« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». Cette phrase prémonitoire du général De Gaulle, quoique quelque peu sortie de son contexte, résume à merveille la complexité de la scène moyen-orientale. C’est particulièrement vrai aujourd’hui, alors que nous assistons à l’émergence d’un casse-tête d’alliances et de contre-alliances où les acteurs eux-mêmes semblent parfois se perdre…
Ce blog a souvent ironisé sur les béantes contradictions de la politique américaine au Moyen-Orient. Les YPG syriens étaient des alliés mais leur alter ego du PKK, à quelques kilomètres de l’autre côté de la frontière, était « terroriste ». Pour une fois, Kurdes et Turcs devaient rire ensemble… très jaune. Et ne parlons même pas du soutien de la CIA à des groupes tirant sur les soldats envoyés par le Pentagone !
Si l’empire US a souvent porté l’incohérence à son paroxysme, il n’est toutefois pas le seul. Nous allons voir, dans ce petit tour d’horizon schématique, une kyrielle de discordances chez les protagonistes du jeu dans la région. Pourquoi l’Iran soutient-il en Libye ce qu’il combat en Syrie, pourquoi les Saoudiens arment-ils au Yémen ce qu’ils désarment en Egypte, comment diable le Hamas se retrouve-t-il dans le même camp qu’Israël sur le conflit syrien depuis dix ans ? Que penser des œillades émiraties envers les Iraniens malgré la proximité de ceux-ci avec le Qatar, ennemi juré d’Abu Dhabi ? Une proximité qui n’a d’ailleurs pas empêché l’Iran et le Qatar de s’affronter en Syrie. Syrie où Moscou et Téhéran sont alliés alors qu’ils se retrouvent dans des camps opposés en Libye. Faites vos jeux, rien ne va plus…
Avant de commencer, dressons un rapide tableau synoptique, forcément sommaire, des trois grandes oppositions qui traversent le Moyen-Orient. Ce sont en effet elles qui, ne se recoupant pas toujours, expliquent en partie le maelstrom.
- Courant nassériste vs courant religieux
Pendant les décennies d’après-guerre, c’était la grande opposition qui divisait le Moyen-Orient. D’un côté, un bloc nationaliste, socialisant et laïc, férocement anti-sioniste, comprenant l’Egypte de Nasser, le Baath en Irak et en Syrie ou encore l’OLP d’Arafat. De l’autre, la tendance religieuse regroupée autour des pétromonarchies du Golfe.
La Guerre froide est évidemment venue mettre son grain de sel. Par proximité idéologique, l’URSS a soutenu le courant nassériste tandis que, par contrecoup, les Etats-Unis ont logiquement embrassé le courant religieux, d’autant plus qu’ils y avaient encore d’autres intérêts (pétrole, pétrodollar)
La chute de l’URSS a laissé le premier orphelin, même si celui-ci n’avait de toute façon jamais rien fait pour se placer dans une position confortable : conflit « fratricide » perpétuel entre la Syrie d’Assad père et l’Irak de Saddam, expulsion des 20 000 (!) conseillers soviétiques d’Egypte en 1972 etc.
Aujourd’hui, ce qui reste du nassérisme se compte sur les doigts de la main : l’Egypte des militaires (mais qui a complètement abandonné son anti-sionisme), la Syrie d’Assad fils et, d’une certaine façon, le général Haftar en Libye. C’est peu. Cependant, ce courant déclinant a été rejoint, au moins partiellement, par un autre, qui a totalement changé la donne en 1979…
- Chiisme vs sunnisme
Sous l’éteignoir pendant des siècles, oppressé par la majorité sunnite, le chiisme a explosé avec la Révolution iranienne. Partout au Moyen-Orient, exaltées par le militantisme khomeiniste, les communautés chiites relevaient la tête, provoquant la panique, aussi bien du courant religieux sunnite (pétromonarchies) que d’une partie du courant nassériste qui se scinde alors.
