par Alexandre Lemoine.
Les relations entre Paris et Ankara semblent être à fleur de peau. D’abord le président français Emmanuel Macron, à l’issue de l’entretien avec son homologue tunisien Kaïs Saïed, en commentant le récent incident entre les navires de la France et de la Turquie en Méditerranée, a réitéré sa thèse concernant la « mort cérébrale » de l’Otan et a souligné que « la ligne de la Turquie est incompatible avec son statut de l’Otan ». Parce que Ankara « utilise son statut de membre de l’Alliance pour que les navires européens n’attaquent pas les navires turcs ».
De plus, selon le dirigeant français, « le président turc Recep Tayyip Erdogan envoie en Libye des mercenaires djihadistes syriens ». Le Figaro écrit à ce sujet que la Turquie envoie « ceux dont elle n’a plus besoin en Syrie » et rapproche la menace des frontières de pays européens, alors que « le contrôle du territoire libyen lui permettrait de refaire du chantage migratoire à l’UE ». Paris a même soulevé le problème du comportement de la Turquie à la réunion des ministres de la Défense de l’Alliance, mais dans un contexte plus large, incluant l’achat de systèmes antiaériens russes S-400 et le blocage par Ankara de la planification de défense de l’Otan en Europe de l’Est.
La réponse d’Ankara fut rapide. Le quotidien turc Daily Sabah a publié un scoop. Le contrespionnage turc a arrêté quatre individus soupçonnés d’espionnage au profit de la France. « Les suspects recueillaient des informations sur le travail interne des organisations conservatives, des groupes religieux et de la présidence turque des affaires religieuses, ainsi que sur ses collaborateurs. Ils se sont introduits dans les organisations conservatives dans les quartiers d’Istanbul Fatih, Bayrampaşa, Esenyurt, Zeytinburnu, Üsküdar, Ümraniye et Başakşehir afin de recueillir des informations sur l’organe religieux principal du pays – la Présidence des affaires religieuses (Diyanet) ». Il s’avère que les « appréhendés utilisaient de fausses pièces d’identité d’agents du Renseignement national turc en affirmant récolter des informations sur des groupes terroristes ».
L’un des suspects s’appelle Metin Özdemir, qui a été recruté par la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) française quand il servait en Afghanistan. Il a déjà avoué qu’il recueillait et avait transmis aux autorités françaises des informations sur 120 personnes, dont des imams. Cela comporte plusieurs points intrigants. Premièrement: de toute évidence, le contrespionnage contrôlait le réseau d’agents créé par les Français parmi les islamistes locaux, qui étaient probablement préparés par Ankara pour travailler en Libye. A présent la Turquie a décidé que le moment était venu de cesser de jouer et de divulguer la situation. Deuxièmement: historiquement la DGSE possédait et possède un réseau d’agents ramifié au Moyen-Orient et notamment en Turquie. Mais ces dernières années elle ne manifestait pas son activité sur le terrain en planchant davantage sur l’élaboration et l’analyse des renseignements recueillis par ses agents et par la préparation de rapports pour d’autres services.
C’est pourquoi les experts s’intéressaient toujours aux déclarations faites par certains chefs de la DGSE après leur départ à la retraite. Leur avis sur la situation au Moyen-Orient et les perspectives de cette région suscitait toujours beaucoup d’intérêt. Il suffit de rappeler l’ancien patron de la DGSE Alain Juillet, qui déclarait ouvertement que Paris dépendait de Washington. Un autre ancien agent, Bernard Bajolet, a déclaré à une époque que le renseignement français avait prédit la guerre en Irak en 2003 et la progression de djihadistes au Mali en 2013, mais il a été moins préparé au Printemps arabe de 2011 et à l’apparition de Daech. Et ces derniers temps, à en juger par certaines informations, le renseignement français tente de reprendre ses positions en Syrie. D’après Le Figaro, Paris recrute des individus qui parlent les langues orientales. Mais pourquoi ? Selon les experts français, cela fait longtemps qu’Emmanuel Macron a senti les zigzags de la politique américaine au Moyen-Orient, ce pourquoi la France a été évincé de Syrie, et les Américains ont comblé ce vide par la Turquie.
Sur cet axe Paris mène une controffensive par le biais des Kurdes au Nord-Est de la Syrie. Il soupçonne que Washington fait le jeu de projets néo-ottomans d’Ankara aussi bien en Syrie qu’en Libye, il y perçoit le renforcement de la Russie. Sur ce fond, les instincts impériaux de la France de réveillent. D’ailleurs, en analysant les raisons de l’échec de la politique française en Syrie, dans une interview à The Economist Emmanuel Macron a reconnu : « Le paradoxe, c’est que la décision américaine (de retrait du nord de la Syrie) et l’offensive turque dans les deux cas ont un même résultat: le sacrifice de nos partenaires sur le terrain qui se sont battus contre Daech, les Forces démocratiques syriennes (FDS). Ce qui s’est passé est un grand problème pour l’Otan d’un point de vue stratégique et politique… D’une part, l’Europe de la défense – une Europe qui doit se doter d’une autonomie stratégique et capacitaire sur le plan militaire. Et d’autre part, de rouvrir un dialogue stratégique, sans naïveté aucune et qui prendra du temps, avec la Russie ». Ce qui sous-entendait clairement que « les États-Unis ont incité Moscou et Ankara à une alliance avec la passivité totale de Paris, de Londres et de Berlin ».
Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Cavusoglu pense que « Macron a l’intention de mettre en place en Syrie un État terroriste kurde ». De leur côté, les médias kurdes ne nient pas que les États-Unis et la France avaient cherché à réconcilier en Syrie « deux camps kurdes concurrents dans l’espoir de créer une entité administrative kurde politiquement unifiée ». Mais en partant de la logique d’action d’Ankara, Trump a reculé de ces positions par rapport aux Kurdes, du coup Emmanuel Macron s’est retrouvé sous le « feu turc ».
Le scandale d’espionnage franco-turc dévoile toutes les sérieuses implications géopolitiques. La revue turque Aydınlık écrit à cet égard que « ce n’est pas l’Otan qui inquiète Macron, mais la Turquie », la possibilité d’apparition entre Washington et Ankara, et non entre la Turquie et l’Europe, d’une politique coordonnée en Syrie, et « il appelle à protéger l’Otan contre son utilisation par les États-Unis et la Turquie à leurs fins ». Il ne reste plus qu’à voir quelles démarches seront entreprises par Paris.
source : http://www.observateurcontinental.fr
Les opinions exprimées par les analystes ne peuvent être considérées comme émanant des éditeurs du portail. Elles n’engagent que la responsabilité des auteurs
Source: Lire l'article complet de Réseau International