Alors que l’inénarrable mafia médiatique américaine commence à accuser sans rire les Russes derrière les émeutes que connaissent actuellement les Etats-Unis, prenons le large et baladons-nous aujourd’hui au royaume de l’énergie, car il s’y passe des choses fort intéressantes.
Rien ne va plus pour le schiste US. Malgré le rebond des cours de l’or noir, le nombre de puits n’en finit plus de dégringoler :
Cela confirme ce que nous rapportions en avril :
Si Washington ne peut légalement contrôler ses producteurs privés, c’est le marché qui le fera. Plusieurs observateurs (ici, ici ou ici) tablent sur une réduction forcée de la production US de l’ordre de 2 millions de barils par jour, chiffre qui n’est pas très éloigné de la Russie ou de l’Arabie saoudite.
La logique du marché est en effet imparable et le mal a été fait. C’est sans doute ce que cherchaient l’ours et le chameau quand ils ont lancé leur guerre des prix. L’arrêt de la production, la fermeture de puits et les faillites ne s’effacent pas du jour au lendemain avec la remontée des cours. Le schiste américain se retrouve dans la position de l’alpiniste qui a dévissé, dévalé la pente en quelques secondes et mettra des heures à revenir au point de départ…
Ces considérations n’auraient que peu d’incidence sur notre Grand jeu si elles ne participaient pas de quelque chose de bien plus vaste. Entre la ruine partielle de ce secteur si particulier pouvant entraîner une cascade de faillites bancaires, le désastre économique suite au coronavirus, l’endettement affolant de l’Etat et, maintenant, les émeutes raciales dont on ne sait quand elles finiront, l’empire traverse une bien mauvaise passe. En toute logique, cette situation chaotique aura; à terme, des répercussions sur le budget militaire et les choix stratégiques.
Un malheur ne venant jamais seul pour Washington, tout va (presque) pour le mieux dans le meilleur des mondes pour sa bête noire. Cela n’a pas échappé pas au think tank Defence and Foreign Affairs qui a publié un très bon rapport au titre révélateur : « La Russie devient rapidement la puissance mondiale dominante dans l’énergie ».
Si l’on n’y apprend aucune information que l’on ne sache déjà, c’est un excellent exposé analytique des forces du Heartland russe, dont l’alchimie est unique à l’échelle mondiale : réserves gigantesques, variées (pétrole et gaz, voire nucléaire, ≠ Arabie saoudite), tournées vers l’exportation (≠ USA), proches des grands marchés de consommation ( ≠ USA), capacité militaire de défendre les infrastructures de production et de transit ( ≠ Arabie saoudite), compagnies liées à l’Etat et suivant ses impératifs stratégiques ( ≠ USA), symbiose avec le plus gros consommateur de la planète (≠ USA & Arabie saoudite). Le cocktail gagnant pour dominer l’énergie mondiale au XXIe siècle…
De quoi faire s’arracher les cheveux des stratèges américains dont l’obsession est le contrôle des sources et des routes énergétiques du globe afin de conserver partiellement une hégémonie chaque jour plus déclinante. Les dernières nouvelles en date ne les rassureront guère.
Il y a une semaine, nous avons vu que le Sila Sibirii II, énorme gazoduc prêt à relier les deux ennemis de l’empire, était dans les tuyaux. Le Turk Stream donne lui aussi de ses nouvelles. Mais avant d’y venir, il n’est pas inutile de faire un petit rappel sur la magnifique joute qui eut lieu autour de la mer Noire entre Moscou et Washington :
Craignant l’intégration de l’Eurasie comme la peste, les Américains travaillent depuis la fin officielle de la Guerre froide (1991) à séparer l’Europe de la Russie, tout spécialement dans le domaine énergétique. Alors que la Russie regorge d’hydrocarbures et que l’Europe ne demande qu’à les consommer, les Etats-Unis et les institutions européennes qu’ils ont phagocytées ont tout fait depuis une vingtaine d’années pour contrarier (en rouge sur la carte) le flot énergétique Est-Ouest : prêches sur le « danger russe » et diabolisation intense de son gouvernement, crises gazières ukrainiennes encouragées par Washington, expansion de l’OTAN vers l’est, flatteries aux pays de la « Nouvelle Europe » (Pologne, pays baltes etc.), coup d’Etat à Kiev l’année dernière… Par ailleurs, pressions et « encouragements » sont donnés à profusion aux pays européens pour qu’ils se fournissent ailleurs, même si cela doit aller contre leurs propres intérêts économiques ou si les nouvelles routes énergétiques proposées (en vert sur la carte) sont illusoires, comme l’amusant Nabucco qui a fait long feu, ou sa resucée, le Corridor sud. Ici, la désinformation économique tourne à plein par le biais de think tanks et autres officines pas tout à fait neutres, nous en avions .
Parfaitement conscients des manigances américaines dans ce Grand jeu énergétique ô combien passionnant, les Russes ont contourné le nouveau « rideau de fer » US par deux gazoducs devant passer au nord par la Baltique et au sud par la Mer noire : Nord Stream et South Stream. Le premier a pu être construit (2010-2011), s’appuyant sur les derniers dirigeants européens un tant soit peu indépendants (Schroeder), mais le second, un peu plus tardif, est resté dans les cartons après son annulation l’année dernière. Les Américains et leurs affidés de la Commission de Bruxelles ont réussi à torpiller le projet grâce à des arguties juridico-institutionnelles (le Troisième paquet énergétique européen, pourtant apparu après le projet du gazoduc) ainsi qu’une intense pression sur la Bulgarie (visite de McCain…)
Jamais à court de bottes secrètes, Poutine a, à la surprise générale, proposé en décembre dernier un nouveau pipeline aboutissant à la frontière gréco-turque, donc en dehors de la juridiction de l’UE, quitte pour ses pays membres à venir se servir eux-mêmes. C’est le fameux Turk Stream ou Turkish Stream, qui risque fort de couper définitivement l’herbe sous le pied aux projets américains tout en contournant lui aussi le rideau de fer de la « Nouvelle Europe », notamment l’Ukraine putschiste post-Maidan. Avec ce tube (en violet sur la carte), enterrées les chimères du gaz azéri à peu près inexistant, du gaz turkmène qui ne pourra jamais passer sous la Caspienne, du gaz qatari bloqué par la Syrie d’Assad ou du gaz iranien (le seul vrai danger pour Moscou même si Téhéran est, par ailleurs, un allié). Ensuite, le gazoduc devait passer par la Grèce de Tsipras (alors aux prises avec la Troïka) avant de gentiment remonter vers la Hongrie et l’Autriche.
Les Américains ont immédiatement tenté de réagir en faisant ce qu’ils savent faire de mieux, c’est-à-dire en semant le chaos en Macédoine (événements du printemps), en exerçant une intense pression sur la Serbie, tous deux pays de passage du tube, et en tentant de déstabiliser Orban en Hongrie. Deux « révolutions » de couleur pour le prix d’une ! Mais les petits stratèges de Washington en ont été pour leurs frais : mise à part la Serbie qui a vacillé, les autres sont restés droit dans leurs bottes.
Depuis ce billet, bien de l’eau a coulé sous les ponts. La Serbie a arrêté de vaciller et la Bulgarie repentante s’est même jointe à la fête :
La victoire présidentielle du russophile Ramen Radev en 2016 a sans doute quelque chose à y voir. Cependant, même le Premier ministre Boyko Borissov, pourtant bon petit soldat de la clique atlantiste et qui a saboté le South Stream contre les intérêts de son pays, semble ne plus savoir quoi faire pour rattraper sa trahison.
Il s’était publiquement humilié fin mai [2018, ndlr] en présentant ses excuses à Poutine lors d’une visite à Moscou et, depuis, mendie la possibilité de recevoir une branche du Turk Stream. Peu rancunier, car grand gagnant en fin de compte, le Kremlin considère sérieusement la possibilité, même si rien n’a été signé encore. Dans ce contexte, une portion de gazoduc d’une vingtaine de kilomètres, commencée en juin, vient d’être inaugurée à la frontière turco-bulgare. Objectif évident : raccorder la Bulgarie au Turk Stream.
Les dirigeants de ces deux pays viennent justement de se rencontrer pour inspecter l’avancement des travaux du Balkan Stream, la branche du Turk Stream à destination du Sud-est européen. La construction a pris un peu de retard pour cause de coronavirus mais Borissov, devenu russogazolâtre, veut le tube fin prêt pour la fin de l’année.
Curieusement, Gazprom vient également de signer un contrat de livraison d’or bleu avec une compagnie grecque. Si les quantités en question restent modestes, c’est la question de leur acheminement qui interroge. Il n’en est pas fait mention dans les rares articles consacrés au sujet. GNL ou… nouvelle branche dérivée du Turk Stream à destination de la Grèce ? Pour l’instant, c’est le brouillard mais une chose est sûre : l’Europe balkanique sera très bientôt irriguée par le gaz russe.
Dans ce contexte particulier et général d’inexorable expansion russe, est-il étonnant de voir les Américains s’entêter à empoisonner le Nord Stream II ? Le containment énergétique du Heartland ressemble de plus en plus à une passoire et le pipeline baltique est le dernier point où les petits génies de Washington semblent pouvoir s’accrocher.
Deux sénateurs, parmi lesquels on ne sera pas surpris de retrouver Ted Cruz, menacent de présenter une loi pour ajouter des sanctions supplémentaires (lesquelles ?) Ce sont déjà eux qui étaient à l’origine des sanctions l’hiver dernier, poussant vers la sortie la compagnie suisse de pose de tubes Allseas et obligeant les Russes à faire appel à l’Académicien Czerski pour finir le travail. Celui-ci est d’ailleurs sur place, à l’endroit même du dernier tronçon manquant, bien que l’on ne sache pas si les travaux ont déjà commencé :
Si le projet de loi sénatorial est voté, ce qui est déjà loin d’être fait étant donné les soubresauts que traversent les Etats-Unis, il devra passer sur le bureau de Donaldinho. C’est peut-être là qu’il faudra relire avec attention ce que nous écrivions en avril suite à l’accord pétrolier :
Point absent de toutes les analyses, les sanctions impériales sont pourtant dans la tête de beaucoup. Si Moscou a finalement décidé de ne pas déclarer la guerre à l’empire, ce que nous disions par ailleurs tient toujours, jusqu’à preuve du contraire : Poutine ne donnant jamais rien gratuitement (sauf à Erdogan serait-on tentés de dire), il n’acceptera de fermer les vannes qu’en échange d’importantes concessions américaines.
A moins que Vladimirovitch ne soit en train de nous faire une poutinade vrillée (hypothèse évoquée en début de billet), les sanctions ont dû être abordées dans l’avalanche des conversations téléphoniques qui viennent d’avoir lieu entre la Maison Blanche et le Kremlin.
Multiplication des gestes de bonne volonté du côté russe (quotas pétroliers, aide médicale) en échange d’un allègement des sanctions américaines (Nord Stream II ?) et, plus généralement, un reset général des relations. Celui dont rêvait Trump quand il a été élu et qu’il a l’occasion ou jamais, en ces temps troublés, de mettre en œuvre.
Nous n’en sommes pas encore là et les facétieux Russes ont déjà réagi. Pour couper court à tout risque et protéger Gazprom ou le consortium Nord Stream, le vénérable académicien vient d’être vendu à un obscur fonds d’investissement ! Ainsi va le Grand jeu…
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