Craignant une contagion révolutionnaire dans sa population majoritairement chiite, Saddam, fortement encouragé et financé par les pétromonarchies, déclenche en effet la guerre contre son voisin. Il reçoit l’appui diplomatique de l’Egypte tandis que la Syrie se range du côté des Iraniens. Soutenus à la fois par Bagdad et par Téhéran, les Palestiniens sont quant à eux un peu perdus…
Pour Israël, l’ennemi n’est plus le courant nassériste, qui s’est irrémédiablement affaibli au fil du temps, mais le nouvel « axe de la résistance » mis sur pied par les Iraniens : ce fameux arc chiite dont on a beaucoup parlé concernant la guerre en Syrie.
Nassérisme éclaté, partiellement remplacé par le chiisme qui s’est allié à certaines de ses composantes et en a combattu d’autres ; on pourrait croire que seul le courant religieux sunnite est sorti indemne des soubresauts moyen-orientaux. Il n’en est rien.
- Frères musulmans vs wahhabisme
Nous n’allons pas entrer ici dans les innombrables querelles théologiques au sein de l’islam sunnite mais nous attacher à la principale opposition qui le traverse. Contrairement à une idée reçue, l’Arabie saoudite n’a pas toujours été l’ennemie des Frères Musulmans (appelons-les « FM » car le nom reviendra souvent). Durant des décennies, ces deux-là avaient un commun adversaire – le laïc Nasser – et Riyad accueille dans les années 60 des milliers de membres de la confrérie, souvent des enseignants chargés d’éduquer la population largement analphabète du pays.
Les choses commencent à déraper lors de la guerre du Golfe (1990-1991), lorsque ceux-ci s’opposent au déploiement des troupes américaines sur le sol saoudien. Elles s’enveniment définitivement avec le « printemps arabe » de 2011 qui amène les FM au pouvoir en Egypte et ailleurs. Depuis, le Seoud s’oppose résolument à la confrérie, d’autant plus que le sultan Erdogan, concurrent pour le commandement officieux de la oumma, est proche d’elle.
Ces considérations étant posées, voyons comment ces grilles de lecture se traduisent sur le terrain. Commençons justement par l’Arabie saoudite. Nous avons vu plus haut qu’elle était à la fois anti-nassériste, anti-chiite et anti-frériste. Diantre ! Quand un conflit éclate entre deux de ces composantes, qui soutient-elle ? Les faits présents ou passés nous permettent d’établir une typologie assez sûre. Les ennemis du Seoud sont dans l’ordre :
- les chiites et l’Iran
- les Frères musulmans
- les nasséristes
Le tiercé gagnant de Riyad sera immanquablement 3 contre 1 (guerre Iran-Irak), 3 contre 2 (Egypte, Libye) ou 2 contre 1 (Syrie, Yémen).
Atterrés par la prise de pouvoir FM en Egypte, les Saoudiens y soutiennent le coup d’Etat militaire, pourtant laïc, en 2013. Et quand la sanglante répression pousse le Département d’Etat américain à interrompre son aide financière au Caire, ils sautent comme un diable de leur boîte pour offrir leurs pétrodollars.
En Libye, la guerre actuelle oppose le Gouvernement d’Entente Nationale (GNA en anglais) tendance FM à l’Armée Nationale Libyenne du général Haftar, nous y reviendrons. Sans surprise, l’Arabie saoudite soutient là aussi, avec armes et bagages, le général « nassériste » contre le gouvernement frériste.
Mais qu’entrent en scène l’Iran ou les chiites, et les Frères musulmans deviennent soudain beaucoup plus acceptables ! C’était évidemment le cas en Syrie quand ils combattaient Assad, allié de Téhéran. C’est également le cas au Yémen où le Seoud ravale sa fierté et épaule la milice al-Islah, principale force sur le terrain face aux Houthis chiites.
