Par Jean Sirapian − Juin 2020
Jean Sirapian ne vous est pas inconnu si vous suivez notre blog car il est à la tête des Éditions Sigest, et publie notamment Valérie Bugault mais aussi récemment Caroline Galactéros. Il est aussi à l’origine d’une lettre d’information qui nous fait l’honneur de reprendre certaines de nos traductions.
Avant la pause estivale, nous vous invitions à découvrir cet homme, un pied en Orient, un pied en Occident, dont l’histoire personnelle et l’engagement en fait un observateur pertinent de l’histoire en mouvement.
SG : Quel a été votre parcours de néo-français ?
JS : Après avoir terminé le Lycée des Pères Mekhitaristes, à Istanbul, j’ai étudié les sciences économiques et humaines à l’université américaine de Robert College (Istanbul). Installé en France en 1970, j’ai créé un studio de photographie en 1975, transformé ensuite en une société d’informatique. Depuis 2005 je suis le directeur des Éditions Sigest. Observateur engagé de la vie politique française depuis 1976, j’ai participé à différentes campagnes électorales, locales et nationales. J’ai été élu Conseiller municipal d’Alfortville (1995-2001).
Parallèlement, j’ai enseigné la communication et les institutions politiques françaises au département JAV (Journaliste Audio-Visuel) de l’École Internationale de l’audiovisuel (EICAR), à Paris. Président fondateur de l’Institut Tchobanian en octobre 2004 (un centre de recherche géopolitique sur l’Europe, la Turquie, le Sud-Caucase et le Proche-Orient), j’ai endossé la direction de publication de la revue « Europe & Orient ».
SF : Quel regard portez-vous sur la transformation de notre modèle d’assimilation vers un modèle de communautarisation à l’anglo-saxonne ?
JS : Il y a un modèle intermédiaire entre l’assimilation et le communautarisme : l’intégration. Je suis plutôt partisan de ce dernier. L’intégration englobe l’acceptation des règles et des lois qui régissent la vie quotidienne du pays d’accueil, donc un devoir à assumer, avant de profiter des droits qu’offre le pays. Or il me semble que pour certains, cet ordre est inversé. Curieusement, les nouveaux migrants (invités ou pas) connaissent leurs droits avant même de connaître et d’assumer leurs devoirs. Les récents événements montrent qu’au contraire, il y a une ingratitude de la part de ceux que la France a accepté d’accueillir.
Pour les Français d’origine arménienne, la question d’intégration ne s’est jamais posée. La phrase du cinéaste Henri Verneuil (Ashot Malakian) résume tout : « Je suis cent pour cent Français et sang pour sang Arménien ». Après le génocide des Arméniens de 1915 dans l’Empire ottoman, les survivants se sont dispersés aux quatre coins du monde. La France fut l’un des pays d’accueil principaux à partir des années 20 (aujourd’hui la France est le 3ème pays dans le monde après la Russie et les États-Unis au nombre de citoyens d’origine arménienne).
Malheureusement, l’intégration qui avait très bien fonctionné avec certains migrants (italiens, polonais, arméniens, russes…) a, de mon point de vue, échoué non seulement avec une « autre » immigration mais y compris pour les nouvelles générations dont les parents s’étaient installés en France depuis les années 50. Je trouve inacceptable que les « invités » imposent leurs lois à la France qui leur a ouvert la porte. Encore plus inacceptable est la soumission de la France, handicapée par une idéologie bien-pensante et droits-de-l’hommiste, à ces oukases. La France que j’ai connue en 1970 n’existe plus, sauf peut-être en province. Mais pour combien de temps encore ?
SF : Vous êtes arménien et fortement impliqué dans la construction d’une passerelle entre la France et l’Arménie. Où en est l’histoire de l’Arménie, la tragédie du début du 20ème siècle, la chute de l’URSS, les routes de la Soie ? Est-ce que ces enjeux arméniens nous touchent nous en France ?
JS : L’Arménie, d’abord, a une histoire de plus de 3000 ans. Pour mémoire, tous les empires qui l’ont envahie à un moment ou un autre, ont disparu (empires mongol, perse, romain, ottoman, soviétique…) mais l’Arménie est toujours là bien qu’actuellement le pays (30000 km², grand comme la Belgique)) ne représente que le 1/10e de son territoire historique, appelé aussi dans les livres d’histoires et des atlas, le Plateau arménien. Bien que je sois un descendant des survivants du génocide de 1915-1922, tout en respectant la mémoire de 1,5 millions massacrés par les Turcs, je suis plutôt tourné vers le présent et l’avenir de l’Arménie. Après 70 ans de régime bolchevique, l’Arménie a retrouvé son indépendance en septembre 1991, après la chute de l’empire soviétique. 70 années de communisme laissent des traces mais l’homo sovieticus cède peu à peu sa place aux jeunes générations qui ont su garder les traditions ancestrales, les deux piliers de la nation arménienne : la foi chrétienne et la famille. L’Arménie a été le premier pays dans le monde à adopter officiellement la religion chrétienne, en 301, avant Rome.
