Bataille de chiffres, inventaire des hécatombes, comptabilité macabre à vocation accusatoire, lecture criminologique de l’histoire ? Aucun problème, allons-y. Mais à cet égard, on voit infiniment plus de raisons d’être communiste que libéral, conservateur, réactionnaire et tout ce qu’on voudra. Oui, il y a eu 100 millions de morts, mais ils sont imputables au capitalisme et à ses avatars, le colonialisme et l’impérialisme. Le communisme, lui, a sauvé infiniment plus de vies qu’il n’en a sacrifiées.
Du Parlement européen aux manuels scolaires en passant par Michel Onfray, l’anticommunisme a repris du service. « Démocratie contre totalitarisme », les « 100 millions de morts », le Goulag, la Révolution culturelle, tout s’enchevêtre et compose un tableau destiné à sidérer l’opinion, inoculant l’idée d’une vaste conspiration des forces du mal dont la Chine, cet odieux régime totalitaire dont Le Monde prédisait la « faillite » il y a encore trois mois, constituerait le dernier avatar. Mais si seulement on se contentait d’affabuler sur le présent ! Non, il faut encore réécrire l’histoire en la repeignant aux couleurs de l’idéologie dominante.
On va même jusqu’à dire que ce sont les courageuses démocraties occidentales menées par l’Oncle Sam qui ont vaincu Hitler, et non l’Union soviétique. Peu importe la réalité historique, peu importe que, de Moscou à Stalingrad, de Stalingrad à Koursk, et de Koursk à Berlin, ce soit l’URSS qui ait abattu la machine de guerre du nazisme et expédié ses plans de domination raciale dans les poubelles de l’histoire. Et qu’au prix de 27 millions de morts, le peuple soviétique ait libéré le monde de cette folie meurtrière.
On oublie, par la même occasion, de rappeler l’immense contribution du communisme à l’émancipation humaine. Car c’est le bolchevisme qui a donné son élan décisif à la lutte anticoloniale, et le « Congrès des peuples de l’Orient », réuni à Bakou en 1920, qui a inauguré un processus de libération constituant l’événement majeur du XXe siècle. Un appel à la révolte qui a connu un succès retentissant en Asie ! Après avoir transformé le plus grand pays de la planète, la Russie, le communisme a triomphé dans le pays le plus peuplé, la Chine. Et mettant fin à un siècle de chaos et de pillage colonial, Mao Zedong a restauré la souveraineté chinoise en 1949.
Après avoir unifié le pays, aboli le patriarcat, réalisé la réforme agraire, amorcé l’industrialisation, vaincu l’analphabétisme, donné aux Chinois 24 ans d’espérance de vie supplémentaire, mais aussi commis dans les années 60 des erreurs tragiques dont le peuple chinois a tiré le bilan, le maoïsme a passé la main. Ses successeurs ont tenu compte des enseignements tirés de cette expérience, et ils ont construit une économie mixte, pilotée par un État fort, dont les résultats ont défié les prévisions les plus optimistes. Mais sans la Chine de Mao, comment celle de Deng et de Xi eût-elle jamais vu le jour ?
Certes, au terme d’un siècle d’existence, le communisme réel paraît fort éloigné d’une théorie élaborée au beau milieu du XXe siècle. Mais quelle doctrine, dans l’histoire, fait exception à la règle selon laquelle les actions des hommes échappent à leurs intentions ? Et en existe-t-il une seule qui ait réussi à faire de la coexistence humaine un lit de roses ? La marche en avant du communisme n’a pas été sans échecs, et l’effondrement de l’Union soviétique, désastreux pour l’équilibre mondial, en témoigne. Le communisme historique n’a aboli ni la division interne de la société, ni le poids de la contrainte étatique. Mais il a conjuré les affres du sous-développement, vaincu la malnutrition, éradiqué l’analphabétisme, élevé le niveau d’éducation et libéré la femme dans des pays où le capitalisme n’avait laissé que des ruines.