Si l’Arabie saoudite suit donc une stratégie à géométrie variable, graduelle en l’occurrence, deux poids lourds du Moyen-Orient conservent quant à eux une ligne directrice tout à fait cohérente, diamétralement opposée d’ailleurs. L’Egypte des militaires s’oppose universellement aux Frères musulmans, la Turquie les soutient partout.
Nous avons subrepticement évoqué le point chaud actuel, à savoir la Libye. La guerre y fait rage à peu près sans interruption depuis que les petits génies de l’OTAN se sont lancés dans un de leurs catastrophiques regime change en 2011. Si le général Haftar vient d’échouer aux portes de Tripoli à cause de la massive intervention turque, il contrôle encore la grande majorité du territoire (en rose).
Il est soutenu par tous les Etats qui, pour des raisons diverses, sont ennemis des Frères musulmans : Egypte, Arabie saoudite, Emirats Arabes Unis, Russie et, par ailleurs, la France. Le Caire, qui craint comme la peste la confrérie et ne veut pas voir un gouvernement qui en est issu à ses frontières, est même prêt à intervenir militairement pour aider Haftar.
Le GNA (en bleu sur la carte) est naturellement défendu par les pays proches des FM, au premier rang desquels la Turquie et le Qatar. Surprise (qui n’en est peut-être pas une finalement), il vient également de recevoir le soutien de l’Iran ! Echange de bons procédés – je me range de ton côté en Libye, tu continues à t’opposer aux sanctions US – lors de la visite du MAE iranien à Ankara ? Sans doute, mais il y a peut-être plus…
Le rapport entre Téhéran et les Frères musulmans – les « meilleurs ennemis du monde » – a toujours été compliqué. Peu de points communs entre le chef de file du monde chiite et le mouvement islamiste sunnite, sinon les points de friction. En Syrie, les milices iraniennes se battent depuis des années contre les groupes d’obédience frériste ; au Yémen, les Houthis font face à al-Islah etc.
Et pourtant, dans les hautes sphères surplombant les combats sur le terrain, les choses sont soudain beaucoup plus nuancées, car entrent en jeu les intérêts stratégiques profonds des puissances. Ainsi, pour Téhéran, la rupture de juin 2017 au sein du Conseil de Coopération du Golfe a été une véritable bénédiction :
Les Perses la jouent très fine, faisant d’une pierre deux coups. Les demandes qataries en nourriture et eau potable ont été acceptées et même devancées puisque l’Iran offre maintenant l’utilisation de trois ports pour le ravitaillement de son voisin. En intensifiant ses relations avec Doha, il espère faire exploser le Conseil de Coopération du Golfe, le biais par lequel l’axe Washington-Riyad-Tel Aviv fait pression sur Téhéran. Et en échange de l’aide de première nécessité fournie actuellement, on imagine qu’une condition a été posée : le retrait du soutien qatari aux rebelles modérément modérés de Syrie.
Depuis, les rapports sont restés excellents avec l’émirat gazier et l’Iran, engagé dans un bras de fer titanesque, semble décidé à jouer la carte turco-qatarie frériste contre la triade américano-saoudo-israélienne qui le harcèle. L’ennemi de mon ennemi est théoriquement mon ami, même si je le combats sur le terrain dans plusieurs guerres…
Ceci pourrait expliquer le surprenant soutien iranien au GNA libyen, qui place Téhéran complètement en porte-à-faux vis-à-vis de Moscou et même de son allié syrien ! Rappelons en effet qu’Assad et Haftar, mus par une commune détestation du sultan, ont noué des relations diplomatiques, le second allant jusqu’à ouvrir une ambassade à Damas. On donnerait cher pour connaître la réaction d’Assad à la récente prise de position iranienne.
Et que penser des Houthis qui, sans tout à fait se ranger derrière le GNA, s’opposent à l’intervention militaire égyptienne en Libye alors qu’eux-mêmes combattent depuis des années des groupes FM ? Est-ce par simple suivisme de la ligne iranienne ? A ce titre, il sera très intéressant de voir la réaction du Hezbollah qui, pour l’instant, reste muet sur la question. S’il prend parti, il se mettra à dos l’un de ses deux protecteurs, Damas ou Téhéran. Orient compliqué, décidément…
Si les contorsions d’une partie de l’axe chiite ont au moins l’excuse de viser à un objectif supérieur – la défense de l’Iran -, il n’en est rien pour le Hamas palestinien, dont la trahison « gratuite » reste dans toutes les mémoires. Soutenu à bout de bras pendant des décennies par l’Iran et la Syrie, il retourne sans vergogne sa veste en 2012 et prend parti pour les rebelles modérément modérés en lutte contre Assad, partageant même avec eux son savoir-faire en matière de tunnels et de roquettes.
A la base de cette décision stratégiquement infantile et suicidaire (l’Iran diminuera d’ailleurs fortement son aide financière), la religion. Le Hamas est frériste, comme la majorité de la rébellion syrienne au début de la guerre, Ahrar al-Cham par exemple. Certes, on peut se demander ce que les Frères musulmans ont jamais fait concrètement pour la cause palestinienne mais les dirigeants du mouvement gazaoui ne se posent apparemment pas la question. Elle finit cependant par revenir en force et, retournant une fois de plus son keffieh, le Hamas reprend bouche avec l’Iran qui, à cette occasion, se montre bien peu rancunier.
Ce qui nous amène indirectement à la Turquie. La politique néo-ottomane d’Ankara n’est plus à prouver et a maintes fois été décrite, notamment sur ce blog. Pour accomplir ses rêves sultanesques, elle s’appuie presque exclusivement sur les Frères musulmans, tant par proximité idéologique – l’AKP d’Erdogan est peu ou prou FM – que par pragmatisme – la confrérie est présente sur tous les théâtres où opèrent les Turcs, Syrie et Libye principalement.
Dans le dossier palestinien par contre, le sultan fait moins le fier, et c’est la seule incohérence de sa vision globalement homogène. S’il grogne de temps en temps, par exemple quand Israël lui coule un bateau (épisode de la flottille à destination de Gaza), il n’a jamais été au-delà des belles paroles et n’a aucune intention de rompre avec Tel Aviv tout comme, dans un autre registre, il est hors de question pour lui de quitter l’OTAN.
Terminons sur un pays dont on parle moins, mais qui ne jette pourtant pas sa part au chien dans le grand concours de dissonance moyen-orientale. Les Emirats Arabes Unis suivent fidèlement la ligne saoudienne concernant l’organisation frériste qu’ils ont en horreur. Ils sont en pointe dans l’aide à Haftar en Libye, ont rompu avec le Qatar lors du grand esclandre de 2017 et s’opposent généralement partout où ils le peuvent à la Turquie.
Comme Riyad, ils ont cependant mis de l’eau dans leur chicha au Yémen, où ils soutiennent eux aussi les milices FM contre les Houthis. Mais le plus déroutant est que, contrairement cette fois au Seoud, qui suit avec un fanatisme épatant son obsession religieuse, les EAU n’ont rien contre l’axe chiite. Preuve en sont les très bonnes relations qu’ils entretiennent avec Téhéran (dont ils bombardent pourtant les protégés yéménites), accointance encore renforcée par la pandémie covidienne. Dans une région habituée à toutes les contorsions, le grand écart émirati remporte sans doute la palme.
Et si après tout cela, chers lecteurs, le jeu moyen-oriental vous paraît encore quelque peu obscur, voici une carte qui vous permettra de comprendre … ou pas.
Un dernier mot sur la Russie. Il a été relevé, notamment dans le livre de votre serviteur, que Moscou réussissait le tour de force de s’entendre bien avec à peu près tout le monde et, sans renier ses alliances, de ne fermer la porte à personne. Quand on voit le maelstrom moyen-oriental, ses innombrables contradictions et ses retournements incessants, c’est peut-être en effet l’approche la plus sage…
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