On aura tout entendu sur les gilets jaunes depuis leur première manifestation survenue le 17 novembre 2018 sur l’ensemble du territoire français. Parce que sociologiquement issus des couches populaires périphériques, ces hommes et femmes se sont vus traités de racistes haineux, d’antisémites avoués, voire d’alcooliques notoires. Puis on les a décrit comme factueux hostiles aux journalistes et à la démocratie. Bref, un adversaire bien commode pour l’oligarchie en place et ses bouffons médiatiques.
Parmi les insultes récurrentes, surnage celle « d’esprits primitifs hostiles à la transition écologique » et partisans de la pollution pour tous. Mais qu’en est-il réellement ?
L’automobile , un moyen de survie
S’il est vrai que l’élément déclencheur fut la hausse des carburants, les gilets jaunes ne se sont jamais positionnés comme anti-écologistes. Rien dans leurs slogans ni déclarations ne permet de l’affirmer. Bien au contraire, la révolte GJ apparaît dès l’origine comme une manifestation contre l’injustice fiscale, une opposition radicale au matraquage des « petits » contre la relaxe des « gros pollueurs » que sont l’État et le système industriel. Il ne s’agit pas alors de nier l’urgence climatique mais de mieux orienter les actions à mener. Une vision soutenue notamment dès le départ par les ONG fédérées autour du Réseau Action Climat. Clémence Dubois, responsable associative chez 350.org, notera avec raison les nombreuses interrogations des GJ « Sur l’évasion fiscale, sur l’absence de taxe sur le kérosène, un carburant pourtant très polluant, qui profite aux compagnies aériennes, la préservation et même l’octroi de nouveaux avantages aux Français les plus aisés, le soutien du gouvernement à des grands projets qui impactent l’environnement »1.
« Évasion fiscale : crise sociale et écologique » pouvait-on lire sur un panneau brandit parmi les gilets jaunes le 9 février dernier. Mais qu’importe ! La haine de classe joue à plein. L’argument principal avancé par les nantis pour dénoncer ces « accros de pollution » que sont les gilets jaunes, réside dans leur utilisation d’un ou plusieurs véhicules chaque jour. La réalité est tragiquement simple : sans ces moyens de locomotion, la France périphérique analysée finement par Christophe Guilluy, meurt d’atonie et d’asphyxie. L’emploi a très souvent déserté les campagnes grâce aux effets de la « mondialisation heureuse ». Le « petit blanc de province » n’a d’autres choix que parcourir parfois des dizaines de kilomètres pour accéder à son lieu de travail. Et que faire quand la majorité des lignes de train secondaires ont été systématiquement abandonnées, que les transports en commun n’existent plus, que l’épicerie et le bureau de poste du village ont fermé leurs portes depuis longtemps et que la moitié des maternités a disparu en vingt ans ? Comme le rappelle Jean-Claude Michéa, dès les années cinquante, « l’automobile accomplit alors (et accomplit encore) la fonction la plus foncièrement enracinée au cœur de l’idéologie libre-échangiste : la mobilité »2. Paradoxe étonnant de voir ces mêmes tenants des métropoles mondialisées faire grief aux GJ de trop de mobilité.
L’automobile, dans la majorité des cas, n’est qu’un moyen de survie sur les trois quart du territoire français. Mais est-ce le cas des habitants des quartiers chics de Paris, Lyon ou Marseille dont les SUV flambant neuf s’alignent le long des trottoirs comme autant de signes extérieurs de richesse ?
Le retour du commun
Loi d’être anti-écologiste, le phénomène gilets jaunes apparaît bien plus comme une insurrection libertaire d’écologie politique. Comme l’écrit très justement Patrick Farbiaz3, les GJ « veulent comme les régionalistes et les écologistes des années 1970 vivre et travailler au pays ». Ils « refusent ce mode de vie contraint en insistant sur la relocalisation de l’économie et des activités, sur les circuits courts, sur la proximité, ils remettent en cause la logique de métropolisation, de gentrification ».
Tout concourt pour faire de ce mouvement une plate-forme horizontale. Les gens se retrouvent une vision d’avenir, une solidarité emprunte d’espoir de changement. « Les ronds points c’est quoi, s’interroge François Bousquet ? : des assemblées sauvages citoyennes. C’est le retour du politique chez les couches populaires et les classes moyennes inférieures »
Et ce retour du politique se veut anti-capitaliste, anti-mondialiste, orienté vers la proximité démocratique (le RIC en est un bel exemple), l’activité locale et l’identité régionale. La France profonde a bien compris qu’il n’existe pas de migration naturelle des hommes et que le capital, pour reprendre les termes de Francis Cousin, n’aime les êtres humains qu’en tant que marchandises rentables. A l’inverse de Nuit Debout, « gigantesque masturbation festive des possesseurs de la linguistique aliénatoire » (Francis Cousin), la réaction GJ annonce le retour du Commun, en dehors des idiots utiles de toutes obédiences. La France des ronds points c’est la victoire d’Ivan Illich et de sa convivialité.
Mais pour encourageante qu’elle soit, cette volonté de « grand débarras » (François Bousquet) doit pousser plus avant. Cette initiative doit nous interroger sur le projet de société que nous désirons porter et plus loin, poser les fondations d’une véritable alternative qui puisse transcender les clivages et se poser en force politique indépendante.
Enracinement dans le local
Nous avons déjà eu l’occasion de le dire dans ces colonnes. Il n’y a de position intransigeante que dans la critique radicale de la modernité et de ses concentrations.
Aux luttes sociales généralistes, nous devons substituer les luttes enracinées dont l’enjeu est le territoire. Luttes qui doivent avoir pour caractéristique principale l’impossibilité d’une intégration par le capitalisme.
L’objectif de ce nouveau travail doit être de décoloniser l’imaginaire, de retisser du lien social et de construire une société à dimension humaine, conviviale, autonome et économe.
Ce projet passe par une relocalisation (c’est à dire une production locale des produits mais aussi un redéploiement des services publiques), un nouveau mode d’habiter, attaché à un lieu, une communauté et un environnement (Rémy Soulié parle de Racinations), une démocratie écologique locale pour renouer avec les traditions socialistes du XIXe et début XXe siècle, une remise en question de la société travailliste et de la place du travail comme valeur, et le refus d’une société multiculturelle (société multiconflictuelle).
L’écologie politique comme pensée critique de la modernité, s’inscrit naturellement dans la lutte contre le capitalisme et son impératif continuel de croissance. Le lien social et le principe communautaire ne pourront se retrouver qu’en dehors d’une logique mortifère : surexploitation des travailleurs et surexploitation de la nature. La croissance n’est que le cache-sexe de l’accumulation illimitée du capital. Notre société reste intrinsèquement fondée sur la démesure et ne connaît plus aucune limite dans aucun domaine. Elle repose sur un ancrage anthropologique fort et inhibant : l’homo économicus, autrement dit l’homme transformé en consommateur illimité.
Sortir de la logique de l’accumulation illimitée du capital, destructrice des identités, lutter contre « les drogués du productivisme », c’est sortir de la société de croissance au profit d’une société soutenable, plus humaine, créatrice de lien social et respectueuse de la biosphère.
Un pas que les gilets jaunes ne devront pas hésiter à franchir s’ils veulent durer et devenir la force révolutionnaire de demain.
Guillaume Le Carbonel
1www.20minutes.fr. Du 16 novembre 2018.
2Les mystères de la gauche, Flammarion, 2013, p 59
3reporterre.net, 21 janvier 2019.
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