Géographiquement l’Arménie se trouve à un carrefour sur la Route de la Soie, un pont entre l’Asie-mineure et l’Asie. Mais aussi sur un axe nord-sud reliant la Russie à l’Iran, menant vers l’Inde. De ce point de vue, l’Arménie peut devenir la Suisse du Caucase. Pour cela, il faut des dirigeants visionnaires avec une pensée stratégique.
Depuis quelques temps mais surtout à partir de 2007, la France s’est positionnée sur un axe Washington, Paris, Ankara, Tel-Aviv. Ceci exclut l’axe Moscou-Erevan-Iran-New Delhi-Pekin. Au profit de qui ?
La France et au-delà, l’UE, n’auraient-elles pas intérêt à se rapprocher de la Russie qui est plus européenne, me semble-t-il, que les États-Unis ? Si je vais plus loin, je dirai que les frontières culturelles de l’Europe incluent l’Arménie au Sud-Est, en surplombant la Turquie qui, elle, n’est pas européenne.
Les liens entre la France et l’Arménie sont très anciens, culturellement et militairement. N’oublions pas que Léon de Lusignan, né en Cilicie en 1342, mort à Paris le 29 novembre 1393) est le dernier roi d’Arménie (cilicienne), de 1373 à 1375. Il y a eu aussi des pages plus sombres, comme l’abandon des Arméniens de Cilicie par la France en 1921, à la suite de l’accord d’Angora avec Mustafa Kemal (accord Franklin-Bouillon).
Mais aujourd’hui, la France pourrait utiliser les moyens humains de l’Arménie (les jeunes talents et notamment ceux formés par l’Université française en Arménie-UFAR) pour établir un point d’entrée vis-à-vis du l’Union économique eurasiatique (UEEA). Les jeunes arméniens francophones (qui parlent naturellement l’arménien et le russe, en plus de l’anglais) très avancés sur les nouvelles technologies, peuvent être des atouts non négligeables.
SF : Vous étés aussi éditeur avec les éditions Sigest et président d’un institut, l’Institut Tchobanian. Pouvez-vous nous présentez ces deux entités ? Comment s’articulent-elles ?
JS : Les éditions Sigest ont été créées en 2005 comme un département à part dans la société Sigest sarl (informatique). L’activité de ce département a fait un bond en avant soudain et décisif en 2006-2007 pendant l’année de l’Arménie en France et la traduction, à cette occasion, des albums de Tintin en arménien, une première mondiale. Depuis 2010, l’édition est devenue l’activité principale de SIGEST. En 15 ans, notre catalogue s’est enrichi de près de 200 titres.
Concernant l’Institut Tchobanian, (fondé en hommage à Archag Tchobanian [1872-1954]), l’un de ses objectifs est de faire connaître la culture française en Arménie et la culture arménienne dans les pays francophones. Tchobanian, l’ambassadeur des lettres arméniennes, a été le fondateur du mouvement arménophile en France au début du 20e siècle. Un conseil d’administration, composé de sept membres dirige l’Institut. Depuis février 2017, Monsieur Henry Cuny, ancien ambassadeur, est devenu le président d’honneur de l’Institut.
Depuis 2018, l’Institut Tchobanian, en partenariat avec SIGEST, invite et accompagne en Arménie des auteurs, géopolitologues, journalistes… français (qui n’avaient pas visité ce pays auparavant) pour un séjour d’une semaine pour faire mieux connaître Erevan et les régions avec des rencontres francophones organisées avec nos partenaires (universités ou bibliothèques) ainsi que des rencontres officielles.
Un point commun à ces deux entités : à part quelques aides du CNL tout au début pour certaines traductions (qui se sont arrêtées net après 2012), nous ne recevons aucune subvention d’État, ni d’organisations politiques, ni d’une quelconque ONG, « open » ou pas.
SF : Il existe aussi une revue semestrielle « Europe&Orient ». Est-ce un complément ? Une autre facette ?
