Par Alexandre Dougine − Le 8 janvier 2020 − Source Katehon
En sciences politiques, le concept de totalitarisme est sous-tendu par les idéologies communiste et fasciste, qui proclament ouvertement la supériorité du collectif – classe et société dans le communisme et le socialisme ; État dans le fascisme ; race dans le national-socialisme – sur le privé, l’individu.
Ils s’opposent à l’idéologie libérale, pour laquelle, au contraire, le privé _ l’individu – est mis au-dessus de la collectivité – comme si celle-ci ne pouvait pas être comprise en soi. Le libéralisme combat alors le totalitarisme en général, y compris celui du communisme et du fascisme. Mais, ce faisant, le terme même de « totalitarisme » révèle son lien avec l’idéologie libérale – et ni les communistes ni les fascistes ne seraient d’accord avec ce terme. Ainsi, toute personne qui utilise le mot « totalitarisme » est un libéral, indépendamment de la conscience qu’il en a.
À première vue, le tableau est parfaitement clair et ne laisse aucune place à l’ambiguïté – le communisme est le premier totalitarisme, le fascisme le second. Et le libéralisme est son antithèse, en tant que tel, niant l’ensemble et plaçant le privé au-dessus de lui. Si nous nous arrêtons ici, nous reconnaîtrons que l’ère moderne n’a développé que deux idéologies totalitaires – le communisme (socialisme) et le fascisme (nazisme), avec leurs variations et leurs nuances. Mais le libéralisme, en tant que théorie politique apparue avant les deux autres et qui les a dépassées, ne peut être qualifié de totalitaire. Par conséquent, l’expression « troisième totalitarisme », qui suggère un élargissement de la nomenclature des idéologies totalitaires, y compris le libéralisme, n’a aucun sens.
Cependant, le thème du « troisième totalitarisme » pourrait bien apparaître dans le contexte de la sociologie française classique – école de Durkheim – et celui de la philosophie postmoderne. La sociologie de Durkheim soutient que les contenus de la conscience individuelle sont entièrement formés sur les bases de la conscience collective. En d’autres termes, la nature totalitaire de toute société, y compris une société individualiste et libérale, ne peut être effacée. Ainsi, le fait même de déclarer, comme le libéralisme, que l’individu est la valeur et la mesure la plus élevée est une projection de la société, c’est-à-dire une forme d’influence totalitaire et d’induction idéologique. L’individu est un concept social – sans société, l’être humain seul ne sait pas s’il est ou non un individu, et si l’individualisme est ou non la valeur la plus élevée. L’individu apprend qu’il est un individu, une personne privée uniquement dans une société où l’idéologie libérale domine et remplit la fonction de l’environnement en mouvement. Donc, ce qui nie la réalité sociale et affirme l’individu a aussi en soi une nature sociale. Par conséquent, le libéralisme est une idéologie totalitaire qui insiste, par les méthodes classiques de propagande totalitaire, sur le fait que l’individu est l’instance principale.
C’est le début d’une critique sociologique de la société bourgeoise, non pas sociale, mais sociologique, bien que souvent en France et en Occident le socialisme et la sociologie se soient rapprochés presque jusqu’à l’identification complète, par exemple, sur le mode de Pierre Bourdieu. En ce sens, le caractère totalitaire du libéralisme est scientifiquement prouvé et le terme « troisième totalitarisme » acquiert une logique et une cohérence, au lieu d’être un paradoxe choquant. D’où découle, dorénavant, une série de concepts sociologiques, tels que « la foule solitaire » (David Riesman) et d’autres.
La société libérale, s’opposant aux sociétés de masse du socialisme et du fascisme, est devenue en elle-même une société de massification, standardisée et stéréotypée. Plus l’homme aspire à être l’ultima ratio dans le contexte du paradigme libéral, plus il devient semblable à tous les autres. Ce que le libéralisme apporte avec lui est précisément le stéréotype et l’uniformisation du monde, détruisant la diversité et la différence.
D’autre part, il y a la philosophie postmoderne. Dans l’esprit de la recherche d’une immanence radicale – caractéristique de toute la modernité – les postmodernistes posent la question du caractère de l’individu. Selon eux, l’individu est synonyme de totalitarisme, mais transposé à un niveau micro. L’individu est un micro-totalitarisme qui institue un appareil de répression sur lequel le totalitarisme normal s’appuie au niveau individuel et inconscient. Dans une logique freudienne, les postmodernistes, expliquant la raison comme un instrument de répression, de déni et aussi de projection, l’identifient à l’État totalitaire, qui restreint la liberté des citoyens en leur imposant son propre point de vue. L’individu est alors un concept, une projection de la néantisation et de la violence d’une société totalitaire dans ses niveaux les plus intimes. Les désirs et la force créatrice de l’individu sont constamment niés. Par-dessus tout, les post-modernistes produisent du totalitarisme social – fasciste et communiste – uniquement en raison de la structure totalitaire strictement hiérarchique de l’individu rationnel. Ainsi, le concept de totalitarisme libéral en tant que « troisième totalitarisme » prend tout son sens et repose sur un fondement totalement légitime.
Le libéralisme est donc une idéologie totalitaire et violente, un moyen de répression politique directe et indirecte, de pression éducative et de propagande féroce, qui se proclame non totalitaire, c’est-à-dire qui dissimule sa nature même. C’est un fait scientifique. Le troisième totalitarisme est tout à fait cohérent avec toute la perspective de son concept politique.
Mon livre la Quatrième théorie politique intègre complètement cette notion, dès lors qu’elle permet de voir l’ensemble du tableau qui unifie les trois théories politiques classiques de la modernité : a) le libéralisme, b) le communisme et c) le fascisme. Elles sont toutes totalitaires, bien que distinctes. Dans un autre contexte, la 4PT [ the 4th Political Theory, le blog d’Alexandre Dougine, NdT] révèle le caractère raciste des trois théories : le racisme biologique des nazis, le racisme de classe de Marx – progrès et évolution universels – et le racisme civilisationnel, culturel et colonial des libéraux – qui était explicite jusqu’au milieu du 20e siècle et est devenu subliminal par la suite – voir John Hobson dans son ouvrage « The Eurocentric Conception of World Politics ». La 4PT rejette tout type de totalitarisme – communiste, fasciste ou libéral. Le troisième totalitarisme, de type libéral, est aujourd’hui le plus dangereux, une fois qu’il est au pouvoir. La lutte contre ce type de totalitarisme est une tâche fondamentale.
La 4PT propose une compréhension totalement nouvelle de l’ensemble et de ses parties, à côté des trois idéologies politiques de la modernité. Cette compréhension peut être appelée un Mit-sein [Être-avec] existentiel. Mais dans cette compréhension existentielle de la présence Dasein [Être-là], [qui deviendra ultérieurement Da-sein, NdT], il n’y a pas d’atome (parties, individu), ni de somme d’individus (totalitarisme). Dans la 4PT, être ensemble signifie exister, constituer une présence – une présence vivante face à la mort. Nous ne sommes ensemble que lorsque nous sommes confrontés à notre propre mort. La mort est toujours profondément personnelle et, simultanément, il y a quelque chose de commun, quelque chose qui affecte chacun d’entre nous. Il faut donc parler non pas de totalitarisme – une conception mécanique reliant les parties et le tout – mais d’un holisme existentiel organique. Et il s’appelle Peuple. Dasein existiert völkisch [l’Être-là existe en tant que peuple, NdT], en claire opposition à un « troisième totalitarisme ». En tant qu’être-pour-la-mort. Mit-Sein. Nous sommes le Peuple.
Liens
https://katehon.com/article/schmitt-america-against-liberal-totalitarianism
Traduit par Michel, relu par Hervé pour Le Saker Francophone
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