La désintégration de l’Amérique ne sonne plus comme une prédiction insensée, mais les pays développés n’auront pas à s’en féliciter
Par Artyom Lukin, professeur agrégé de relations internationales à l’Université fédérale d’Extrême-Orient à Vladivostok, en Russie.
Source : RT, le 15 juin 2020
Traduction : lecridespeuples.fr
Ayant personnellement vécu l’effondrement de l’Union soviétique, je trouve étrangement familières certaines des images et rapports qui nous viennent des États-Unis ces jours-ci. Mais devrait-on attendre impatiemment la désintégration des États-Unis ?
Émeutes, démolition de statues, hauts fonctionnaires défiant ouvertement le chef de la nation… À la fin des années 80, l’URSS était une superpuissance en déclin avec un leadership inepte, déchirée par l’escalade des contradictions internes et distancée très largement dans la compétition avec une autre superpuissance beaucoup plus performante. Pas étonnant que beaucoup de Russes se demandent maintenant si les États-Unis pourraient subir le même sort que l’URSS.
Il ne s’agit plus d’un fantasme d’illuminés
Pour mettre les choses au clair, je ne pense pas que la désintégration américaine soit imminente ou probable. Au contraire, les Etats-Unis pourraient sortir de la crise actuelle comme une nation réinventée et rajeunie. Néanmoins, le scénario de l’implosion américaine a définitivement quitté le domaine de l’hypothétique. En 2008, j’ai traité avec dédain un politologue russe, anciennement nalyste du KGB, qui a prophétisé une désintégration des États-Unis en six entités à la suite d’une guerre civile déclenchée par l’immigration de masse, le déclin économique et la dégradation morale. En 2016, lorsque Donald Trump a emménagé à la Maison Blanche, j’ai commencé à avoir des doutes. En 2020, l’idée d’un effondrement américain ne semble plus du tout inconcevable. Aujourd’hui, ce ne sont pas les analystes russes, mais plutôt les américains qui prédisent une montée du sécessionnisme aux États-Unis, car « la pandémie et les manifestations ont révélé les divisions régionales aux États-Unis ». Certains soutiennent même qu’embrasser le mouvement de sécession devrait aboutir à « des entités plus heureuses et moins corrompues », confédérées dans une version nord-américaine de l’UE.
Vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=vvFLTln_qqI
L’idée que les États-Unis pourraient se désintégrer n’est pas l’apanage des anciens agents du KGB ou d’obscurs universitaires américains. En 2010, nul autre que le célèbre professeur de Harvard, Niall Fergusson, a publié un article dans Foreign Affairs dans lequel il soutenait que les États-Unis pourraient connaître une fin abrupte en tant que régime unitaire. Selon Fergusson, « qu’il s’agisse d’une dictature ou d’une démocratie, toute unité politique à grande échelle est un système complexe » qui a « tendance à passer de la stabilité à l’instabilité de manière assez soudaine ». Ceux qui vivaient sous l’Union soviétique dans ses derniers jours attesteraient qu’il a raison à ce sujet. En 1985, l’Union soviétique était une superpuissance monolithique, quoique stagnante. Dans la seconde moitié des années 80, les réformes engagées par Mikhaïl Gorbatchev modifiaient rapidement l’Union soviétique, mais la plupart des soviétiques, ainsi que des observateurs extérieurs, n’avaient guère de doute que l’URSS continuerait d’exister [citons les exceptions notables de l’Imam Khomeini et d’Emmanuel Todd]. En 1991, l’URSS n’existait plus.
Si les États-Unis s’effondrent, les conséquences seront sans précédent
Bien sûr, les États-Unis ne sont pas les mêmes que l’Union soviétique. Si les Etats-Unis sont voués à s’effondrer, ils le feront à leur manière, plutôt que de rejouer le scénario soviétique. En 2010, Fergusson considérait les déséquilibres financiers et budgétaires comme le principal risque pour la pérennité des États-Unis. En 2020, ces déséquilibres se sont encore aggravés, mettant en péril le statut du dollar américain comme principale monnaie de réserve mondiale. Cependant, le déclin de la viabilité financière des Etats-Unis est maintenant éclipsé par des problèmes encore plus graves tels que la polarisation politique intérieure et la concurrence croissante de la Chine.
Voir Le Coronavirus pourrait décimer les forces américaines à travers le monde
Avançons rapidement —et fictivement— jusqu’en 2025. Après une autre élection présidentielle profondément conflictuelle, les États-Unis sont aux prises avec des troubles massifs, exacerbés par une épidémie de Covid-24, une nouvelle souche de coronavirus. La Chine, dont les relations avec les États-Unis sont désormais ouvertement contradictoires, décide que le moment est venu de frapper : Pékin débranche le dollar américain en déversant ses actifs en dollars et en arrêtant l’utilisation de la monnaie américaine, déclenchant l’effondrement du système financier américain. (Comme un expert chinois l’a fait remarquer en 2019, « bien qu’il semble inattaquable, le dollar peut être beaucoup plus vulnérable que ce que soupçonnent de nombreuses personnes… sa fin pourrait arriver plus tôt que prévu. ») Dans quelques mois, le Congrès proclamera la dissolution des États-Unis, remplacés par un Commonwealth instable des États américains… C’est, bien sûr, un scénario purement imaginaire. Mais vous devez admettre que ses éléments constitutifs, à l’exception peut-être du dernier, ne semblent pas complètement fantastiques aujourd’hui.
La Russie ne devrait pas applaudir la chute
Un bon nombre de Russes (et pas seulement des Russes) regardent avec bonheur le chaos qui se déroule aux Etats-Unis, certains d’entre eux attendant avec impatience l’effondrement de l’empire américain. Pour ma part, je ne suis pas sûr que la désintégration des États-Unis, si elle se réalise, sera bonne pour la Russie.
D’une part, les États-Unis sont le diable que nous connaissons. Nous ne savons pas qui ou quoi le remplacera. Il se pourrait bien qu’un monde sans les États-Unis se révèle un endroit beaucoup plus inhospitalier à long terme [propos extrêmement douteux]. Encore une fois, le cas soviétique est instructif. Comme nous le savons maintenant, la disparition de l’URSS a conduit à un « moment unipolaire » triomphant, mais n’a finalement rien garanti aux États-Unis, qui font maintenant face à un rival géopolitique qui est sans doute plus redoutable que l’ancienne URSS [sans parler de la Chine, de l’Iran, du Venezuela…]. Je me demande s’il y a des gens à Washington qui souhaiteraient secrètement, avec le recul, que l’Union soviétique ait survécu. Dans un monde contrefactuel, l’existence continue d’une Union soviétique adoucie et orientée vers le statu quo pourrait avoir constitué un élément crucial pour maintenir un équilibre mondial des puissances bénéfique aux États-Unis.
D’autre part, l’effondrement de la superpuissance prééminente, qui a longtemps agi comme le centre du système politico-économique mondial, peut avoir des effets très déstabilisateurs dans le monde entier. Peut-être qu’il pourrait même se révéler contagieux, déclenchant des processus de fragmentation dans d’autres super-états. La Russie, qui est elle-même un empire multiracial et multiconfessionnel, est-elle à l’abri ? C’est une entité vulnérable qui, au cours des cent dernières années, a subi au moins deux fois la désintégration causée par des troubles domestiques.
Pour la Russie, le meilleur résultat serait que les États-Unis préservent leur unité, quoique humiliés et moins arrogants. Malheureusement, une telle fin pourrait être la plus invraisemblable de toutes les possibilités. [Ce qui est sûr, c’est que tous les peuples écrasés sous la botte américaine et celle de leurs alliés & vassaux célèbreront cette disparition comme le plus grand bienfait de leur histoire.]
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