JS : La revue E&O est née un peu par hasard. À la création de l’Institut Tchobanian en octobre 2004 nous avions publié un livre blanc (devenu depuis une référence) « Europe-Turquie : un enjeu décisif ? » présenté à l’Assemblée nationale, en présence de plusieurs élus et de géopolitologues. Il s’agissait, à quelques semaines de l’ouverture des négociations UE-Turquie, de montrer le vrai visage de ce pays, qui, à coup de millions, faisait une propagande pour véhiculer une image d’un pays, moderne, laïc et républicain. Le livre blanc, en cent pages, réfutait point par point, documents à l’appui, cette désinformation. C’était une première. Cela a fait beaucoup de bruit. Différentes personnes présentes nous ont encouragé à poursuivre ce travail de pédagogie. D’où l’idée d’une revue. Ainsi est née la revue « Europe & Orient » qui paraît jusqu’à ce jour. À chaque numéro, une vingtaine de contributeurs analysent l’actualité concernant l’Europe, l’Asie-Mineure, le Caucase et le Proche-Orient. Avec un chapitre « Opinion ». La revue est semestrielle et cela permet un recul dans le traitement des sujets. Un blog complète la revue. Nous excluons les extrêmes (qui par définition sont insignifiants) mais étant indépendant, idéologiquement et financièrement, nous n’avons aucun sujet tabou à partir du moment il se fonde sur des faits.
SF : Nous avons fait connaissance par l’intermédiaire d’un auteur, Valérie Bugault dont le travail porte sur la géopolitique à travers le prisme du droit. Comment se passe vos choix éditoriaux ? Comment structurez-vous les différents thèmes ?
JS : Certains éditeurs hésitent à publier tel ou tel livre pensant que cela nuira à leur réputation et/ou qu’ils perdront des marchés. Chez Sigest nous n’avons pas ce genre de réflexion. Si on nous propose un manuscrit qui tient la route, on y va. Tous nos livres sont promus de la même façon. Certains ouvrages deviennent des best-sellers, d’autres pas. Mais l’expérience nous montre que les livres des auteurs qui font l’effort d’auto-promotion (conférences, dédicaces, présence aux salons du livre, présence sur les réseaux sociaux, interview, etc.) se vendent beaucoup plus.
Notre ligne éditoriale se résume en trois catégories : essais politiques/géopolitiques, culture, (encyclopédies, dictionnaires, guides) et grand public (contes, BD).
SF : En plein Covid-19, quel regard portez-vous sur ce phénomène, vous qui avez un pied en Asie ? Comment les Arméniens ont-ils réagi ?
JS : Quand le confinement a été annoncé, le 16 mars, j’étais en Arménie. À la différence des autorités françaises, celles d’Arménie, le Premier Ministre en tête, n’ont pas menti à la population et dès l’annonce du premier cas (début mars) ont très rapidement pris les mesures de confinement, port de masques et de gants, gestes barrières, fermeture des cafés, restaurants, etc.
En revanche, alors qu’en France, la gestion sanitaire s’est améliorée au fur et mesure, permettant une sortie de crise (pour l’instant) au bout de 4 mois, en Arménie, par relâchement de la population, le nombre de cas au lieu de diminuer a augmenté et au moment où ces lignes sont écrites, on compte 17 000 cas (avec 285 décès), ce qui est beaucoup pour un pays de 3 millions d’habitants. Mais la crise économique sera plus grave que la crise sanitaire puisque le tourisme rapporte beaucoup à l’Arménie et cette pandémie en plein saison touristique (mi-mars/mi-octobre) sera catastrophique pour le commerce en général et les agences de voyages/hôtels/restaurants/cafés en particulier.
SF : Quels sont vos espérances pour la décennie qui s’ouvre ? Pour vous, pour l’Arménie et pour la France ?
JS : Pour l’Arménie j’aurai voulu voir disparaître la menace génocidaire de ses voisins turcs (Turquie et Azerbaïdjan). Je souhaite ardemment la reconnaissance de la République d’Artsakh (Haut-Karabagh) indépendante depuis 1994 après une guerre gagnée contre l’agresseur azéri. Mais à ce jour, cette petite République (12 000 km²) n’est pas reconnue sur le plan international.
Pour la France, je suis assez pessimiste. Je constate son déclin commencé en 1968 et accéléré avec l’abandon de sa souveraineté à la suite du traité de Maastricht. J’aurais voulu voir un homme d’État qui aurait comme objectif la grandeur de la France et non pas des politiciens dont l’horizon se limite à 5 ans, avec l’espoir d’être réélu et étant prêts à toutes les lâchetés, laissant des bombes à retardement ici et là.
Quant à moi, je n’y pense pas trop. Je vis au jour le jour. Depuis que je suis à la retraite, je n’ai pas une seconde à moi ! Dans ma vie, j’ai eu la chance d’exercer toujours des métiers qui me plaisaient (musicien, photographe, informaticien, éditeur…), donc pour moi, le travail et le plaisir ont toujours coexisté. Aujourd’hui, j’ai la chance de partager ma vie entre la France et l’Arménie. Je continuerai tant que Dieu me prête vie, entouré de ma famille.
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone