L’auteur est juriste en droit constitutionnel et autochtone
Tous les États des Amériques, d’un pôle à l’autre, ont été fondés sur le racisme systémique. Cet héritage perdure. Aux États-Unis, George Washington, qui a été le général-en-chef de la Guerre d’Indépendance puis le premier Président, était un esclavagiste. Lors des négociations de paix avec les Britanniques, il aurait exigé et obtenu le retour des esclaves qui avaient fui son domaine. Thomas Jefferson, l’auteur de la Déclaration d’Indépendance de 1776 qui proclame la liberté et l’égalité de tous les êtres humains, était aussi propriétaire d’esclaves. Les deux hommes vivaient en Virginie, un État qui est demeuré esclavagiste près d’un siècle de plus.
Avant de faire venir des Africains, les colons britanniques de Nouvelle-Angleterre avaient entrepris le refoulement des peuples autochtones de la côte de l’Atlantique. Certains d’entre eux, les Abénaquis, les Malécites et même certains Mohawks, ont pris refuge en Nouvelle-France. Ce refoulement s’est poursuivi avec une violence accrue après l’accession des États-Unis à l’indépendance. Il s’est étendu jusqu’à la côte du Pacifique. Le racisme systémique américain s’est donc dédoublé, ce qui s’exprime de nos jours par la destruction des statues de Christophe Colomb, le découvreur officiel de l’Amérique du point de vue européen, en même temps que celles des dirigeants des rebelles de la Guerre de Sécession. Ce racisme s’est aussi étendu aux immigrants de toute provenance autre qu’occidentale.
Au Canada, l’esclavage des Noirs était moins marqué. Il a néanmoins existé en Nouvelle-France et dans les premières années du régime britannique. L’esclavage entre les peuples autochtones avait aussi existé avant l’arrivée des Européens. Dans aucun de ces cas l’esclavage n’était aussi étendu que dans le Sud des États-Unis, où il a vu le jour dès le début de la colonisation britannique en 1619. Il a aussi existé à grande échelle dans les colonies espagnoles et portugaises de l’Amérique latine.
L’esclavage a été aboli dans l’Empire britannique, dont le Québec faisait partie, dans la première moitié du 19e siècle. Au même moment, les autorités durcissaient leur position à l’égard des Autochtones, qui étaient peu à peu marginalisés. La guerre de 1812 du Canada et des Britanniques contre les États-Unis fut la dernière dans laquelle la contribution des Autochtones fut un facteur militaire significatif. Par la suite, ils devenaient des inconvénients et des obstacles au développement. À partir de 1850, les premières lois créant des réserves furent adoptées par le Parlement du Canada-Uni, qui réunissait alors le Québec et l’Ontario. Il fallait regrouper et isoler les Autochtones afin de permettre aux compagnies forestières d’opérer.
La Loi constitutionnelle de 1867 a instauré le fédéralisme colonial. Le partage des compétences qu’elle instituait a accordé au Parlement fédéral la compétence exclusive sur les Autochtones. Dès le départ, les politiques autochtones du gouvernement canadien furent traversées par une immense contradiction.
D’une part, le nouveau gouvernement fédéral continua la pratique britannique d’obtenir la cession des territoires à développer au moyen de traités. Ces traités totalement inéquitables ont permis à la souveraineté britannique, puis canadienne, de s’installer légalement en regard du droit du colonisateur, c’est-à-dire du plus fort, en Ontario et dans l’Ouest canadien. Ils n’ont jamais été remis en question par les tribunaux malgré leur caractère exorbitant qui aurait entraîné l’annulation de toute autre transaction immobilière dans ces conditions.
La souveraineté effective du Canada sur la moitié de son territoire est fondée sur une injustice massive. De plus, le territoire du Québec au sud de la Baie James n’a jamais été légalement cédé par les Premières Nations parce qu’Ottawa ne s’est même pas donné la peine d’y négocier des traités inéquitables; il n’y a rien fait du tout et a tout simplement affirmé la souveraineté canadienne de concert avec les autorités québécoises en expliquant à tort que la France avait obtenu au Québec la cession des droits autochtones, une thèse historique qui a toujours été douteuse et qui a finalement été répudiée par la Cour suprême en 1996. La souveraineté canadienne au Québec au sud de la Baie James est, sur le plan juridique, tout simplement fondée sur l’Occupation à la suite d’une invasion venue d’outre-mer : c’est la nature réelle de l’effectivité canadienne.
D’autre part, alors même qu’il continuait à conclure des traités sous la contrainte, ce qui maintenait la fiction de peuples libres et souverains pouvant s’autodéterminer, le gouvernement fédéral adoptait la Loi sur les Indiens en 1876 afin de systématiser la création des réserves et de priver les Autochtones de tout pouvoir politique, pendait Louis Riel au même moment parce qu’il osait rêver d’une province autochtone et francophone au Manitoba, et mettait en place les odieux pensionnats qui, pendant un siècle, allaient donner l’occasion aux églises chrétiennes de tenter d’exterminer l’identité culturelle et psychologique des Premières Nations. Le Canada est l’un des principaux exemples de racisme systémique en ce monde.
Le premier des premiers ministres fédéraux, John A. MacDonald, au pouvoir pendant 19 ans, était un raciste omnidirectionnel. Orangiste, il détestait les francophones et les catholiques. Il était hostile envers les immigrants chinois qui construisaient le chemin de fer pancanadien. Il a déclaré que Riel serait pendu à la suite de sa capture dans la première campagne de la toute nouvelle armée canadienne, même si tous les chiens canadiens-français aboyaient. Et il a insisté pour affamer les Autochtones de l’Ouest, en encourageant la chasse d’un nombre incalculable de bisons qui étaient leur principale subsistance, pour qu’ils soient forcés à céder les vastes terres des Prairies qu’ils occupaient depuis des millénaires afin de les libérer pour l’agriculture et plus tard le pétrole.
La contradiction entre la nécessité d’obtenir le consentement à la dépossession et l’enfermement dans les réserves prend une nouvelle forme de nos jours. La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et la Loi sur les Indiens, même si celle-ci s’est adoucie avec les années, sont incompatibles. Le Canada ne reconnait toujours pas la nécessité légale d’obtenir le consentement libre et éclairé des peuples autochtones pour le développement de ses ressources naturelles, ce qui est la condition incontournable pour sortir les Premières Nations de la pauvreté et pour leur permettre de prendre la part active du développement social et économique à laquelle elles ont droit.
Même si de nombreux traités modernes ont été négociés depuis 1975, l’année de la signature de la Convention de la Baie James, ils ne reconnaissent pas la nécessité de ce consentement, mais en pratique il tend à être de plus en plus reconnu. Au Québec, seules trois des onze nations autochtones reconnues par l’Assemblée nationale ont signé la Convention. Le plus difficile reste à faire. Depuis quarante ans, nous n’avançons plus dans la négociation de nouveaux traités au Québec. Il faudra aussi un jour se résoudre à corriger des injustices majeures du passé, telles que compenser les Innus pour la construction de Manic 5 et de plusieurs autres barrages sur leurs territoires traditionnels. Les Cris ont obtenu des milliards et une autonomie considérable pour des projets de même ampleur. Les Innus ont reçu 150 000 $ sans aucune autonomie. Manic 5 est le plus grand vol de l’histoire moderne du Québec.
Le Québec indépendant devra faire mieux que le Canada. Il ne pourra pas se contenter d’une réconciliation superficielle. Il devra renouer avec l’esprit de Champlain, de Frontenac et de la Grande Paix de 1701 pour inventer les termes de la coexistence au 21e siècle en s’inspirant de la Déclaration des Nations Unies plutôt que du droit canadien. La continuité juridique ne ferait que reconduire le racisme systémique sous une nouvelle forme étatique. La Constitution du Québec indépendant devra innover et donner lieu à une négociation approfondie afin d’entreprendre une nouvelle relation de confiance et d’alliance avec l’ensemble des Premières Nations du Québec.
En attendant, l’actuel gouvernement du Québec, qui en fait beaucoup trop peu en ce domaine, ferait bien de s’inspirer de la Résolution de 1985 de l’Assemblée nationale sur les droits autochtones, l’un des plus beaux héritages de René Lévesque, qu’il a fait adopter quelques mois avant la fin de sa carrière politique. La résolution annonçait la mise en place d’un forum parlementaire permanent pour institutionnaliser le dialogue entre le Québec et les Premières Nations. Cette promesse n’a jamais été tenue.
Si on veut vraiment abolir le racisme systémique au Québec, il faudrait commencer par faire deux choses : reconnaître qu’il existe, particulièrement à l’égard des Autochtones, et se parler plus souvent face à face, sans attendre les crises majeures qui seront de plus en plus fréquentes et inévitables si nous n’acceptons pas d’en voir les causes profondes. Ce dialogue devrait normalement conduire à une présence structurelle des Autochtones au sein des institutions telles que de futurs gouvernements régionaux et une nouvelle Chambre haute de l’Assemblée nationale, qui pourrait s’appeler la Chambre des régions et des premiers peuples. Ce n’est qu’en osant imaginer que nous pourrons aller au fond des choses qui ne peuvent plus durer.
Crédit photo : Reuter
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