A l’évidence, il vaut mieux naître en Chine qu’en Inde : le taux de mortalité infantile y est quatre fois moins élevé et l’espérance de vie y est de 77 ans contre 68. En Inde, il vaut mieux vivre au Kérala : dirigé par les communistes depuis 1957, cet État est le plus développé de toute l’Union, et le seul où les femmes jouissent d’un taux de scolarisation proche de 100 %. Il vaut mieux résider à Cuba, pays socialiste, qu’à Haïti, ce protectorat étasunien : l’espérance de vie y est de 80 ans au lieu de 64, et elle a même dépassé celle des États-Unis. Il est vrai que le système de santé et le système éducatif cubains sont des modèles mondialement reconnus. Vainqueur de deux impérialismes, le Vietnam socialiste, lui aussi, connaît un développement spectaculaire fondé sur une économie mixte et un État fort.
Le mouvement communiste n’a pas fondé une société sans classes, mais il a mené des luttes de classes qui ont contribué au progrès social dans le monde entier. Si les Français bénéficient de la Sécurité sociale, ils le doivent au communiste Ambroise Croizat, figure de la Résistance avant de devenir ministre du général De Gaulle en 1944. Les avancées sociales du monde développé ne sont pas le fruit de la générosité patronale, mais de conquêtes arrachées de haute lutte. En construisant un rapport de forces favorable, les combats menés par les communistes ont joué un rôle majeur. Leur influence dans les syndicats, le contre-pouvoir instauré dans les pays développés, mais aussi le prestige de l’Union soviétique et l’écho rencontré par les avancées obtenues dans les pays socialistes ont contribué au progrès social en Occident et ailleurs.
Mais il en faut davantage pour décourager les détracteurs du communisme. Les violences commises lors des processus révolutionnaires, en effet, servent de prétexte à une interprétation anhistorique. Réduisant le processus réel à un théâtre d’ombres idéologiques, cette lecture partisane s’affranchit de toute contextualisation. Elle occulte alors la véritable signification du phénomène communiste : la réponse des masses prolétarisées à la crise paroxystique de sociétés arriérées, coloniales et semi-coloniales (Russie, Chine, Corée, Vietnam, Cuba). Dans la même veine, le décompte des victimes du communisme se prête à une inflation grotesque. On empile alors sans nuance les morts de la guerre civile russe, de la guerre civile chinoise, de la collectivisation forcée, du Goulag, du Grand Bond en Avant et de la Révolution culturelle. Nier la réalité des violences commises au nom du communisme est absurde, mais les compilations de chiffres qui interdisent toute compréhension historique et identifient le communisme à une entreprise criminelle sont ineptes.
Cette supercherie a évidemment pour finalité d’occulter la contribution du capitalisme aux horreurs du siècle. Elle s’affranchit d’une série de faits massifs : les massacres coloniaux, les guerres impérialistes, les crimes des dictatures et les embargos imposés par les prétendues démocraties, sans parler de la paupérisation de populations entières par le capitalisme, ont fait vingt fois plus de morts que le communisme. Les critères d’appréciation que l’on applique à ce dernier deviendraient-ils sans objet lorsqu’on veut les appliquer aux crimes capitalistes ? Et des atrocités commises par les démocraties occidentales, pourquoi ne déduit-on pas le caractère criminogène du libéralisme ?
Puisque les fourriers de l’anticommunisme adorent les chiffres, on ne résistera pas au plaisir de leur en donner quelques-uns. Lorsque Hannah Arendt accrédite la thèse d’un « système concentrationnaire » homogène qui serait commun au nazisme et au stalinisme, par exemple, il est clair qu’elle s’affranchit de la réalité des faits. Contrairement aux camps nazis, le Goulag n’obéissait pas à une logique d’extermination, mais de punition et de rééducation. Et des travaux menés par les historiens J. Arch Getty, Gábor T. Rittersporn et Viktor N. Zemskov depuis l’ouverture des archives soviétiques, il ressort un tableau du système carcéral soviétique beaucoup plus fiable que les extrapolations habituelles.
Entre 1933 et 1953, le nombre de prisonniers, toutes catégories confondues, oscille entre 900 000 et 1 700 000, atteignant un pic de deux millions en 1938, soit un taux d’incarcération moyen comparable à celui des États-Unis au début du XXIe siècle. Bien sûr, les conditions de détention sont très dures. Mêlés à des détenus de droit commun qui représentent 90% des effectifs, les opposants ou déclarés tels y purgent une peine infamante. En raison du froid et des conditions sanitaires, la mortalité est élevée, surtout durant la guerre, mais la population soviétique souffre davantage lorsqu’elle est proche du front. On y déplore au total 1 300 000 décès, soit un taux de 4,1% pour l’ensemble de la période (1933-1953) et de 10% durant la guerre.¹
Au million de morts du Goulag (1933-1953), il faut évidemment ajouter les 680 000 exécutions de la terreur des années 1936-38. Et si l’on veut compléter le tableau, on peut aussi lui imputer les deux à trois millions de victimes de la révolution chinoise (1949-1969), la violente révolution agraire menée par une paysannerie famélique à la fin des années 40 étant responsable de la majorité de ces pertes humaines dans un pays qui comptait 500 millions d’habitants en 1949 et un milliard en 1980. Mais si ces événements dramatiques ont plongé l’humanité dans des abîmes de violence, que dire des dix millions d’Amérindiens exterminés par la démocratie américaine, des dix millions de Congolais assassinés par le roi des Belges, des deux millions d’Algériens, d’Indochinois et de Malgaches abattus par la République française entre 1945 et 1962, des deux millions de Coréens, des trois millions de Vietnamiens et des quatre millions d’habitants d’Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient et d’Amérique latine éliminés à distance par la cybernétique militaire, exécutés par les dictatures ou massacrés par les terroristes dont Washington tire les ficelles ?
Manifestement, le nombre des victimes importe moins que leur position sur l’échiquier politique. En Indonésie, la répression militaire organisée par la CIA contre les communistes en 1965 a fait 700 000 morts. Mais cet événement ne figure dans aucun livre d’histoire occidental. Et encore de tels chiffres ne mentionnent-ils que les victimes directes des opérations militaires ou paramilitaires. Si l’on tient compte de l’effet mortifère des sanctions économiques imposées par les États-Unis, le bilan humain prend des dimensions incalculables, et les 500 000 enfants assassinés par l’embargo contre l’Irak (1991-2003) illustrent à eux seuls cette anthologie de l’horreur. Ces victimes immolées sur l’autel de la prétendue démocratie et des soi-disant droits de l’homme, il est vrai, sont de mesure nulle en regard de la mission civilisatrice de l’Occident.
Mais la falsification idéologique ne s’arrête pas en si bon chemin. Comme il faut à tout prix grossir les chiffres du côté adverse, on procède à une autre supercherie statistique. On inclut en effet, dans le décompte des victimes du communisme, le bilan des catastrophes rencontrées par les pays socialistes au cours de leur développement. On attribue alors la famine des années 1931-33 à la volonté perverse du régime stalinien qui serait seul responsable, avec la dékoulakisation, d’une dramatique pénurie des ressources alimentaires. Or cette interprétation est erronée. Pour l’historien étasunien Mark Tauger, certes, « le régime porte la responsabilité partielle de la crise et des cinq millions de décès environ qui en ont résulté », mais il faut distinguer « responsabilité et acte intentionnel ».
La famine de 1931-33 fut « un événement extrêmement compliqué, avec des causes à la fois environnementales et humaines ». En définitive, « les actions du régime soviétique, pour sévères qu’elles eussent été, semblent clairement avoir été orientées vers la gestion d’une crise économique involontaire et d’une famine, plutôt que vers la création intentionnelle d’une telle crise afin de punir un groupe particulier ».² Que cette famine n’ait pas seulement frappé l’Ukraine, mais aussi une grande partie de la Russie, au demeurant, invalide de manière factuelle la thèse chère aux néo-nazis de Kiev selon laquelle Staline aurait voulu punir les Ukrainiens en les faisant mourir de faim.
En Chine, l’échec retentissant du Grand Bond en Avant a également provoqué une famine responsable de dix à douze millions de morts entre 1959 et 1961. Alors qu’il s’agit d’une erreur monumentale de politique économique aggravée par des conditions climatiques désastreuses, le discours dominant attribue cette catastrophe à la nature criminelle du maoïsme. Le principal inconvénient de cette vision anhistorique des faits, c’est donc qu’elle en brouille l’intelligibilité. Elle occulte les conditions objectives dont les communistes, saisissant les rênes d’une société au bord de l’effondrement, ont hérité malgré eux. Car une fois la prise du pouvoir accomplie, il a fallu sortir le pays des ornières de la misère et de la dépendance. Et faute d’alternative crédible, la transition vers la modernité fut menée à coups d’investissements colossaux et de rythmes infernaux.
Cet effort de développement s’est effectué dans les pires conditions, toutes les ressources étant dirigées vers la croissance accélérée des forces productives, le primat de l’industrie lourde reléguant au second plan la production de biens de consommation. Il a fallu jeter les bases d’une économie moderne sans aucun appui extérieur, rectifier les erreurs commises, changer de trajectoire lorsque c’était nécessaire. Drame d’un décollage industriel accéléré dans un environnement hostile, cette expérience s’est aussi payée d’un drame politique, seule la poigne de fer du parti communiste ayant pu maintenir le cap contre vents et marées. Mais si la Russie, la Chine et le Vietnam sont devenus des nations modernes, il est clair qu’elles le doivent aux efforts accomplis sous le socialisme.
L’histoire ne délivre aucune excuse absolutoire, mais encore faut-il considérer les faits avec honnêteté intellectuelle. Admettons que les régimes communistes soient responsables de ces tragédies humaines. Si l’on tient vraiment à les inscrire au passif du communisme, la logique voudrait qu’on inscrive au passif du capitalisme les famines qui ont frappé les populations soumises au joug colonial et néo-colonial européen. Alors les faits parleront d’eux-mêmes. Les ravages du colonialisme européen sont de l’ordre du non quantifiable, et les génocides s’ajoutent aux génocides. Pour ne prendre que cet exemple, la domination britannique en Inde, c’est combien de dizaines de millions de morts ? Et qui sait que Churchill, en ordonnant la réquisition des réserves de céréales, a fait périr trois millions de Bengalis en 1943 ?
Bataille de chiffres, inventaire des hécatombes, comptabilité macabre à vocation accusatoire, lecture criminologique de l’histoire ? Aucun problème, allons-y. Mais à cet égard, on voit infiniment plus de raisons d’être communiste que libéral, conservateur, réactionnaire et tout ce qu’on voudra. Oui, il y a eu 100 millions de morts, mais ils sont imputables au capitalisme et à ses avatars, le colonialisme et l’impérialisme. Le communisme, lui, a sauvé infiniment plus de vies qu’il n’en a sacrifiées. Si les révolutions communistes ont généré des violences, celles-ci répondaient à la cruauté des systèmes d’oppression dont elles ont signifié la disparition. Et contrairement aux horreurs occidentales, jamais le communisme, même lorsqu’il avait la main lourde, ne s’en est pris à des enfants. Désolé, mais aucune comptabilité objective des victimes n’établira d’équivalence historique entre communisme et barbarie. Leitmotiv de l’idéologie dominante, foutaise libérale, cette imputation exclusive des malheurs du siècle se condamne elle-même à l’insignifiance.
1. J. Arch Getty, Gábor T. Rittersporn and Viktor N. Zemskov, « Victims of the Soviet Penal System in the Pre-War Years : a First Approach on the Basis of Archival Evidence », The American Historical Review, Oxford University Press, 1993.
2. Mark Tauger, Famine et transformation agricole en URSS, Delga, 2017, p. 23.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir