DANIEL DUCHARME — À mon boulot, le préposé à l’entretien s’appelle Javier. D’origine péruvienne, il vit au Canada depuis sept ans. Il a deux enfants nés au Canada. Si tout va bien, il les emmènera au Pérou pour la première fois en 2014. Sans doute parce que je maîtrise le portugais et que je suis d’un naturel plutôt liant, j’ai pris l’habitude de lui faire la conversation quand je le croise dans l’ascenseur ou dans un couloir du bâtiment. Je profite alors de l’occasion pour lui parler une langue que nous nous appelons tous deux, en rigolant, le portognol. De le rencontrer comme ça sur les lieux de mon travail me rappelle le Cap-Vert, pays dans lequel j’ai vécu pendant quatre ans et dont je garde de bons souvenirs.
Dans son introduction à Invisibles et tenaces, Allan E. Berger associe ces employés à des invisibles, c’est-à-dire à des gens qu’on ne voit pas et que, par conséquent, on ne salue pas non plus. En effet, parmi les cinquante-cinq employés que compte mon institution, je suis pratiquement le seul à saluer Javier, à m’arrêter sur son passage pour échanger quelques mots. Pourquoi ? Selon Berger, cette volonté de ne pas voir ces humains résulte de deux sentiments : le désarroi et la timidité. Car il ne s’agit pas de mépris, mais simplement d’un malaise que d’aucuns ressentent devant ces gens qui, tout en faisant une tâche essentielle à notre environnement, n’en demeurent pas moins désagréables à regarder, un peu comme les clochards avec lesquels ils n’ont pourtant rien à voir.
Comparé aux agents de nettoyage d’Invisible et tenaces, Javier fait presque figure de privilégié. Il n’est sans doute pas très bien payé, mais il a des horaires réguliers et bénéficie de conditions de travail acceptables. Les employés ménagers d’Allan E. Berger, eux, se lèvent avant l’aube pour nettoyer des rues, des places et des immeubles entiers. Ils se déplacent en bandes, mangeant sur le pouce, souvent mal d’ailleurs, et leurs conditions de travail s’avèrent à la limite de la décence. Ces employés, qui travaillent la plupart du temps pour le compte de sociétés de sous-traitance, ne sont pas propres à la France, bien entendu. Ils se retrouvent aussi ici, au Canada, comme aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Souvent, ils viennent de pays ensoleillés qu’ils ont dû quitter pour assurer un avenir à leurs enfants. Fasse le ciel que ceux-ci leur rendent bien…
Allan E. Berger a partagé le quotidien de ces employés pendant près de deux mois. Il s’est levé tôt comme eux, a trimé dur comme eux, a souffert de quelques humiliations comme eux… mais il en est ressorti grandi, enrichi, encore plus humain qu’avant. Car c’est en cela que réside la portée universelle de ce témoignage : ces hommes et ces femmes œuvrent, au même titre que n’importe lesquels gens de métier, à faire de ce monde un lieu, certes imparfait, mais humain, trop humain. Comme tout un chacun, ils participent à la vie de la communauté et, à ce titre, ils ont droit au respect puisqu’ils font œuvre d’utilité publique.
De cette expérience parmi les invisibles Allan E. Berger tire également un enseignement politique. En postface, il nous rappelle qu’en cette période d’élections présidentielles en France, seuls les partisans d’une certaine gauche se rapprochent de cet humanisme. Pour ma part, je plonge dans l’humanité chaque fois que je rencontre des individus comme Javier. Ce sont des gens qui ne sont jamais très loin de mon milieu d’origine. Des gens qui ont partagé ma vie pendant des années. Des gens aussi importants que mon père et ma mère.
Je vous conseille vivement la lecture d’Invisible et tenaces d’Allan E. Berger. Cela ne vous coûtera que 3,59 euros, soit 5 dollars canadiens. C’est peu pour devenir un peu plus humain…
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