Une question que vous vous posez peut-être est celle de la différence entre les militants historiques des droits civiques des USA – Malcolm X, Martin Luther King, les Black Panthers, etc – et les organisations antiracistes actuelles. Cet article paru en 2017 et republié par Truthdig à l’occasion des troubles consécutifs au meurtre de George Floyd y apporte une réponse précise.
Que l’on soit américain ou français de droite – même et surtout si l’on est raciste assumé – ou de gauche, la réflexion qu’il propose est fondamentale : à quoi et qui sert le racisme soigneusement entretenu par une certaine droite? À quoi et qui sert son image inversée, l’antiracisme d’une certaine gauche communautariste, dont les excès de sentimentalisme et les affectations de vertu, il faut bien le dire, peuvent agacer l’opinion publique et engendrer des réflexes de rejet ? La clé est dans la citation de Fred Hampton, des Black Panthers, que vous trouverez dans l’article. Hampton a été assassiné par la police pour avoir entretenu la même radicalité que Martin Luther King – également assassiné. Car ce que prônaient ces hommes n’était pas l’antiracisme clivant actuel, mais une doctrine bien autrement dangereuse pour les élites économiques : l’union des peuples de toutes couleurs et ethnies en vue d’une refonte totale de la société capitaliste. Autrement dit, la révolution.
La révolution noire est bien plus qu’une lutte pour les droits des Noirs. Elle oblige l’Amérique à faire face à toutes ses failles interconnectées : le racisme, la pauvreté, le militarisme et le matérialisme. Elle expose des maux qui sont profondément ancrés dans toute la structure de notre société. Elle révèle des défauts systémiques plutôt que superficiels et suggère qu’une reconstruction radicale de la société elle-même est le véritable problème à affronter. – Martin Luther King Jr., 1968
Il n’est pas nécessaire d’être un de ces complotistes qui réduisent chaque signe de protestation populaire à « l’argent de George Soros » pour reconnaître qu’une grande partie de ce qui passe pour de l’activisme populaire et progressiste a été coopté, repris et/ou créé par les entreprises américaines, le « complexe industriel à but non lucratif » financé par les grandes entreprises, et le bon ami de Wall Street, le Parti démocrate depuis longtemps connu par les gauchistes comme « le cimetière des mouvements sociaux ». Cette « corporatisation de l’activisme » (terme de Peter Dauvergne, professeur à l’université de Colombie britannique) est omniprésente dans une grande partie de ce qui passe pour la gauche aux États-Unis aujourd’hui.
Qu’en est-il du groupe racialiste Black Lives Matter, qui a reçu l’année dernière une énorme subvention de 100 millions de dollars de la Fondation Ford ? Sous l’impulsion des meurtres racistes par des agents de sécurité et des policiers de Trayvon Martin, Mike Brown et Eric Garner, BLM a obtenu un soutien sans réserve de la part de l’ensemble du spectre de la gauche libérale où il est presque cité de manière pavolvienne comme un exemple d’activisme populaire noble et radical. C’est une erreur.
J’ai commencé à me demander où se situait BLM sur l’échelle de l’AstroTurf [*] par rapport à la base populaire lorsque j’ai lu un essai publié il y a trois ans dans The Feminist Wire par Alicia Garza, l’une des trois fondatrices noires et lesbiennes de BLM, une femme qui a fait carrière dans le business de l’intérêt public. Dans son « Herstory of the #BlackLivesMatter Movement », Garza a écrit : « Les vies noires. Pas seulement toutes les vies. Les vies noires. S’il vous plaît, ne détournez pas le débat en parlant de l’importance de votre vie aussi. C’est le cas, mais nous avons besoin d’une unité moins édulcorée et d’une solidarité plus active avec nous, les Noirs, pour défendre notre humanité. Notre avenir collectif en dépend ».
Dénonçant l’ « hétéro-patriarcat », Garza a décrit les adaptations de son habile slogan (« black lives matter ») par d’autres – « brown lives matter, migrant lives matter, women’s lives matter, et ainsi de suite » (les mots dédaigneux de Garza) – comme « des vols du travail des femmes noires queer ».
« Peut-être », a-t-elle ajouté, « si nous étions les hommes noirs charismatiques qui rassemblent beaucoup de gens ces jours-ci, l’histoire aurait été différente ».
D’un point de vue gauchiste, cela m’a semblé alarmant. Pourquoi cet attachement agressif, hyper-axé sur l’identité et exclusif à la phrase « la vie compte » (« Life matters ») ? Garza semblait plus intéressée par la valeur de la marque et une identité étroite que par la justice sociale. Voulait-elle qu’on lui paie des droits ? Tout militant populaire sérieux de gauche n’offrirait-il pas avec empressement l’expression accrocheuse « la vie compte » à tous les opprimés et n’espérerait-il pas qu’elle soit largement diffusée dans une société lourdement capitaliste qui a soumis tout et tout le monde à la logique sans âme de la marchandise, du profit et de la valeur d’échange ? Et qui étaient ces « hommes noirs charismatiques qui rassemblent beaucoup de gens ces jours-ci » dont elle parlait ?
Et dans quelle mesure les attaques de Garza contre l’ « hétéro-patriarcat » et les « hommes noirs charismatiques » de la communauté noire au nom de laquelle elle s’exprimait étaient-elles représentatives ? Serait-ce trop patriarcal de ma part, me suis-je demandé, de suggérer qu’un ou deux hommes noirs dotés d’expériences de l’oppression dans le système pénal raciste de la nation devraient peut-être avoir un peu d’espace au sein d’un mouvement axé sur un État policier et carcéral qui cible avant tout les garçons et les hommes noirs ?
J’ai défendu l’expression « les vies noires comptent » contre l’accusation absurde selon laquelle elle serait raciste, mais je ne pouvais pas m’empêcher de m’interroger sur les références de gauche de quiconque s’agace de voir que d’autres voudraient un « débat » (comme l’a dit Garza) sur le fait que leur vie compte aussi. Y a-t-il vraiment quelque chose de mal à ce qu’un ouvrier amérindien marginalisé ou un ex-ouvrier d’usine blanc et pas si « privilégié par la couleur de sa peau », qui luttent contre la maladie et la pauvreté, veuillent entendre que leur vie compte ? Pour toute personne de gauche un tant soit peu sérieuse, y a-t-il quelque chose de mystérieux dans le fait que de nombreux Blancs confrontés à la saisie de leurs biens, à la perte d’un emploi, à des salaires de misère et autres ne s’extasient pas sur l’expression « la vie des Noirs compte » alors qu’ils vivent la même dure réalité quotidienne dans laquelle leur vie n’a pas d’importance dans le contexte du système de profit ?
Mes inquiétudes concernant le service potentiel rendu par BLM à l’élite capitaliste ont été ravivées lorsque j’ai entendu un discours de Patrisse Cullors (autre carriériste vétéran des ONG à but non lucratif), une des fondatrices de BLM avec Garza. Patrisse Cullors s’est exprimée devant des centaines de libéraux de gauche blancs dans le centre-ville d’Iowa City en février. « Nous assistons à l’érosion de la démocratie américaine », a-t-elle déclaré, ajoutant que Donald Trump « est en train de construire un État policier ». En relatant qu’elle était entrée dans une « dépression de deux semaines » après la défaite d’Hillary Clinton face à Trump, Cullors a déclaré qu’elle se demandait si BLM en avait « fait assez pour éduquer les gens sur les différences entre Donald Trump et Hillary Clinton ». Elle a décrit Trump comme un fasciste.
Je pense que Cullors savait certainement que les États-Unis sont sous l’emprise d’une oligarchie d’entreprises dirigée par la finance et qu’ils construisent un État policier militarisé depuis de nombreuses années, sous Barack Obama ainsi que George W. Bush et d’autres. Elle comprenait certainement, je l’espérais, que « l’érosion de la démocratie » et la construction d’un État policier raciste étaient en cours depuis bien avant que Trump ne s’installe à la Maison Blanche. J’avais le sentiment que Cullors savait que les Clinton étaient des racistes toxiques qui ont privé des millions de femmes et d’enfants noirs des aides publiques fédérales, tout en encourageant l’incarcération de masse à caractère racial avec leur horrible loi sur les crimes en trois coups (que Bill Clinton a plus tard admis avoir regretté). [La troisième incarcération envoie en prison à vie, NdT]
Cullors n’a rien dit dans son discours sur le problème de la domination de classe et la situation critique de la classe ouvrière multiraciale, qui comprend les travailleurs blancs. Je me suis dit qu’elle savait qu’une « belliciste néolibérale menteuse » (la description d’Hillary Clinton par le politologue noir de gauche Adolph Reed Jr.) avait perdu contre un « fasciste » à cause de sa proximité avec l’élite de la finance et des grandes entreprises du pays, qui a abandonné la classe ouvrière blanche et multiraciale depuis le néolibéralisme (de 1975 à nos jours). A cause de cette proximité – de nature politique, économique, idéologique et même culturelle – le « Parti d’opposition inauthentique » (selon la description impitoyable des lamentables Démocrates amis du dollar par le défunt théoricien politique Sheldon Wolin) a perdu le vote des classes inférieures et ouvrières et a remis la majorité de l’électorat actif, blanc et ouvrier au Parti républicain, nationaliste blanc. C’est une vieille histoire.
Il n’aurait pas été si difficile de faire valoir ce point à Iowa City, où les électeurs, surtout les jeunes, étaient entièrement acquis à Bernie Sanders, le social-démocrate autoproclamé qui s’est présenté contre la ploutocratie des entreprises et de la finance et qui aurait probablement battu Trump aux élections générales, si les Démocrates amis des grandes entreprises n’avaient pas truqué l’investiture en faveur de Clinton.
Si Cullors reconsidérait sa position sur (et au sein) de la politique des grands partis lors du dernier cycle électoral, je me suis demandé si elle penserait que BLM « en avait fait assez pour éduquer les gens » sur la différence entre une candidate raciste, impérialiste et militante néolibérale comme Hillary et un candidat grosso modo social-démocrate et anti-néolibéral comme Sanders. Et qu’en est-il des partis tiers? BLM a-t-il essayé de parler du programme du Parti vert de Jill Stein-Ajamu Baraka, qui prônait des réformes de bon sens telles qu’un dividende de paix géant pour financer des programmes d’emplois verts qui aideraient à sauver la planète, une assurance maladie digne de ce nom et des programmes massifs de reconstruction sociale dans les ghettos, les barrios et les réserves indiennes du pays ?
Puis je me suis souvenu que le seul candidat à la présidence à avoir vu un de ses événements de campagne interrompus par des militants de BLM était Sanders, le candidat de gauche qui avait le plus à offrir aux noirs américains pauvres et à la classe ouvrière. En ce qui concerne Hillary Clinton, tout ce que les militants de BLM ont trouvé à faire, c’est une réunion « auto-humiliante » en coulisses d’un meeting, où ils l’ont écoutée leur faire la leçon sur la façon de formuler des revendications.
Si vous écoutez les nombreux critiques paranoïaques, nationalistes et de droite de BLM, vous pourriez être amené à penser que le groupe est un agent radical, voire terroriste, de troubles civils destiné à ressusciter l’esprit du Black Panther Party dans une lutte populaire à mort contre chacun de ceux que Martin Luther King Jr. avait appelés « les trois maux liés » : le racisme, les inégalités économiques (le capitalisme) et le militarisme impérialiste.
Les Black Panthers trouveraient ce jugement amusant. « Nous croyons », écrivait en 1969 le ministre de l’Information des Panthers, Eldridge Cleaver, « à la nécessité d’un mouvement révolutionnaire unifié … informé par les principes révolutionnaires du socialisme scientifique. » Formés par de jeunes intellectuels noirs qui avaient lu Marx, Lénine, Mao, W.E.B. Du Bois, Malcom X et Frantz Fanon, les Panthers avaient fusionné le nationalisme noir avec le marxisme dans une opposition militante à tous les maux cités par King, en accord avec sa conclusion selon laquelle la « vraie question à affronter » au-delà des questions « superficielles » était « la reconstruction radicale de la société elle-même ».
La solution, selon les Panthers, était la révolution, une transformation de toute la société, à réaliser en combinant les forces des « prolétariats » noir, brun, jaune, rouge et blanc en opposition à l’empire capitaliste et raciste américain. Cette idée était le « Black Power » mais aussi et, plus largement, le « Power to the People » (« Pouvoir pour le peuple »). Comme l’a expliqué le jeune et légendaire Black Panther de Chicago Fred Hampton dans un discours prononcé en 1969 :
Nous devons faire face à certains faits. Que les masses sont pauvres, que les masses appartiennent à ce que vous appelez la classe inférieure, et quand je parle des masses, je parle des masses blanches, je parle des masses noires, et des masses brunes, et des masses jaunes aussi. Nous devons admettre que certains disent que le feu est le meilleur moyen de combattre le feu, mais nous disons que l’eau est le meilleur moyen d’éteindre le feu. Nous disons qu’on ne combat pas le racisme par le racisme. Nous allons combattre le racisme par la solidarité. Nous disons qu’on ne combat pas le capitalisme en rejetant le capitalisme noir, mais qu’on combat le capitalisme par le socialisme.
Hampton et ses cohortes encourageaient et aidaient les pauvres et les radicaux blancs de la classe ouvrière à organiser des groupes de « nationalistes hillbilly » [littéralement « nationalistes péquenauds blancs », NdT] de gauche comme la Young Patriots Organization (Chicago), Rising Up Angry (Chicago), la October 4th Organization (Philadelphie) et White Lightning (le Bronx). Comme l’ont noté Amy Sonnie et James Tracy dans « Hillbilly Nationalists, Urban Race Rebels, and Black Power », « La coalition arc-en-ciel [originale] initiée par les Panthers a réuni les blancs, les noirs et les Latinos pauvres dans une « avant-garde des dépossédés ».
En plus de leur pratique bien connue de « maintien de l’ordre » avec autodéfense armée des ghettos noirs « occupés », le modèle des Panthers comprenait une approche directe de service à la population qui « touchait des milliers de familles [des quartiers noirs pauvres] chaque jour ». Dans le cadre d’une stratégie appelée « Survie en attendant la révolution », les Panthers Sonnie et Tracy ont écrit qu’ils « ont fourni des services de base dont les gens avaient désespérément besoin, y compris un programme populaire de petits déjeuners gratuits, des tests de dépistage de la drépanocytose, des centres de défense juridique, des cours de littérature et des écoles qui ont enseigné aux enfants la fierté culturelle et l’histoire des Noirs pour la première fois ».
Ce n’est pas sans raison que les Panthers ont fait face à une répression féroce de la part de l’État américain (y compris la froide exécution de Fred Hampton par la police lors d’une descente organisée par le procureur du comté de Cook, Ed Hanrahan, en décembre 1969).
La mention des Black Panthers peut faire hausser les sourcils aux féministes en raison de la réputation d’hyper-virilisme du parti. Cependant, le Combahee River Collective, une coalition dirigée par des femmes noires qui est devenue l’aile gauche du mouvement féministe des années 1970, partageait l’engagement de l’organisation pour une transformation sociale et politique radicale, bien au-delà de la seule égalité raciale. Le manifeste du CRC d’avril 1977 appelait à une « révolution féministe et antiraciste » qui serait aussi « une révolution socialiste ». Il disait que « la libération de tous les peuples opprimés nécessite la destruction des systèmes politico-économiques du capitalisme et de l’impérialisme ainsi que du patriarcat ».
Black Lives Matter – fondé par trois militantes professionnelles des associations à but non lucratif et de la collecte de fonds (Garza, Cullors et Opal Tometi) ayant depuis longtemps des « liens étroits avec des entreprises, des fondations, des universités et des agences gouvernementales » – ne représente aucune menace similaire aux Black Panthers envers l’ordre établi. Ses slogans savamment commercialisés, « Black Lives Matter » et « Hands Up, Don’t Shoot » (« mains en l’air, ne tirez pas »), sont défensifs, de pâles reflets du « Black Power » et du « Power to the People ». BLM n’a que peu, voire pas du tout de relations de service directes avec les communautés noires pauvres au nom desquelles il s’exprime. Il n’appelle pas à une large rébellion populaire contre les structures d’oppression combinées et interconnectées du racisme, du capitalisme, de l’impérialisme et du patriarcat. En décembre, il s’est ouvertement engagé dans la cause du capitalisme noir, s’associant à l’agence de publicité J. Walter Thompson (Fortune 500) pour créer une base de données nationale sur le commerce noir. En février, BLM a marqué le Black History Month (Mois de l’histoire des Noirs) en commercialisant une « carte de débit noire » (la « carte de débit Amir Visa ») avec OneUnited Bank, la plus grande banque américaine détenue par des Noirs. Tout cela et bien d’autres choses encore pourraient surprendre nombre de gauchistes qui ont adopté avec enthousiasme la marque #BLM au nom de la lutte contre la violence raciale policière.
La classe dirigeante américaine, dont le système capitaliste est la sage-femme historique du racisme moderne, n’est pas menacée par le BLM racialiste et capitaliste noir. Mais juste pour s’assurer que la colère des Noirs reste dans des limites politiques sûres, une émanation de la concentration de richesse a accepté l’année dernière de financer somptueusement le groupe, et un nombre important de groupes politiques et de défense des droits dirigés par la classe moyenne noire.
En août 2016, lorsque j’ai appris que BLM avait obtenu 100 millions de dollars de la Fondation Ford et d’autres philanthro-capitalistes d’élite (dont la Fondation Hill-Snowden, la Fondation NoVo, Solidaire, JPMorgan Chase et la Fondation Kellogg), j’ai cru que c’était une « fake news » provenant de la machine à bruit de la droite. L’histoire m’a semblé correspondre trop parfaitement au récit républicain et nationaliste blanc selon lequel les manifestants noirs sont à la solde de la diabolique « élite de gauche libérale ». Elle semblait trop parfaitement synchronisée avec la saison des élections et trop proche des propos racistes et faussement populistes de Trump et Steve Bannon contre les libéraux de gauche.
Mais l’histoire a été vérifiée. La remarquable subvention – une somme d’argent énorme, dépassant toutes les habitudes des fondations – avait été octroyée de façon publique. Le magazine Fortune a écrit que ce don « ferait se redresser n’importe qui s’il le lisait dans un pitch deck ». C’était une déclaration curieuse : Un « pitch deck » est un lieu de présentation pour start-ups à la recherche d’un soutien financier.
Le jour de l’élection présidentielle de l’année dernière, le Huffington Post a publié un article intitulé « Black Lives Matter – A Catalyst for Philanthropic Change »(Black Lives Matter – un catalyseur pour des changements philanthropiques »), rédigé par une ancienne du « complexe industriel à but non lucratif ». L’auteur de l’article, Liora Norwich, a qualifié cette subvention historique d’exemple de « philanthropie pour la justice sociale (PJS, pour les connaisseurs) » et l’a saluée pour « avoir marqué un changement notable et louable, de l’octroi de petites subventions épisodiques vers des investissements à plus long terme soutenant un processus de construction du mouvement via un modèle flexible de dons ». Norwich a répété la déclaration de la Fondation Ford selon laquelle elle et d’autres fondations de la PJS « cherchaient activement à ne pas [selon les termes exacts de la Fondation Ford] « dicter ou dévier le travail en cours ». Norwich a écrit que « ces mêmes bailleurs de fonds semblent également conscients des pièges historiques du soutien des grandes fondations aux mouvements ». Ainsi, ils peuvent essayer d’éviter ce qui s’est passé dans les années 1960 lors du mouvement des droits civiques et dans le dilemme actuel du mouvement environnemental, où le soutien philanthropique a forcé une modération des programmes des mouvements, les rendant moins réceptifs à leurs membres ».
Malgré sa richesse en mises en garde et en réserves (« semblent conscients » et « peuvent essayer »), Norwich a affirmé avec naïveté que la fondation n’avait aucun intérêt à s’assurer que BLM reste inoffensif pour les riches et les blancs. Comme l’a noté le World Socialist Website en octobre :
La Fondation Ford, l’une des plus puissantes fondations privées au monde, étroitement liée à Wall Street et au gouvernement américain, … reçoit la majeure partie de ses fonds de dotation de sociétés privées et de donateurs très riches par le biais de fiducies et de legs. … La Fondation Ford entretient depuis des années des liens étroits avec l’armée et les services de renseignement américains. … Son conseil d’administration est un « who’s who » de puissants acteurs du monde des affaires, dont des PDG et des avocats de Wall Street. … La contribution d’une telle somme [100 millions de dollars] est un don de la classe dirigeante qui permettra à Black Lives Matter de construire une bureaucratie de salariés et de lobbyistes. L’afflux d’argent apportera au mouvement une plus grande influence par le biais de contributions aux campagnes et l’intégrera encore plus étroitement au Parti démocrate et aux médias grand public.
Selon le World Socialist Website, la subvention était un investissement capitaliste dans l’ancien jeu de domination de la classe dirigeante à travers les divisions raciales, une tactique qui a fait ses preuves :
Le don de 100 millions de dollars par une puissante partie de la classe dirigeante équivaut à une reconnaissance des objectifs du mouvement Black Lives Matter considérés comme alignés sur ceux de Wall Street et du gouvernement américain. Dans une interview accordée à Bloomberg News en 2015, l’actuel président de la Fondation Ford, Darren Walker, ancien banquier à UBS, a expliqué la perspective pro-capitaliste qui sous-tend la décision de la fondation de financer le mouvement Black Lives Matter : Les inégalités … tuent les aspirations et les rêves et nous rendent plus cyniques en tant que peuple… Quel genre de Capitalisme voulons-nous avoir en Amérique ?… Le soutien de la fondation à Black Lives Matter est un investissement dans la défense du système de profit. Black Lives Matter dépeint le monde comme divisé selon des lignes raciales, proclamant sur son site web qu’elle « se voit comme faisant partie d’une famille noire globale ».
Il est pertinent de noter que la vénérable fondation de la classe dirigeante Ford avait réagi à l’émeute raciale de 1967 à Detroit (provoquée par la brutalité de la police blanche) en essayant de promouvoir le capitalisme noir à Detroit, il y a un demi-siècle.
Le jugement du World Socialist Website était-il trop sévère ? Peut-être. Il n’est pas nécessaire d’être un racialiste bourgeois pour voir que la nation est divisée selon des critères de race et de classe, après tout. Un examen attentif du programme politique en ligne de BLM/Movement for Black Lives (Mouvement pour les vies noires, M4BL) suggère que les organisations qui la composent se situent à gauche, au sens large, du spectre politique américain. Sous une épaisse couche de politiques communautaires spécifiques aux Noirs, se cache un monument tentaculaire à la politique progressiste, rempli des dernières et meilleures idées libérales et sociales-démocrates pour créer un capitalisme américain plus juste, plus inclusif, plus démocratique et plus durable sur le plan social, économique et racial. Les États-Unis et le monde seraient de meilleurs endroits si la « Vision 4 Black Lives » de M4BL – comprenant des soins de santé universels, la restauration du droit des travailleurs à s’organiser, le financement public des élections, un transfert de ressources du militarisme vers la satisfaction des besoins sociaux, des réparations pour l’esclavage – était mise en œuvre.
Pourtant, les formulations de M4BL trouvables sur le web sont emballées dans le jargon exclusif de la classe professionnelle et politique soutenue par les fondations, remplies de références à l’ « intersectionnalité » et autres expressions de l’élite qui trahissent un manque de présence organique et populaire dans les communautés noires pauvres au nom desquelles BLM parle. Parmi les pauvres noirs ghettoïsés et incarcérés, rares sont ceux qui, sur Internet, se frayent un chemin à travers les idées politiques complexes des professionnels noirs de la classe des coordinateurs qui reçoivent des subventions des grandes fondations bourgeoises, dont peu de donateurs et de responsables de programmes s’intéressent de près ou de loin à la « reconstruction radicale de la société elle-même » de Martin Luther King.
En tant qu’ancien bénéficiaire de subventions de la Fondation pour la justice raciale (j’ai passé des années dans le complexe industriel à but non lucratif), je peux assurer aux lecteurs que l’argent de Ford est assorti d’au moins quatre conditions. D’abord, il ne doit pas y avoir d’appel à une révolution radicale sérieuse et à une solidarité entre les classes populaires de toutes races et ethnies. Ensuite, les idées politiques progressistes doivent être énoncées dans un langage de classe moyenne destiné aux responsables des programmes de la Fondation et du Parti démocrate, et non aux gens de la rue, des projets de logement, des emplois mal payés ou des prisons. Trois, les organisations qui bénéficient des largesses de la Fondation doivent s’inspirer de ceux qui sont déjà au pouvoir, et non de ceux qui sont en marge. Quatre, les groupes recevant de l’argent sous la rubrique ou la marque BLM doivent être (selon les termes du site Black Agenda Report) « dirigés exclusivement par des professionnels formés à l’université et responsables devant des conseils d’administration et des bailleurs de fonds philanthropiques ». Ils ne doivent pas devenir des organisations de masse financièrement redevable à leur base de membres.
L’argent parle plus haut, mais la Fondation Ford ne se contente pas de laisser parler son argent sans supervision et contrôle. La subvention à BLM permet au bailleur de fonds de fournir « des conseils auxiliaires à une confédération de 14 groupes liés à BLM ». L’argent et les « services auxiliaires » ont été coordonnés par le biais du dénommé « Black-Led Movement Fund », supervisé par une société à but lucratif appelée Borealis Philanthropy. Ford et Borealis affirment vouloir « soutenir l’infrastructure, l’innovation et le dynamisme des méthodes d’organisation intersectionelle dirigées par des Noirs ».
Avec l’argent viennent le statut et la célébrité. Comme le font remarquer les journalistes du World Socialist Website Lawrence Porter et Nancy Hanover, « la direction de BLM a été couverte d’honoraires, de récompenses et de primes, tant aux États-Unis qu’au niveau international. Cullors a été élue Femme de l’année pour les Tribuns de la Justice par le magazine Glamour, Plus Grande Dirigeante du monde par le magazine Fortune et a reçu un doctorat honoraire de l’université Clarkson ».
Une ironie de la situation est que cette dépendance à l’argent et à une administration par des élites (néo)libérales liées au Parti Démocrate est handicapante pour les bénéficiaires des subventions octroyées à BLM/M4BL sincères et véritablement engagés. En l’absence de tonnerre révolutionnaire venant de la gauche réelle, les libéraux de gauche/néolibéraux ne vont pas mettre en œuvre bon nombre des réformes qu’ils préconisent, voire aucune.
La révolution ne sera pas financée par la Fondation Ford. Et elle ne sera pas menée par des « carriéristes dans le business de l’intérêt public qui veulent être des acteurs » à travers des accords avec la classe dirigeante.
Paul Street
Article original en anglais :
What Would the Black Panthers Think of Black Lives Matter?By ,
Truthdig 29 octobre 2017
Traduction et note d’introduction Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia
Photo en vedette : Black Panthers, Rogelio A. Galaviz C. Source : Flickr.com
[*] Note de la traduction : « Astroturf », une marque de gazon artificiel, désigne les groupes/actions/campagnes/mouvements faussement populaires et spontanés utilisés à des fins de manipulation des masses. Voir la fiche Wikipedia en français.
Paul Street est titulaire d’un doctorat en histoire américaine de l’université de Binghamton. Il était vice-président de la Chicago Urban League pour la recherche et la planification. Outre ses contributions régulières à Truthdig et Counterpunch, Street est l’auteur de sept livres.
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca