donc pas uniquement à des impératifs « techniques » ; elle a un contenu de classe précis, correspondant à une organisation sociale déterminée, qui lui assigne à chaque étape des limites infranchissables. La conjonction d’un complexe technique et de l’organisation du travail qui lui est associée caractérise donc un stade déterminé du mode de production capitaliste, que nous appellerons « système de production ».
Ainsi, l’organisation de la manufacture a pour objet de briser les habitudes d’indiscipline des travailleurs à domicile, et de mettre fin au détournement des matières premières, qu’ils pratiquent sur une grande échelle. Réunissant dans un même lieu, sous la surveillance directe de contremaîtres, un nombre important d’ouvriers, elle permet de leur imposer des horaires, de contrôler dans une certaine mesure leur vitesse de travail, d’organiser une division du travail qui entraîne un début de dé-qualification. Mais, s’appuyant sur des outils à main ou des machines simples, en fer ou en bois, mues encore essentiellement par l’énergie humaine, le capital manufacturier ne parvient qu’à une domination purement formelle du travail, et la quantité de surtravail qu’il peut extorquer reste limitée.
La domination du capital ne commence à devenir réelle que dans le cadre de la grande industrie mécanisée, qui supplante la manufacture à partir de la fin du 18e siècle. Grâce à la vapeur et à l’acier, les machines acquièrent vitesse et puissance, la division du travail se développe, l’ouvrier n’est plus qu’un rouage dont la cadence de travail est en partie dictée par celle de l’ensemble mécanique.
Entré en crise vers la fin du siècle dernier, ce système de production est progressivement remplacé par celui que nous connaissons, caractérisé par l’utilisation de nouvelles sources d’énergie (électricité, moteur à combustion interne), de nouveaux matériaux (aciers spéciaux), de nouvelles machines-outils, et par une nouvelle forme d’organisation du travail, l’Organisation Scientifique du Travail (O.S.T.).
Ce système de production connaît aujourd’hui à son tour une crise dont on a de bonnes raisons de penser qu’elle est structurelle [2], liée qu’elle est à l’incapacité de l’appareil industriel d’augmenter à un rythme suffisant la productivité du travail. La question qui doit donc logiquement se poser à un militant révolutionnaire est de savoir si le passage à un nouveau stade du capitalisme, un nouveau système de production représentant une domination encore plus complète du capital, est aujourd’hui concevable.
C’est à cette question que répondent en fait ceux qui soutiennent que le capitalisme est capable de sortir de la crise par une « réorganisation » dont les modalités ne sont pas autrement précisées, et pour cause. En effet, pour répondre à cette question autrement que par des inepties plus ou moins ronflantes ― telle que l’invocation rituelle de l’automation ou du capitalisme d’État ― il faudrait au préalable avoir dégagé les traits fondamentaux de la période qui a donné naissance au système de production actuel (ce que personne n’a encore fait sérieusement), afin de déterminer les conditions de succès d’une éventuelle «réorganisation» à l’étape actuelle du capitalisme. Si donc le présent texte est consacré aux dernières décennies du 19e siècle et aux premières années du 20e siècle, ce n’est pas pour nous permettre de faire œuvre d’historiens, mais pour tenter de combler une des lacunes les plus graves que présente aujourd’hui la théorie révolutionnaire.
Une étude complète de cette période-charnière devrait, en partant de la transformation des bases techniques de l’industrie et de l’évolution corrélative de la composition du prolétariat et des luttes ouvrières, ouvrir les problèmes posés par la valorisation du capital, les rapports entre l’industrie et les autres secteurs de l’économie (agriculture, secteur improductif) ainsi que les rapports entre pays capitalistes avancés et pays arriérés (c’est-à-dire la question de l’impérialisme). En l’état actuel des recherches, on ne traitera ici que le premier point mentionné et (partiellement) le second [3].
Il s’agit donc avant tout de préciser les problèmes auxquels se heurtait vers la fin du siècle dernier la grande industrie mécanisée, de dégager les conditions de base de ce qu’on a appelé la « seconde révolution industrielle », et d’en évoquer certaines implications pour l’organisation de la vie sociale dans son ensemble.
I – L’apogée de la grande industrie mécanisée
C’est dans les dernières années du 19e siècle que le système de production fondé sur la grande industrie mécanisée semble avoir atteint son plafond en matière d’accroissement de la productivité, aussi bien sous l’angle des techniques que du point de vue de l’organisation du travail. Les progrès réalisés dans divers domaines sont incapables de surmonter les facteurs de ce blocage tendanciel.
1 – Complexe technique de base
La grande industrie mécanisée repose sur la machine à vapeur, qui lui fournit l’énergie indispensable au fonctionnement des machines. La croissance de la production exige des machines de plus en plus puissantes, donc de plus en plus robustes (pour résister à la pression) et perfectionnées (pour améliorer le rendement). Dès 1840, la machine à vapeur à double détente, dite Compound, commence à remplacer les machines existantes. Mais elle est de construction difficile et coûteuse, car les hautes pressions auxquelles elle est soumise exigent l’emploi d’un matériau particulièrement résistant. Cette nécessité conduit à un progrès décisif dans la sidérurgie où, à partir de 1870, le procédé Martin-Siemens, en améliorant la qualité de l’acier, permet la fabrication de tôles et de plaques plus robustes [4].
Mais il en résulte une aggravation des problèmes d’usinage que posait d’ores et déjà la fabrication des machines à vapeur. L’étanchéité requise pour le passage du piston dans le cylindre exigeait une grande précision dans l’alésage (régularisation et calibrage) de ce dernier, ainsi que dans la finition du piston. De même, les engrenages et transmissions nécessaires pour transformer le mouvement alternatif du piston en mouvement rotatif nécessitaient un ajustage précis sans lequel il n’était pas possible d’obtenir une vitesse et un rendement suffisants.
L’usinage (découpage, ébauchage et finition) des pièces qui composent la machine à vapeur fait donc appel à une quantité croissante d’outils, dont la résistance, la vitesse et la précision doivent s’accroître dans de très fortes proportions pour permettre le travail d’aciers de plus en plus durs.
La fabrication à grande échelle des Compound implique de ce fait le recours à des matériaux plus résistants pour la production des outils : c’est ainsi qu’apparaissent dans les années 1850-60 les premiers alliages au tungstène et au manganèse, auto-refroidissants, qui multiplient par 5 ou 6 la durée de vie des outils tout en accroissant la vitesse maximale qu’ils peuvent supporter.
En effet, pour qu’il puisse couper, percer, surfacer ou rectifier les aciers sans fatigue et avec une précision élevée, il convient de communiquer à l’outil une vitesse qui implique le recours à une source d’énergie mécanique. L’industrie mécanisée fait donc appel à des machines-outils mises en mouvement par la vapeur, dont elles contribuent à leur tour à accroître l’utilisation.
Mais la précision de l’outil est également fonction de sa conception, de son dessin [5], en particulier de celui de ses bords tranchants et notamment de la surface et de l’angle de coupe, qui du reste influencent aussi son usure : si l’outil est soumis à des efforts excessifs, la machine vibre et cogne, la précision laisse à désirer et l’usure de l’outil est trop rapide. Un usinage satisfaisant des machines-outils ne peut donc résulter, à la longue, que de leur production au moyen d’autres machines-outils.
La condition fondamentale du développement de l’industrie mécanisée est donc la mécanisation de la production de machines à vapeur, et par la suite des machines-outils elles-mêmes. Alors qu’au départ la mécanisation ne s’appliquait qu’à la production de biens de consommation, les machines étant elles-mêmes produites de manière artisanale, l’industrie capitaliste s’oriente de plus en plus vers la fabrication de machines à l’aide de machines.
Les anciens outils fondamentaux (tours, foreuses, raboteuses), lents et imprécis et qui exigeaient une grande qualification professionnelle, sont progressivement remplacés par des machines plus lourdes et plus rigides, entièrement métalliques et pourvues d’outils plus efficaces et mieux taillés. Le tour à revolver (chariot porte-outils à 6 lames pouvant être braquées tour à tour sur le travail à effectuer) se perfectionne de 1860 à 1870 pour finir par être automatisé (1872). La fraiseuse, avantageuse par ses bords tranchants larges, son mouvement continu et la possibilité qu’elle donne d’obtenir n’importe quelle forme géométrique, est fabriquée par Singer pour construire ses machines à coudre, et largement répandue aux États-Unis dès 1870.
En même temps, la finition des outils coupants, initialement effectuée à la main après dégrossissage à la meule, est révolutionnée par le passage à la rectification à la meule qui, utilisant l’abrasif directement comme outil, permet de façonner des alliages plus durs. Après de multiples innovations (renouvellement du mordant de la roue, rectification de son profil), la machine à meuler universelle est mise au point vers 1875.
C’est dans ces conditions que pourra se généraliser à partir des années 1880 l’emploi des machines Compound, dont la puissance est alors multipliée par 4 ou 5. Simultanément vient à maturité une industrie de la machine-outil, produisant des machines de plus en plus spécialisées, mieux adaptées aux besoins nouveaux de la construction mécanique. L’ensemble formé par la métallurgie (essentiellement la sidérurgie) et la construction mécanique apparaît dès lors comme l’instrument par excellence de l’accumulation du capital : c’est en effet la seule industrie capable de produire ses propres moyens de production, en même temps que ceux de toutes les autres branches [6].
Le fait que ce secteur se heurte, vers la fin du 19e siècle, à des plafonds techniques infranchissables, aura donc des incidences importantes pour la société capitaliste. Alors que la demande d’énergie s’accroît à un rythme exponentiel (surtout en ce qui concerne la force motrice à haute puissance proportionnellement à l’espace occupé), il apparaît que la taille des machines Compound ne peut être accrue au-delà d’un certain point qu’à un coût prohibitif [7]. Or vers 1900 le rapport taille-vitesse atteint un seuil au-delà duquel une augmentation de vitesse dérisoire exigerait des machines d’une taille monstrueuse, et en outre la transformation du mouvement alternatif du piston en mouvement rotatif se heurte, aux vitesses élevées, à des problèmes de plus en plus ardus. Ce qui était, au début, un stimulant pour l’innovation, devient maintenant un frein.
De même, la fabrication de machines-outils plus rapides et plus efficaces bute, non seulement sur le plafonnement Compound, mais aussi sur la résistance et la ténacité encore insuffisantes des alliages existants. Si les outils en acier au tungstène ou au manganèse étaient capables, dès 1860, d’une vitesse de coupe de 18 m à la minute, aucune machine ne sera avant la fin du siècle suffisamment robuste pour supporter leur fonctionnement. Le développement des techniques du travail des métaux exige désormais des matériaux nouveaux que seules de nouvelles formes d’énergie permettront d’obtenir. En même temps, l’épuisement des possibilités techniques de la Compound a d’importantes répercussions sur les flux de travail dans la sidérurgie et la construction mécanique, où il aggrave l’incidence des goulets d’étranglement logistiques.
2 – Flux de travail et goulets d’étranglement
Le principe de l’organisation industrielle, c’est un flux de travail régulier et direct du début à la fin du procès de fabrication.
Pour la sidérurgie, industrie de transformation, le problème est relativement simple : il n’y a qu’un seul courant d’activité, et il suffit de disposer les opérations dans un ordre logique et continu en évitant au maximum les détours et les haltes. Par exemple, du haut-fourneau, la fonte en fusion passe au convertisseur ou au four Martin ; la masse d’acier obtenue est directement confiée au laminoir qui assure tout le travail de compression et de profilage et les produits semi-finis, après découpage et tri, sont entreposés.
Mais en fait, les mouvements de matière en fusion, la manutention des stocks de minerais et de déchets, posent des problèmes difficiles de manipulation et de transport. Les innovations dans la fabrication de l’acier, le passage du puddlage aux procédés Bessemer, puis Martin [8], beaucoup plus rapides, ont entraîné une augmentation à la fois du nombre et de la taille des machines utilisées, que ce soient les hauts-fourneaux, les convertisseurs ou les fours Martin (dont la capacité a triplé à la fin du siècle), les laminoirs et les innombrables appareils de levage et de manutention. L’évolution est la même pour les machines à vapeur qui mettent en mouvement ces mécanismes et qui, par leur conception même, exigent beaucoup de place, aussi bien pour elles-mêmes que pour le combustible et les déchets.
La surface de l’usine sidérurgique devient donc considérable ; en général, elle s’agrandit par à-coups, suivant les fluctuations de la conjoncture et le rythme des innovations, les ateliers s’ajoutant les uns aux autres avec leurs propres aires de stockage, leurs moyens de transport, leurs machines à vapeur particulières. La manutention et le transport des minerais, matériaux et produits finis, l’évacuation des déchets, posent par leur volume des problèmes insolubles. Tout concourt pour rendre impossible le flux de travail direct que nécessite impérativement la sidérurgie.
La construction mécanique, industrie d’assemblage, pose de son côté des problèmes différents. Là, il s’agit de fabriquer pièce par pièce des mécanismes complexes, très précis, qu’il faut ensuite assembler. Or ce travail, imprécis et tâtonnant puisque lié à l’habileté et à l’expérience de l’ouvrier qualifié (cf. plus loin) doit être constamment revu et rectifié. Il nécessite donc des allers et retours nombreux jusqu’à satisfaction. De plus, le travail se fait souvent sur commande, la série est rare et les éléments de base varient sans cesse.
Dans la pratique, les machines sont groupées par modèles et l’on fait passer les pièces d’un poste à l’autre pour les réunir dans l’atelier d’assemblage. S’il s’agit de travailler sur une masse énorme, comme dans l’industrie lourde, on en approche hommes et outils, les éléments constitutifs étant usinés sur place ou amenés d’ailleurs. Dans tous les cas, le travail est dispersé, l’allure inégale, et l’on ne cesse de déplacer l’outillage. Les machines, de toutes tailles, nécessitent la multiplication des machines à vapeur grandes et petites, encombrantes et coûteuses, car leur utilisation est intermittente ou limitée. Globalement, les machines sont donc d’un rendement médiocre, et sont affamées de main-d’œuvre. En outre, la croissance des installations allonge les distances qui séparent les postes et multiplie le temps perdu lors des déplacements répétés du matériel. Au lieu d’un flux linéaire, on a un cheminement en zigzag.
L’élévation de la productivité par accélération des procédés de fabrication se heurte ainsi à des obstacles, nés des innovations elles-mêmes et de leurs conséquences. L’étranglement logistique contrarie et à terme annule toute perspective d’augmenter la productivité sans accroître de manière disproportionnée la composition technique du capital, autrement dit sans élever le coefficient de capital et par suite compromettre la rentabilité de l’opération. Or de son côté l’accroissement de la productivité par l’intensification du travail se heurte, dans les industries des métaux, à des difficultés particulières, du fait de la composition de la force de travail qu’elles emploient.
3 – Composition de la force de travail et domination du capital
La plupart des innovations techniques mises en œuvre par la grande industrie mécanisée ont pour dénominateur commun une tendance à réduire la part du travail qualifié dans la force de travail industrielle. Cependant, on constate que jusque vers la fin du 19e siècle, dans la production et le travail de l’acier, la force et l’habileté humaines demeurent prépondérantes.
Dans la sidérurgie, les usines ressemblent encore à de grands rassemblements d’ouvriers de type artisanal, où chacun a une tâche complémentaire de celle des autres, travail d’équipes d’ouvriers qualifiés auxquels on demande une force, une résistance et une rapidité exceptionnelles. Les poussées d’activité qui correspondent à la percée du haut-fourneau ou à l’ouverture du convertisseur sont séparées par des moments de calme, de relâche, et de toute façon l’allure générale est donnée par les travailleurs, elle dépend encore pour une large part de leur qualification. Même les nouvelles machines qui pourraient être confiées à des ouvriers non qualifiés sont confiées en fait à des ouvriers qualifiés.
Dans les activités d’assemblage, d’autre part, seule l’habileté manuelle des ouvriers qualifiés permet la fabrication de précision et l’ajustage des pièces à assembler. Lorsque la construction mécanique était encore organisée de façon artisanale, c’étaient les ouvriers qualifiés, utilisant les outils de l’époque, qui obtenaient cette précision, d’ailleurs toute relative [9], en affinant leur œuvre à la lime et au grattoir.
Dans la deuxième moitié du 19e siècle, malgré le développement des machines-outils spécialisées qui assurent une part de plus en plus grande de leur travail, ces ouvriers sont encore irremplaçables pour la finition des pièces, car ils fournissent empiriquement un travail de qualité, alors même qu’ils n’ont aucune connaissance théorique du degré de précision de ce travail. Il s’ensuit que chaque machine produite, bien que identique à celles d’un même type, est montée à l’aide de pièces qui présentent des degrés de précision différents et ne sont donc pas interchangeables, d’où un assemblage tâtonnant et lent.
Mais c’est essentiellement dans l’entretien de l’outillage des machines, comme de leurs outils (qu’ils considèrent comme leur propriété) que réside l’importance du rôle des ouvriers qualifiés. Chargés de l’usinage et de la rectification de l’outillage, ils en fixent empiriquement le dessin, les angles et surfaces de coupe, et déterminent de ce fait le réglage et la marche des machines. Leur travail est ponctué par les nombreux arrêts que nécessite l’affûtage des outils, et les témoignages abondent, qui montrent dans les usines les files d’attente devant les machines à affûter, autant d’occasions de détente.
Maîtres de leur technique, les ouvriers qualifiés sont pratiquement autonomes dans l’exécution de leur travail. En fait, ils se conduisent souvent en sous-traitants de la direction, négociant avec elle le prix de chaque tâche, engageant les hommes nécessaires et organisant le travail à leur guise. Ce système de travail par contrat (ou tâcheronnage) est très répandu, aussi bien dans la sidérurgie (notamment les fonderies) que dans la construction mécanique. Avec le salaire au temps, lui aussi largement pratiqué, il représente une survivance du système de la manufacture.
Cependant, le salaire aux pièces tend à se généraliser à mesure que les capitalistes s’efforcent d’obtenir le rendement plus élevé que permettent les nouvelles machines. Mais si à première vue ce mode de rémunération semble encourager les travailleurs à se surmener et à produire au maximum, cette tentation est en fait limitée par un freinage collectif, véritable riposte de classe à la menace de surexploitation.
En fait, le rendement n’est pas fixé de manière unilatérale par le capital, mais dépend de l’attitude des ouvriers, qui règlent eux-mêmes leur rythme de travail et la vitesse de fonctionnement des machines. Ils en profitent notamment pour faire alterner des phases de travail rapide (permettant d’atteindre les normes) et des phases de repos, rythme irrégulier caractéristique de l’ancienne industrie à domicile, et hautement préjudiciable à la rentabilité de l’industrie mécanisée.
D’autre part, en limitant systématiquement le rendement, les travailleurs s’assurent la possibilité de participer à l’augmentation du produit qui résulte du progrès des techniques. Chaque fois que la production est accrue par une amélioration du procédé de fabrication, les capitalistes doivent tenter de rajuster en baisse le prix par unité produite, sous peine de ne pouvoir rémunérer le capital constant avancé. Il y a donc possibilité de lutte et de négociation, qui renforce la position des ouvriers qualifiés dans la grande industrie mécanisée.
Ces ouvriers ont ainsi la possibilité de plafonner la productivité dans certaines limites, en fonction à la fois du salaire offert en échange et de la quantité de travail qu’ils estiment normal d’effectuer sans compromettre leur santé. Ainsi les économies de temps qu’impliquent les nouveaux procédés de fabrication ne peuvent être pleinement réalisées, par suite de l’opposition des ouvriers qualifiés à toute augmentation du rythme de travail dépassant un seuil fixé par eux-mêmes. À plus forte raison, ces ouvriers opposent-ils une résistance tenace à toute tentative de les éliminer ou de les déqualifier. C’est à cette fin ― et aussi pour défendre leur salaire ― qu’ils se sont de bonne heure organisés en syndicats sur la base du métier.
Chaque modification des conditions de production passe donc par un conflit, et ne peut aboutir que si le rapport de force est favorable aux capitalistes. Toute l’époque de la grande industrie mécanisée est jalonnée d’affrontements, souvent sanglants, entre travailleurs et capitalistes. Ces luttes sont en partie une incitation à remplacer les travailleurs par des machines, mais finissent par leur ampleur et les risques qu’elles font courir à la classe capitaliste par devenir un obstacle à l’innovation.
Ainsi, malgré un accroissement formidable du poids du travail mort par rapport au travail vivant, la domination du capital reste-t-elle plus formelle que réelle tant que les ouvriers conservent la possibilité de contrôler leur travail. Pour pouvoir dominer réellement, il faut que le capital soit capable de fixer lui-même le rythme de travail, la vitesse de la machine commandant la cadence de l’ouvrier, et non l’inverse.
À ce niveau, tous les facteurs qui bloquent le développement de la grande industrie mécanisée convergent, rendant nécessaire le passage à un nouveau système de production. Dans les dernières années du 19e siècle, les bases matérielles du nouveau complexe technique existent déjà. Leur développement est lié à une réorganisation du travail, l’ensemble apportant une solution au problème essentiel pour le capital : établir une domination réelle, directe, efficace, sur le travail vivant.
II – Conditions de base de la seconde révolution industrielle
La condition initiale de la seconde révolution industrielle sera, comme dans le cas de la première, une modification des sources d’énergie utilisées. Cette modification aura des incidences importantes sur les techniques employées par la sidérurgie et la construction mécanique, et plus encore au niveau de l’organisation du travail dans ces industries.
1 – Révolution des sources d’énergie
Après plusieurs étapes intermédiaires qui en préparent le déblocage (transmission de l’énergie par système hydraulique et pneumatique, puis passage à la turbine à vapeur et au générateur, tous deux moteurs rotatifs), le goulet énergétique saute avec une double solution au problème, l’électricité et le moteur à combustion interne.
a) L’électricité
Les problèmes qu’elle posait sont progressivement résolus de 1880 aux premières années du 20e siècle. Son importance réside dans la combinaison unique de deux caractéristiques : une transmissibilité exceptionnelle et une facilité de se convertir en mouvement, chaleur ou lumière. L’énergie peut ainsi se fractionner plus facilement, permettant la division du travail en unités grandes et petites, donc une meilleure utilisation du capital. En libérant la machine et l’outil de la servitude de l’encombrement, elle procure un gain de place énorme et un rendement bien supérieur, du fait que le moteur électrique est directement rotatif. L’élimination du problème de la transmission du mouvement alternatif permet ainsi d’accéder au domaine des grandes vitesses. En outre, ce moteur fonctionne avec souplesse, à la demande, de manière continue ou par intermittence.
Grâce au courant électrique, l’énergie (bien que toujours issue de la vapeur) va pouvoir être produite dans des centres déterminés, les centrales thermiques, et distribué aux points d’utilisation. Les progrès dans le transport du courant alternatif à haut voltage et dans les moteurs à courant alternatif (conditionnés par les innovations dans la construction des alternateurs, transformateurs et câbles, elles-mêmes liées aux progrès dans les nouveaux aciers que permet l’électrométallurgie) rendent possible à partir de 1900 l’utilisation de l’électricité d’origine hydraulique et le transport rapide d’énormes quantités d’énergie là où elle est nécessaire.
b) Le moteur à combustion interne
Il présente d’importants avantages sur la vapeur, surtout pour les petites machines fonctionnant par intermittence et en dessous du plein rendement, ce qui est souvent le cas dans l’industrie mécanique. Bien que moteur alternatif, il possède un meilleur rendement que la machine à vapeur [10], il peut fonctionner à la demande et on peut facilement automatiser son alimentation, ce qui procure un gain considérable sur les coûts de main-d’œuvre.
À partir de 1880 se répandent les premiers moteurs à gaz, sous-produit de la sidérurgie et combustible bon marché. Mais leur inconvénient, c’est justement cette attache à la source d’énergie, ce qui les exclut du domaine des transports. La solution va être trouvée dans l’utilisation des combustibles liquides, pétrole et dérivés. Proportionnellement au poids, ils produisent deux fois plus de travail que le charbon, tout en prenant moitié moins d’espace. Comme pour le gaz, l’alimentation est automatisée (sur les bateaux notamment, la suppression des chauffeurs permet une réduction importante de l’équipage). C’est en 1885 que Benz et Daimler vont faire fonctionner le premier moteur à essence à un cylindre. L’ouverture de nouveaux champs pétrolifères devient nécessaire. Ceux du Texas, en activité à partir de 1901, procurent un carburant de composition particulièrement satisfaisante.
2 – Les implications techniques
La fabrication des générateurs et des moteurs (électriques ou à combustion interne) impose l’utilisation de nouveaux matériaux, plus résistants et plus légers, dont la production est précisément rendue possible par les nouvelles sources d’énergie. C’est ainsi que l’électrométallurgie, non seulement permet le raffinage du cuivre et de l’aluminium (procédé découvert en 1886), mais fournit les hautes températures nécessaires à la production de l’acier au chrome-tungstène (vers 1900), puis des aciers au vanadium (à partir de 1914). Ce sont ces alliages, d’une dureté jamais atteinte auparavant, qui entreront dans la fabrication des mécanismes de moteurs et leur permettront de résister aux grandes vitesses et aux hautes températures qui en découlent.
Mais les qualités mêmes de ces aciers spéciaux, ainsi que la précision nouvelle qu’exige notamment la fabrication des moteurs à combustion interne, rendent caduc l’usinage par les machines-outils et les techniques de la période précédente du capitalisme.
La fin du 19e siècle est marquée par une série d’innovations dans les machines à couper le métal. Tandis que le tour à arbres multiples permet de travailler sur plusieurs pièces simultanément ― premier pas vers la standardisation ― multipliant la productivité par 4 ou 5, la souplesse et la précision du travail des métaux sont considérablement accrues par la fraiseuse universelle. En même temps, le recours aux roulements à billes ou à rouleaux et la lubrification sous pressions rendent pour la première fois les machines-outils capables de supporter des vitesses de coupe élevées. Dès lors les outils tranchants, eux-mêmes produits à l’aide des nouveaux alliages d’acier, atteignent dans un premier temps la vitesse de 45 mètres à la minute, puis 90m/mn vers 1890 et, grâce aux aciers au vanadium, 120m/mn en 1914, soit près de 7 fois la vitesse de coupe maximale de la précédente génération de machines.
Simultanément, la rectification à la meule déborde la finition des outils coupants (cf. plus haut, I.1) pour s’appliquer à la production de pièces quelconques. Le recours à des abrasifs artificiels plus durs, comme le carborundum (1896) permet la mise au point de machines lourdes et puissantes, travaillant plus efficacement avec des techniques nouvelles, telles que le meulage plongeant. Dans ces conditions, le meulage industriel commence à se substituer aux anciennes techniques de découpage, de façonnage et d’ajustage, qui relevaient de la compétence des ouvriers qualifiés. Née aux États-Unis, cette méthode ne pénètre que lentement en Europe, bien que certaines firmes allemandes, comme Loewe, fabriquent ces nouvelles machines sous licence dès 1904 [11].
De son côté, l’entretien des outils coupants doit être révolutionné, étant donné leur complexité croissante, la diversité de leurs formes correspondant à un dessin plus fonctionnel, ainsi que l’extrême dureté des alliages utilisés pour leur fabrication. La rectifieuse cède le pas aux machines à affûter à usages spéciaux, capables d’usiner avec un degré de précision déterminé n’importe quel type d’outils. Le regroupement de ces machines dans des ateliers d’outillage (où sont également stockés tous les éléments, dont le nombre s’est considérablement accru du fait de la diversité des nouvelles machines) ouvre la voie à des modifications importantes dans l’organisation du travail (cf. ci-dessous).
Enfin, les faibles tolérances qu’impliquent les nouvelles méthodes d’ajustage, et surtout le passage à la production en série, nécessitent l’introduction de méthodes de contrôle normalisées, indépendantes de l’œil humain, invariables dans leur précision, n’exigeant aucune compétence particulière. Aux États-Unis, qui dans ce domaine également sont à l’avant-garde du capitalisme, les calibres et étalons sont répandus dès 1880. En Europe et notamment en Allemagne, la métallurgie commence à s’orienter dans ce sens dès avant la première guerre mondiale, mais ce n’est que par la suite que la normalisation s’y imposera progressivement.
3 – Les implications dans l’organisation du travail et de la production
Électricité et moteur à combustion interne fournissent les nouvelles formes d’énergie à la fois souples et puissantes qui permettent la transformation de l’usine.
Dans la sidérurgie, grues et ponts roulants électriques, aimants géants révolutionnent le travail de chargement et de déchargement des hauts-fourneaux, permettant de multiplier la productivité par 3 ou 4. Les fourneaux à bascule équipés à l’électricité atteignent des capacités énormes (100 à 300 tonnes). En aval, le laminage en continu qui rend possible la fabrication en quantité de tôles minces et résistantes (utilisées notamment pour les réservoirs de pétrole, bientôt pour l’automobile) et fonctionne à des vitesses de 65 à 95 km/h, ainsi que le traitement final des produits (par exemple les cisailles à découper automatiques) suppriment les temps morts et absorbent le produit des nouvelles capacités de production.
Dans la construction mécanique, moteurs électriques et à combustion interne éliminent les inconvénients dus à la machine à vapeur et transforment l’usine. La jungle d’arbres de transmission et de courroies disparaît ; le moteur est directement adapté à la machine ou à l’outil, facilitant leur déplacement.
Ce déblocage des goulets d’étranglement énergétique et logistique va de pair avec une réorganisation du travail.
a) La réorganisation du travail
Dans la sidérurgie, non seulement une partie de la main-d’œuvre est supprimée (pour le chargement mécanique des hauts-fourneaux par exemple, l’équipe passe de 46 à 16 ouvriers) mais la mécanisation nouvelle de l’amont à l’aval du flux de travail entraîne le remplacement des ouvriers qualifiés par des travailleurs sans qualification, à qui l’on demande un travail simple, rythmé par la vitesse des machines, succession de gestes précis et rapides toujours identiques.
Mais c’est dans l’industrie de la construction mécanique que les implications techniques de la seconde révolution industrielle pèsent le plus dans le sens de la réorganisation du travail. Non seulement la réorganisation de l’usine par le déblocage des goulets d’étranglement permet et encourage la mise au point d’une méthode faisant de l’assemblage une routine, mais surtout les nouvelles machines rendent possible la fabrication de pièces interchangeables, toutes identiques car possédant le même degré de précision, condition nécessaire de cet assemblage routinier. Ainsi les machines et les moteurs qui étaient fabriqués avec grand soin et à grand renfort de travail manuel coûteux sont montés à partir de ces pièces sans ajustage à la main. Cette production de pièces standardisées apparaît aux États-Unis dès la fin du 19e siècle, mais ne commencera à s’étendre en Europe qu’à partir de 1920.
Dans le domaine de l’affûtage des outils, les machines à affûter peuvent être servies par des ouvriers spécialisés, dont la tâche se borne à alimenter et à surveiller la machine. Un type d’ouvrier plus qualifié, le régleur, a pour fonction de préparer la machine pour le genre de travail que l’on exige d’elle, étant connues les marges de précision des outils à affûter et les réglages qu’ils déterminent. Jusqu’ici toutes ces tâches étaient celles des ouvriers qualifiés.
Ainsi au niveau de l’usine comme à celui du travail, les conditions pour l’élimination des ouvriers qualifiés sont réunies, impliquant une autre organisation du travail. Un élément va peser d’un poids déterminant dans ce sens, c’est l’importance du capital constant mis en œuvre pour cette seconde révolution industrielle (cf. plus bas, III.1). Pour contrecarrer la hausse du coefficient de capital, il est nécessaire que les rendements potentiels des nouvelles techniques se réalisent au maximum. Utiliser au mieux ces réserves de productivité rend indispensable une nouvelle organisation du travail, traduisant la domination réelle, et non plus formelle, du capital. Ce sera le rôle de l’O.S.T. (ou taylorisme [12]), mise en place à partir de 1890 aux États-Unis dans des secteurs limités, notamment la sidérurgie.
b) L’Organisation Scientifique du Travail (O.S.T.)
Elle s’oppose à l’organisation empirique du travail, non par son objectif ― contraindre les ouvriers à travailler plus vite au moindre coût ― mais par ses méthodes. Chaque tâche est décomposée en gestes simples, chronométrés, étudiés méthodiquement en vue de l’économie de temps, ce qui est du reste facilité par la normalisation des pièces. Ces mouvements précis et relativement faciles à exécuter sont réglés par la vitesse de la machine. Cette cadence de travail est incomparablement supérieure à celle qu’acceptaient les ouvriers qualifiés comme norme habituelle, et elle est susceptible, par des études de fabrication très poussées, de développements considérables.
L’introduction de ces nouvelles cadences s’accompagne d’un nouveau type de salaire au rendement, le boni, par lequel l’ouvrier reçoit une prime qui augmente avec le rendement, mais dans une proportion bien moindre, et qui s’ajoute au salaire de base. (À la Bethleem Steel, usine réorganisée par Taylor, le bonus aurait représenté jusqu’à 60 % du salaire de base pour certaines tâches, mais pour des rendements accrus de 300 à 400 %.)
Mais l’O.S.T. n’est pas seulement l’exploitation plus intensive de la main-d’œuvre, c’est aussi un meilleur emploi de tous les éléments d’une entreprise, machines, locaux, matières premières, c’est-à-dire l’organisation logistique de l’usine, les flux de travail, aspects jamais étudiés jusque là et qui sont l’autre face du même objectif, la rentabilisation de l’ensemble. L’ancien empirisme fait place à un processus conscient qui se traduit par un planning de production, dont la mise en œuvre est confiée à une nouvelle couche de travailleurs spécialisés. La séparation entre travail manuel et intellectuel s’en trouve renforcée en même temps que se développe une couche de travailleurs improductifs dans l’usine même. À partir de 1910, un système de dispatching centralise les informations sur l’exécution du travail, accentuant encore cette séparation. Ces bouleversements ont également des conséquences importantes sur la hiérarchie interne de l’usine, où les cadres traditionnels (contremaîtres, chefs d’atelier) perdent leurs prérogatives techniques et se trouvent confinés à des tâches de répression, d’où leur hostilité à l’O.S.T., dont ils vont freiner l’extension [13].
III – Incidences sociales de la seconde révolution industrielle
Les effets de la seconde révolution industrielle ne se limitent pas aux murs de l’usine. L’approfondissement de la domination du capital a des conséquences qui affectent l’ensemble de la vie sociale.
1 – Rotation du capital et « société de consommation »
La mécanisation mise en œuvre lors de la seconde révolution industrielle se traduit ― au départ, tout au moins ― par une sensible élévation de la composition technique du capital, c’est-à-dire du rapport entre le capital constant (quantité de machines, de bâtiments, de matières premières, etc.) et le nombre d’ouvriers qui le met en mouvement. C’est ainsi qu’aux États-Unis le capital fixe (bâtiments et machines) par ouvrier dans l’industrie manufacturière augmente (en dollars de pouvoir d’achat constant) de 60 % entre 1900 et 1910, alors qu’il n’avait augmenté que de 14% entre 1890 et 1900, et de 40% entre 1880 et 1890.
Pour que cette élévation de la composition technique n’entraîne pas une augmentation du coefficient de capital (qui entrerait en conflit avec la valorisation), il faut non seulement que le capital constant additionnel permette d’intensifier l’extraction de travail vivant, mais que la période de rotation de ce capital (rapport entre la valeur totale du capital et la fraction de cette valeur incorporée à la production au cours d’une période) soit la plus courte possible. Concrètement, les capitalistes ont intérêt à ce que les machines soient utilisées 24 heures sur 24, à plein rendement, pour pouvoir les remplacer par d’autres plus efficaces. Si le stock de capital est renouvelable en 5 ans au lieu de 10, c’est 20 % de ce capital qui est susceptible d’être modernisé, au lieu de 10 % chaque année.
De même, produire des marchandises à durée d’utilisation de plus en plus courte implique l’accélération de la production et l’emploi plus intensif du capital, et l’objectif précédent trouve là une des voies principales pour sa réalisation. La production capitaliste va donc s’orienter vers la fabrication de produits utilisables couramment et facilement renouvelables. Aux anciens produits de qualité se substituent progressivement des produits simples, de qualité moyenne, puis de plus en plus médiocre, à durée d’utilisation réduite, les produits dits de consommation courante.
Cette production de masse s’accompagne de nouvelles méthodes de distribution, avec le progrès des magasins à succursales, le développement de la publicité et des ventes par correspondance. Ainsi, les problèmes de la rotation du capital sont à l’origine du développement d’une partie du secteur improductif, celle qui se charge de la circulation des marchandises.
Les gains de productivité que procure l’O.S.T., l’accélération de la rotation du capital et la production de biens de consommation courante s’accompagnent d’augmentations de salaire qui vont faire accepter les nouvelles cadences, en même temps qu’elles donnent aux travailleurs les moyens d’acquérir ces fameux biens de consommation. L’économie de temps qu’elles rendent possible en dehors du travail (tant pour le transport que pour les travaux ménagers) ne tarde pas à faire de ces marchandises un élément nécessaire de la reproduction de la force de travail. La voie est ouverte pour le développement de ce qui va devenir la « société de consommation ».
Toute une série de produits apparus à l’époque de la grande industrie mécanisée, tels que la machine à coudre, les pendules bon marché, la bicyclette, l’éclairage et les appareils électriques (notamment le fer à repasser) connaissent un essor considérable. La demande s’accroît par suite de l’urbanisation, elle-même liée au besoin d’une main-d’œuvre industrielle de plus en plus nombreuse et concentrée dans des zones d’habitation où elle est facilement mobilisable.
Mais aucun bien de consommation n’aura un rôle comparable à celui de l’automobile.
2 – L’automobile
Du point de vue de sa valeur d’usage, elle présente des avantages incomparables. Dès sa naissance, elle permet la vitesse à une époque où celle-ci est une des composantes du progrès et possède un énorme pouvoir d’attraction. Engin mécanique individuel, elle procure une liberté de mouvement inconnue jusqu’alors, en même temps qu’elle satisfait le besoin de posséder une machine et sa maîtrise. Ces caractéristiques lui donnent la possibilité de bouleverser toute la vie sociale, à un point tel que l’on a pu parler à ce propos d’une « civilisation de l’automobile ».
Mais le succès de l’automobile tient tout d’abord aux possibilités de développement qu’elle ouvre à l’industrie capitaliste. Assemblage complexe d’éléments très variés, c’est une marchandise de valeur unitaire élevée. Bien de consommation, elle se contente de qualités moindres que les marchandises destinées à l’exploitation de la force de travail. Son fonctionnement exige néanmoins une certaine précision dans l’ajustage des composants (et notamment ceux du moteur) ce qui ne tardera pas à imposer, dans le cadre d’une production de masse, la fabrication de pièces interchangeables. Cette standardisation implique un usinage rigoureux de pièces qui ― parce qu’elles auront à supporter des efforts considérables ― ne peuvent être qu’en aciers durcis.
Une industrie de la machine-outil destinée à la construction automobile devient dès lors indispensable. C’est ainsi qu’apparaissent de nouvelles méthodes, telles que l’emboutissage qui se substitue aux pièces coulées, la soudure autogène, le découpage au chalumeau, rendant notamment possible la fabrication du moteur à deux temps sans soupapes (1908) et celle du starter électrique (1910). L’usinage de précision ouvre à son tour des possibilités considérables de diversification du produit final à partir de pièces standardisées, atout majeur pour une marchandise que la nécessité d’accélérer la rotation du capital voue à une obsolescence particulièrement rapide.
De par l’importance de ses activités d’assemblage ― qui nécessitent un flux de travail continu ― l’industrie automobile sera de celles qui se prêtent le mieux à l’introduction de l’O.S.T. C’est là que, juste avant la première guerre mondiale, ont lieu en Europe les premières tentatives de taylorisation, notamment chez Renault [14], Berliet et Panhard. Mais c’est aux États-Unis ― berceau du nouveau système de production, comme l’Angleterre l’avait été pour la grande industrie mécanisée ― que le processus est mené à terme et complété par l’introduction du travail à la chaîne chez Ford en 1913. Chaque ouvrier est affecté à un poste fixe, le rythme de travail étant réglé par la vitesse du défilement de la chaîne. Dès lors le salaire au rendement devient superflu, tandis que l’augmentation de la productivité permet d’élever considérablement le niveau des salaires tout en abaissant le prix de vente [15]. Devenue bien de consommation de masse [16], la voiture sera un élément essentiel de la conversion du salaire en marchandises, faisant accepter le travail répétitif, monotone et robotisant, contrepartie de son acquisition.
Mais là ne se bornent pas les effets d’entraînement de l’automobile, qui ne peuvent être comparés qu’à ceux qu’exerça en son temps la machine à vapeur. Aucune industrie ne nécessite autant de liaisons, aussi bien vers l’amont que vers l’aval ; par les infrastructures qu’elle requiert, par son insatiable appétit de carburant, par la gamme de ses parties constitutives, elle fait appel aux industries les plus diverses, à qui elle impose les exigences qui lui sont propres. L’électrométallurgie doit lui fournir de nouveaux alliages, à la fois légers et résistants : acier au nickel pour les châssis, au silicium pour les ressorts. Pour pouvoir fournir des tôles minces et solides, la sidérurgie doit introduire le laminage en continu. Fournisseurs de matières premières et de carburant sont contraints à une standardisation totale de leurs produits. Ainsi, dans la mise en place du nouveau système de production, l’automobile est à la fois l’élément de base et le résultat du processus.
* * *
Il convient de noter qu’à la veille de la première guerre mondiale l’écart reste énorme entre les potentialités du nouveau système de production et leur mise en œuvre effective. Même aux États-Unis, qui sont de loin le pays capitaliste le plus avancé, la vapeur fournit encore les deux tiers de l’énergie directement consommée dans l’économie, et environ la moitié de celle qu’utilise l’industrie proprement dite, tandis que l’O.S.T. ne s’applique guère qu’à 1 % des ouvriers spécialisés [17].
Cependant, les conditions de base de l’essor ultérieur existent dès cette époque. Le complexe technique centré sur les nouvelles formes d’énergie, les aciers spéciaux et les nouvelles machines-outils présente d’énormes potentialités que la nouvelle organisation du travail permettra d’exploiter à fond, non sans de profondes implications pour l’organisation de la vie sociale tout entière. L’importance même des bouleversements à intervenir explique sans doute l’acuité de la crise sociale, si profonde à l’époque que beaucoup ont cru y découvrir les signes d’une décadence irréversible du capitalisme. Mais l’évolution ultérieure ― et notamment le gigantesque développement des forces productives au cours du 20e siècle ― confirme qu’il s’agissait bien d’une crise de croissance du mode de production, plutôt que des soubresauts de son agonie.
L’ampleur de la crise actuelle, par contre, ne permet nullement d’affirmer que l’on se trouve à la veille d’une « percée » analogue : les conditions sont en effet aujourd’hui radicalement différentes. Certes, de nouvelles techniques de production apparaissent continuellement, mais il ne s’en suit pas ― contrairement à certaines conceptions futuristes ― que l’industrie actuelle centrée sur le travail des métaux soit en passe d’être supplantée par une industrie ayant une base différente (chimie, par exemple). Les métaux restent en fait l’élément de base des instruments de production qu’emploient toutes les industries sans exception, que ce soit pour l’extraction, le transport, le stockage et le traitement des matières premières ou pour la mise en œuvre de l’énergie. On ne voit pas quel produit de synthèse pourrait les concurrencer dans la fabrication des machines, en offrant à un prix de revient comparable les mêmes qualités de dureté, de plasticité et de résistance. L’efficacité globale du capital reste donc déterminée par celle du travail des métaux, quels que soient éventuellement les progrès enregistrés dans d’autres branches (progrès qui trouvent justement leur limite dans le coût croissant du capital fixe).
Le problème de la domination du capital sur le travail reste donc posé, aujourd’hui comme hier, dans les industries de la production et de la transformation des métaux, et d’abord et avant tout dans celle de la production mécanique. Or dans ce domaine on n’enregistre pas la moindre amorce d’une transformation possible : la domination du capital a manifestement atteint ses limites physiologiques extrêmes, et aucune nouvelle forme d’organisation du travail ne fait son apparition, même au stade expérimental [18].
En outre, il faut observer qu’une fois ses présupposés techniques et organisationnels connus et vérifiés par l’expérience, le système de production actuel a mis un demi-siècle pour s’imposer véritablement, à travers des convulsions marquées notamment par deux guerres mondiales, plusieurs insurrections prolétariennes, et une crise économique d’une gravité sans précédent. Il est peut-être permis d’en déduire que même si les bases d’un nouveau système de production existaient dès aujourd’hui ― ce qui, encore une fois, n’est pas le cas ― son instauration effective (compte tenu d’une éventuelle « accélération de l’histoire ») exigerait à tout le moins quelques décennies et entraîneraient des troubles qui ne le céderaient pas, en gravité, à ceux de la première moitié du siècle.
Mais si l’on comprend donc fort bien que la bourgeoisie hésite aujourd’hui devant un affrontement dont l’issue lui paraît à juste titre douteuse, il apparaît aussi qu’elle ne sera pas éternellement en mesure de l’éviter. Son incapacité à mettre sur pied un nouveau système de production, qui approfondirait au-delà des limites actuelles la domination du capital, implique en effet l’impossibilité de maintenir simultanément la rentabilité du capital et le niveau de vie des travailleurs. Les conditions objectives d’un conflit violent entre les classes sont donc inscrites dans l’état actuel du mode de production capitaliste, et ceci quelles que soient la « volonté » ou la « conscience » des antagonistes.
NOTES
[1] Voir « Le mode de production capitaliste », Lutte de classe, mai et juin 1975.
[2] Voir « Vers l’affrontement », Lutte de classe, décembre 1973, et « La crise monétaire », Lutte de classe, mars et avril 975.
[3] Une part importante de la documentation est tirée du livre de D. S. Landes traduit en français sous le titre L’Europe technicienne (Gallimard, Bibliothèque des histoires).
[4] Rappelons que l’acier s’obtient à partir de la fonte en fusion dont il faut abaisser la teneur en carbone (de 4-5 % à 0,5-1,5 %). À la fin du 18e siècle, l’acier est obtenu surtout par puddlage, procédé long et coûteux qui exigeait une main d’œuvre nombreuse, particulièrement robuste et qualifiée. Le procédé Bessmer va le supplanter à partir de 1860. Il consiste à souffler l’air directement sur le métal en fusion, ce qui entraîne une décarburation extrêmement rapide (3 à 5 tonnes en 20 minutes contre 24 heures pour le puddlage). Il supprime ainsi une grande partie de la main d’œuvre et permet d’augmenter le volume des coulées. Le procédé Martin-Siemens utilise un four surchauffé par la récupération des gaz perdus provenant de l’oxydation : il permet d’obtenir des températures plus élevées, nécessaires à l’amélioration de la qualité de l’acier. Il est aussi meilleur marché, car il emploie des ferrailles pour la décarburation. À partir de 1880, le procédé Thomas-Gilchrist, par adjonction de dolomie basique, permet l’utilisation de minerai phosphoré, plus répandu, notamment en Europe, ce qui abaisse encore le prix de revient. Le procédé couplé Martin-Thomas va fournir les aciers résistants, notamment pour les plaques, le Bessmer étant réservé aux aciers de moindre qualité utilisés par exemple pour les rails.
[5] Le dessin de l’outil dépend de plusieurs variables : la profondeur (épaisseur de métal arrachée), l’avance (vitesse de déplacement latéral) et la vitesse de coupe ; il est fonction de la matière à travailler ainsi que du métal constituant l’outil lui-même.
[6] C’est pour cette raison que la présente analyse est centrée sur ce secteur.
[7] La limite de puissance par rapport au coût plafonnait autour de 5000 CV (Cf. Pasdermadjian, La 2ème révolution industrielle).
[8] Bien que moins rapide que le Bessmer, le procédé Martin-Siemens finira par s’imposer, du fait de l’amélioration qu’il apporte à la qualité de l’acier.
[9] Au début du 19e siècle, on promettait pour la construction des premières machines à vapeur une tolérance ne dépassant pas 1,27 mm (soit une pièce de 6 pence) pour un cylindre de 72 pouces (182,28 cm). Il fallait étouper ces espaces en fil retors ou en chanvre suiffé, et l’on obtenait qu’un rendement médiocre.
[10] Le rendement (ou rapport entre le travail utilisé et le travail fourni, toujours inférieur à 1) de la machine à vapeur est évalué entre 0,10 et 0,15, celui du moteur électrique entre 0,8 et 0,95, celui du moteur à combustion interne de 0,2 à 0,4 suivant qu’il utilise l’essence ou le gas-oil.
[11] Jusqu’à la première guerre mondiale, le meulage industriel n’est pratiqué en Europe que dans des secteurs particuliers, comme la construction et l’entretien des locomotives.
[12] Taylor n’est pas le seul, ni le premier, à s’être penché sur cette question, c’est pourquoi nous préférons parler d’O.S.T. La particularité de Taylor a été de mener de front des recherches sur les aciers rapides, les tensions et vitesses de transmission, l’entretien efficace des machines et l’étude systématique des méthodes, rythmes de travail et types de salaire, éléments qui dans la réalité dépendent les uns des autres.
[13] À ce stade de l’analyse, l’O.S.T. apparaît comme partie intégrante de la « seconde révolution industrielle ». En réalité, il n’en a été ainsi que dans les pays où s’est maintenu le capitalisme de marché. Ceux qui se sont engagés dans la voie du capitalisme d’État, tout en développant les techniques de production les plus modernes, se sont montrés incapables ― par suite de leur organisation sociale spécifique, et notamment de l’absence de concurrence qui résulte de l’inexistence de capitaux autonomes ― de mettre effectivement en place l’O.S.T. Ce point, déjà abordé dans les textes consacrés au capitalisme d’État (cf. Lutte de classe, janvier et février 1976) sera approfondi ultérieurement, tandis que d’autres analyses tenteront de cerner de plus près le mécanisme de la généralisation de l’O.S.T. dans les pays capitalistes avancés.
[14] Cf. P. Fridenson, Histoire des usines Renault (Seuil, 1972).
[15] De 1908 à 1927, le prix du fameux modèle T tombe de 950 à 290 dollars, alors que l’indice des prix de gros industriels augmente aux États-Unis de près de 50 % (voir Y. Nouailhat, Les États-Unis, 1898-1933).
[16] La production du modèle T atteint 1000 par jour. En 1914, 548 000 voitures sont vendues aux États-Unis, et le parc total s’élève à 1 664 000.
[17] C. Fohlen, La société américaine, donne pour 1911 le chiffre de 50 000 ouvriers dans les entreprises ayant adopté l’O.S.T. L’estimation à laquelle se référent la plupart des auteurs est celle de Thompson, Le système Taylor, qui indique qu’en 1916, 82 000 ouvriers sont concernés par l’O.S.T., dont 62 000 dans l’industrie et 20 000 dans les transports. Or l’effectif des ouvriers spécialisés (operative and kindred workers) est de 5 441 000 en 1910 et 6 587 000 en 1920.
[18] Il faut se souvenir que si, dès ses premières applications, l’O.S.T. avait permis d’obtenir des résultats spectaculaires au niveau de la rentabilité du capital industriel, il n’en va nullement de même des divers « remèdes » plus ou moins miraculeux proposés aujourd’hui par les apôtres de la réforme de l’entreprise. Même quand il ne s’agit pas de simples bavardages sans rapport avec la réalité, on constate, en effet, que ces remèdes ― enrichissement des tâches, rotation, équipes autonomes, etc. ― conduisent dans le meilleur des cas à une répartition un peu différente des coûts de production, mais jamais à une compression importante de leur montant total. Ce point, ainsi que les autres problèmes évoqués ci-dessus, seront analysés dans des textes ultérieurs.
Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec