A la date du 26 mai 2020, plus de 5,5 millions de cas de COVID-19 ont été signalés dans 187 pays et territoires, faisant plus de 348 000 décès. Les États-Unis sont devenus l’épicentre de la nouvelle pandémie depuis fin mars. Pour le moment, les pays africains ne sont que faiblement touchés, avec un total de 3000 décès sur 99 433 cas de contaminations recensés à la date du 26 mai 2020. S’il est bien trop tôt de tirer des conclusions sur les facteurs de résilience des pays africains, un constat dirimant s’impose. Les effets de la pandémie au plan sanitaire sont plus désastreux ailleurs que sur le continent africain. Pour le moment, la catastrophe annoncée sur le continent semble traduire une « commune déraison des projections alarmistes sur l’Afrique » qu’autre chose. L’objectif de cette tribune est moins d’avancer des explications sur les facteurs protecteurs, pour emprunter le langage des épidémiologistes, qui font que l’Afrique soit encore plus ou moins épargnée, mais de tirer quelques enseignements de la contribution de la santé publique africaine dans la gestion de cette pandémie.
Les succès et les manquements de la riposte…
Force est de constater que la réponse des gouvernements contre la crise de la Covid-19 a été rapide dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. Par exemple, au Bénin avec 26 cas confirmés le port du masque a été rendu obligatoire le 7 avril 2020. Au début du mois d’avril, l’instauration d’un couvre-feu; la fermeture des frontières aériennes; l’encouragement aux entreprises de faire du télétravail; la fermeture des marchés, des écoles et des lieux de culte ou de rassemblement; la mise en quarantaine de certaines régions ou encore l’arrêt du transport interrégional ont été rapidement mis en place dans certains pays comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, la Guinée. À ces mesures s’ajoute la mobilisation des communautés et des scientifiques qui a été faite de façon créative et féconde dans les communautés et les organisations. En effet, des masques réutilisables ont été conçus par des artisans locaux, les artistes se sont mobilisés pour sensibiliser les populations à Dakar, les universitaires se sont impliqués comme jamais dans la mobilisation communautaire et même certains pasteurs se sont adaptés à la nouvelle réalité de la crise en prêchant dans les quartiers d’Abidjan.
Malgré cette réactivité des gouvernements et des communautés et la décision de ne pas adopter un confinement total, l’arrêt de certaines activités économiques et des rassemblements religieux ont soulevé le mécontentement des populations. Des manifestations ont été observées au Burkina Faso et au Nigéria; dans certains pays comme le Sénégal, de jeunes Dakarois ont été interpellés par la police pour avoir violé le couvre-feu; au Mali un jeune a été tué par les forces de l’ordre pour non-respect du couvre-feu.
De plus en plus des actes de violence entre forces de l’ordre et citoyens pour faire respecter les mesures contre la Covid-19 sont relayées dans les médias. Plusieurs jeunes Africains, travaillant dans le secteur informel, ont vu leurs activités économiques arrêtées ou ralenties à cause des mesures de la riposte. D’autant plus qu’ils ne bénéficient pas de protection sociale pouvant leur permettre de maintenir un niveau de vie acceptable durant la crise.
Cette recrudescence de la violence (structurelle, économique, sociale et physique) soulève une fois de plus la question de la pertinence et de l’acceptabilité sociale et culturelle des différentes mesures prises par les gouvernements africains. En effet, aujourd’hui les réticences des populations sont loin d’être de l’ignorance de la maladie, du déni ou de l’indiscipline. Elles sont motivées par des réalités socioculturelles et économiques dont la Covid-19 participe à dévoiler au jour.
Dans des pays où la « débrouillardise » est un emploi qui permet de survivre le choix entre la prévention et l’économique ou même la foi religieuse est déjà fait. Cet état des faits a été longtemps démontré par les théories psychosociales (par exemple la Théorie du comportement planifié) qui stipulent que les individus n’exercent pas un contrôle « de plein gré » sur des comportements jugés favorables à leur santé. Étant un acteur raisonné et vivant dans un contexte local, mondial et globalisé, la décision de respecter les mesures pour éviter la propagation de la Covid-19 ne dépend pas entièrement de l’individu. Plusieurs autres contraintes d’ordre social, culturel, économique ou politique l’influencent. Dans ce sens, la littérature scientifique, surtout africaine, a fortement insisté sur la nécessité de contextualiser les décisions et actions de santé publique, mais également de promouvoir l’approche multisectorielle, l’interdisciplinarité et l’autonomisation des individus et des collectivités.
Ces connaissances sont théorisées, appliquées et bien connues en santé publique, et pourtant les actions n’ont pas suivi dans la gestion de la Covid-19 dans la région ouest-africaine. L’heure est aux questionnements, non pour critiquer ou prédire des catastrophes, mais pour penser à l’avenir et renforcer la résilience des systèmes sociaux, économiques et sanitaires.
Vers un déconfinement précipité…
Au regard des manquements observés dans la phase de riposte contre la Covid-19, plusieurs pays ont décidé d’entamer le déconfinement de certains secteurs économiques et sociaux. Au début mai, la Côte d’Ivoire, le Mali et le Sénégal, pour ne citer que quelques-uns ont commencé une nouvelle phase de la crise : l’assouplissement des mesures de riposte. L’ouverture des écoles et des lieux de culte, la levée ou le réaménagement des heures du couvre-feu, la relance de certaines activités économiques font partie des nouvelles mesures annoncées. Mais, la question qu’il faut se poser c’est : sur quoi les gouvernements se sont-ils basés pour décider cette transition? Ces nouvelles mesures ne sont-elles pas un aveu ou une reconnaissance de l’inadaptation des actions prises au début de l’épidémie?
Si on prend l’exemple du Sénégal, le slogan brandi le 11 mai 2020 par le président de la République Macky Sall est d’« apprendre à vivre avec le virus » et de « faire vivre l’économie », alors que le pays enregistre depuis fin avril un taux record de contamination et de décès. À titre d’exemple, le jour de l’allocution du président, le pays venait d’enregistrer 177 nouveaux cas positifs qui est le taux le plus élevé de contamination depuis le début de la crise; de plus, le nombre de morts avait presque doublé entre le 1er et le 11 mai, allant de 9 morts le 30 avril à 19 morts le 11 mai et ne cesse d’augmenter (36 à la date du 26 mai). La transmission communautaire est même inquiétante au Sénégal et dans plusieurs autres pays d’Afrique de l’Ouest.
Les mesures d’assouplissement annoncées sont : la réduction des heures du couvre-feu; l’ouverture des lieux de culte, des établissements scolaires pour les élèves en période d’examen, des marchés et des restaurants; et aussi l’allégement des restrictions qui étaient imposées aux transports en commun. Cette décision d’assouplir les mesures de la riposte est paradoxale avec ce qui est connu en épidémiologie : quand la courbe est ascendante, les mesures de prévention doivent être maintenues et renforcées. Aussi, en considérant les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), six aspects doivent être pris en compte pour entamer une phase de transition prudente et contrôlée.
Ces mesures sont : (1) la transmission de la COVID19 est maîtrisée; (2) des capacités suffisantes en termes de système de santé et de santé publique sont en place; (3) les risques de flambée épidémique dans les environnements de grande vulnérabilité sont minimisés; (4) des mesures de prévention sont mises en place sur les lieux de travail; (5) le risque de cas importés est géré; (6) les communautés participent pleinement.
À cet instant, le Sénégal peine à les respecter. De plus, les populations ne sont ni impliquées ni préparées pour s’adapter aux nouvelles mesures d’assouplissement. Par exemple, l’annonce de la réouverture des lieux de culte et des écoles a suscité des inquiétudes chez certains observateurs et les communautés. Certains imams de même que le clergé catholique ont publié des communiqués de presse annonçant le maintien de la fermeture des lieux de culte dont ils sont responsables par manque de préparation et de moyens pour faire respecter les gestes barrières. Des élèves sont sortis dans les médias et ont même lancé une pétition pour aller contre la réouverture des écoles.
Dans ce brouhaha, la même question revient : comment les décisions sont-elles prises et quelles sont les motivations? Et surtout, qu’est-ce qui explique cette persistance des deux grandes solitudes, celle de la décision et celle des données probantes, connue et dénoncée depuis longtemps dans la formulation des politiques de santé en Afrique?
Absence de la santé publique… : quelle perspective pour les pays d’Afrique de l’Ouest?
L’historique que nous venons de tracer de la gestion de la crise de la Covid-19 permet de montrer d’abord qu’il y a un manque de synchronisme entre les actions entreprises dans la riposte et les connaissances scientifiques. En effet, dans la gestion des crises sanitaires il y a une concertation qui doit se faire entre le monde politique (les décideurs) et les experts en santé publique qui doivent non seulement informer selon la science, mais également participer à rendre les interventions plus acceptables en liant la théorie à la pratique. Cependant, en Afrique de l’Ouest, les experts de santé publique sont généralement des médecins. De ce fait, la gestion curative est priorisée sur les actions de prévention et de promotion de la santé. Dans ce sens, bien que l’appel à l’engagement des communautés a été fait par les décideurs plusieurs fois durant la crise, les mécanismes permettant de mettre en branle la machine communautaire sont absents.
Certains experts dans le domaine parlent de paradoxe, étant donné le manque d’exploitation dans cette crise de la longue expérience que l’Afrique a acquise en matière de participation communautaire et où il existe même une institutionnalisation de l’ancrage communautaire à travers des acteurs communautaires ou des comités de gestion villageoise.
La Covid-19 devrait être un moyen d’impliquer ces acteurs et de profiter de leurs expertises afin de trouver des solutions adaptées et acceptées par les populations. Également, les acteurs communautaires pourraient aider à implanter de façon pérenne des stratégies qui permettraient de gérer la crise à long terme. L’absence des experts en sciences sociales et d’autres domaines pertinents est aussi à constater. Alors que ces pays pouvaient profiter des expertises de ces disciplines pour mettre en place des stratégies plus systémiques qui vont aller dans une vision évitant que la Covid-19 nous impose de choisir entre l’économie ou la santé.
Dans une situation actuelle dans laquelle l’OMS qui était une référence dans la gestion des crises en Afrique vit une fragilisation et ses sorties, recommandations et prédictions sont de plus en plus contestées dans le continent. L’exemple le plus frappant est le fait que ses représentants sont expulsés du Burundi. Il devient alors impératif pour les pays d’Afrique de l’Ouest de réunir les expertises locales et de la diaspora pour bâtir des réponses politiques fortes et contextuelles. Une gouvernance locale et concertée devient alors une nécessité vers une résilience des systèmes de santé et des communautés face à cette pandémie.
Vu sous cet angle, la Covid-19 peut être une réelle opportunité en Afrique, non pas pour repenser la pratique de la santé publique, mais d’inventer une nouvelle santé publique qui tient compte des particularités de la santé et de ses déterminants dans le contexte africain. Les manquements notés dans la gestion de cette pandémie ont montré que « greffer » des modèles de pensée dans des corps sociaux inadaptés ne peut provoquer que du rejet.
Pour que cette nouvelle santé publique africaine soit possible, il faut bien sûr et en premier lieu agencer différentes expertises, médicales certes, mais l’ouvrir aux autres sciences naturelles, humaines, sociales et religieuses. En effet, l’une des vérités que cette crise sanitaire, et d’ailleurs celles qui l’ont précédée, a révélées est le besoin d’interdisciplinarité dans la formulation des réponses aux problèmes sanitaires. Il urge que les réponses se hissent à la hauteur de la complexité des enjeux auxquels les pays d’Afrique sont confrontés. Pour cela, les réponses en santé publique doivent être bâties en synergie de toutes les forces vives et contextualisées au lieu d’être segmentées ou importées de pays avec des réalités différentes.
Pour cela, il faut changer de paradigme. Le projet d’une nouvelle santé publique africaine s’inscrit au cœur du débat sur la nécessité de décoloniser le savoir en Afrique; ou pour reprendre tout simplement Achille Mbembe et Felwine Sarr :
Il s’agit donc de reprendre l’initiative théorique et de poser un regard pluriel sur les réalités du continent africain et sur les futurs qu’il se donne, à partir d’un lieu : l’Afrique. Mais également de proposer des cadres renouvelés d’analyse, de production de significations et de sens, des dynamiques en cours sur le Continent, qui soient innovants et féconds.
Marietou Niang
Oumar Mallé Samb
Marietou Niang, Doctorante en santé communautaire, Université Laval
Oumar Mallé Samb, Professeur agrégé en santé mondiale, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT)
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