La « Grande Noirceur » de Jacques Dufresne

Le philosophe québécois Jacques Dufresne a publié un texte de réflexion, « Des soeurs de la Providence à l’État-providence », dans Le Devoir du 21 mai 2020, sur la place des personnes âgées dans la société québécoise. Malheureusement, il a choisi dans son texte de laisser l’impression au lecteur que le Québec est passé directement d’une société dans laquelle les personnes âgées ont été traitées de façon humaniste, par des organisations privées telles que les soeurs de la Providence, à une société totalement bureaucratisée, qui maltraitent à la fois les personnes âgées dans des services publics comme les CHSLD, aussi bien que le personnel soignant qui travaille dans ces mêmes services.

En choisissant de traiter son sujet de cette façon, il fait entièrement abstraction de l’avènement du néolibéralisme dans ce monde, au début des années 1980, et de l’influence grandissante de cette idéologie réactionnaire sur les gouvernements successifs du Québec, ainsi que sur les gouvernements de la plupart des autres pays.

C’est comme si pour lui, l’État-providence n’a jamais été associé au socialisme démocratique, une idéologie relativement progressiste, développée pendant les années 1930 en tant qu’alternative à la fois au laisser-faire capitaliste, d’un côté, et au communisme totalitaire, de l’autre. C’était pendant longtemps une approche beaucoup plus humaniste que l’abnégation totale, imposée aux religieuses (et aux religieux) par les communautés religieuses d’autrefois.

Pendant les premières décennies de son existence, l’État-providence, même dans des pays plus ou moins social-démocrates, traitait plutôt bien les personnes en marge du marché de travail, telles que les personnes âgées en perte d’autonomie. Les travailleurs dans ces mêmes services publics avaient des revenus et des conditions de travail acceptables, quand on compare en tout cas, à ce qui se passait autrefois sous le contrôle du laisser-faire capitaliste, qui dominait une bonne partie du monde au dix-neuvième siècle et pendant les premières décennies du vingtième siècle et ce qui se passe encore de nos jours, depuis le retour de ce même laisser-faire, caché sous le vocable du néolibéralisme.

Entre le laisser-faire classique et le néolibéralisme actuel, pendant une courte période centrée sur les « Trente glorieuses » (1945-1975), l’État-providence d’origine social-démocrate s’est imposé dans plusieurs pays, surtout en Occident, tout en étant plus ou moins bien développé d’un pays à l’autre.

Au Québec, le gouvernement libéral d’Adélard Godbout (1939-1944), situé entre les deux périodes de pouvoir de Maurice Duplessis qu’on appelle collectivement la « Grande Noirceur » (1936-1939 et 1944-1959), a adopté plusieurs lois sous l’influence de la tendance sociale-démocrate.

Mais c’est surtout pendant les deux décennies de la Révolution tranquille, version élargie (1960-1980), qu’on est allé beaucoup plus loin dans cette direction. Les réseaux publics du Québec à cette époque, même pendant le retour temporaire au pouvoir de l’Union Nationale, n’étaient pas du tout dans le même capharnaüm que ce qui sont devenus ces mêmes réseaux aujourd’hui, sous le contrôle du néolibéralisme.

Encore pendant la première période de pouvoir du chef libéral Robert Bourassa (1970-1976), très fortement contesté comme il l’était par l’immense mobilisation syndicale des années 1970, le Parti libéral du Québec n’était pas aussi réactionnaire que les gouvernements libéraux le sont devenus par la suite.

C’était déjà le cas à partir de la deuxième période de pouvoir de Bourassa (1985-1994), mais de manière beaucoup plus intensive sous Jean Charest (2003-2012) et Philippe Couillard (2014-2018).

Pour Jacques Dufresne, toutefois, c’est comme si l’avènement du néolibéralisme n’a jamais eu lieu, et que le Québec a sauté tout de suite de la « Grande Noirceur » de Maurice Duplessis à l’hécatombe étatique actuelle. Son interprétation de l’histoire est très dangereuse, surtout pour les gens nés depuis la fin des années 1960, qui n’ont jamais connu l’État-providence plutôt progressiste d’autrefois, avant qu’il soit transformé en bête sauvage par le néolibéralisme. Celui-ci agit depuis le début des années 1980 en tant qu’antichambre du néo-fascisme dans plusieurs pays actuels.

Rappelons que l’idéologie néolibérale est une tentative de retour au libéralisme économique (opposé au nationalisme économique), et à l’absence totale de présence étatique dans le domaine social, qui a caractérisé la période de la révolution industrielle (1780-1880) dans plusieurs pays occidentaux, surtout en Grande-Bretagne.

Cette idéologie voulait « libérer » presque complètement toutes les entreprises privées des « interventions » sociales et économiques de l’État qui ont caractérisé plusieurs de ces mêmes pays pendant la période dite mercantiliste, du quinzième aux dix-huitième siècles.

Tout comme son prédécesseur, cette idéologie néolibérale prône la domination de l’entreprise privée sur l’État, le libre-échangisme, l’évasion fiscale à la grande échelle, l’opposition féroce à l’existence même de syndicats ouvriers, ainsi que l’ultra-individualisme des philosophes élitistes tels qu’Ayn Rand.

 

Mon témoignage

J’ai été moi-même témoin direct des premières années de cette transformation désolante de l’État-providence par le néolibéralisme au Québec, justement au début des années 1980. Pendant la campagne référendaire de 1980, j’ai adhéré pour la première fois au Parti Québécois, pour ensuite devenir un des sept candidats anglophones du PQ pendant les élections de 1981.

Bien sûr, comme la plupart de ces candidats anglophones, j’ai perdu mon comté au profit du candidat du Parti libéral du Québec (PLQ), mais j’ai quand même milité au PQ très activement par la suite, surtout au niveau régional (Montréal-Ville-Marie).

C’était peu de temps après l’élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni (1979), ainsi que celle de Ronald Reagan aux États-Unis (1980), deux événements politiques qui signalaient le début de la période néolibérale de l’histoire, remplaçant par le fait même les « Trente glorieuses » de la période précédente (1945-1975), singulièrement plus accueillante envers l’État-providence social-démocrate que la période actuelle.

À la fin des années 1970 et le début des années 1980, comme pour bien placer le néolibéralisme en selle au niveau mondial, les banques centrales les plus importantes à l’époque, sous la direction monétariste de la Réserve fédérale américaine, ont lancé de concert leur « Guerre contre l’inflation », quadruplant leurs taux d’intérêt, d’à peu près 5% (en moyenne) à presque 20% (en moyenne), entre 1979 et 1981, le but étant très explicitement de créer une grande récession mondiale qui mettrait fin à la crise inflationniste des années 1970, beaucoup plus néfaste pour les grands investisseurs que pour le monde ordinaire.

Comme plusieurs autres personnes à cette époque, pendant la campagne électorale et après, j’ai publié une vingtaine d’articles dans les journaux, pour dénoncer la Banque du Canada et ses comparses.

Bien sûr, l’inflation a été rapidement maîtrisée par la grande récession mondiale, qui a eu un effet beaucoup plus dévastateur sur les gouvernements que sur les grandes entreprises. En France, par exemple, la nationalisation de plusieurs de ces entreprises, par le gouvernement socialiste de François Mitterrand, à partir de 1981, a été totalement abandonnée en 1983, les organisations du patronat, au monde aussi bien qu’en France, ayant lancé un assaut féroce contre l’économie française jusqu’à la reddition totale de Mitterrand.

Au Québec, le ministre des Finances du PQ, Jacques Parizeau, ainsi que le premier ministre, René Lévesque, sous l’effet dévastateur de la récession sur les finances publiques, ont décidé de couper les salaires de 20% pour toutes sortes d’employés du secteur public, mettant fin à l’alliance tacite entre le PQ et les grandes centrales syndicales. En 1983, quand ce gouvernement est allé encore plus loin, en adoptant une loi interdisant même la critique de cette coupure radicale, de la part de ces mêmes employés, j’ai été obligé de quitter le PQ en signe de protestation.

Depuis ce temps-là, de gouvernement en gouvernement, les deux partis politiques partageant le pouvoir à cette époque, le PQ et le PLQ, se sont enfoncés de plus en plus loin dans le marasme du néolibéralisme, le PLQ de façon beaucoup plus radicale que le PQ.

Avec le résultat que, même si leurs gouvernements n’ont pas décidé de privatiser le secteur public au complet, pour revenir à la « Grande Noirceur » d’autrefois, ils ont quand même réussi à convaincre toute la grande bureaucratie étatique à diriger tout le secteur public (même des entités spéciales comme Hydro-Québec), comme s’ils dirigeaient des compagnies privées.

Le résultat de toutes ces années de grand recul étant la situation actuelle, telle que soulignée au début de l’article de Jacques Dufresne, dans laquelle tous les « bénéficiaires » (les patients, les étudiants, etc.) du secteur public, ainsi que tous les « préposés aux bénéficiaires » (en fait, l’ensemble de tous les employés publics), sont traités comme des détenus, ou comme des esclaves salariés. En d’autres mots, le néolibéralisme est vraiment l’antichambre du néo-fascisme; ce n’est pas qu’une métaphore.

 

Quand Dufresne fait école

Malheureusement, cet article de Jacques Dufresne n’est peut-être pas qu’une mauvaise interprétation de l’histoire du Québec, lancée par un vieux philosophe nostalgique. Deux jours après l’apparition de son article, dans l’édition du 23-24 mai, Le Devoir a aussi publié un texte (« Pour l’État, comment gérer la nouvelle normalité? ») de Michel Nadeau, ex-directeur général de l’Institut pour la gouvernance d’organisations publiques et privées, sur la crise actuelle de la COVID-19 au Québec.

Il y a quelques commentaires dans son texte qui me semble assez pertinents à la compréhension de la crise actuelle, mais je trouve ça troublant quand même le fait que lui aussi a décrit les deux grands ministères de l’État québécois, la Santé et l’Éducation, des « structures hyper-centralisées » nageant « dans l’opacité bureaucratique », comme étant des « produits de la Révolution tranquille ».

Encore une fois, ça laisse l’impression que leurs caractéristiques actuelles (d’opacité et d’hyper-centralisation) sont en place depuis les années 1960 et 1970 (la Révolution tranquille, élargie), plutôt d’avoir été adoptées sous l’égide du néolibéralisme, à chaque année de plus en plus en selle, mais seulement depuis le début des années 1980.

Deux jours plus tard, le 25 mai, c’était le directeur du Devoir, Brian Myles, qui publiait un éditorial, « Coronavirus: Place à des états généraux », qui, tout comme l’article précédent, est aussi plein de commentaires pertinents sur la crise actuelle, mais qui répètent aussi des propos similaires au sujet de la Révolution tranquille.

Dans cet éditorial, Myles a cité le texte de  Nadeau, concernant « le manque d’agilité » et « la complexité inutile » des ministères de la Santé et de l’Éducation, ainsi que celui de Dufresne, concernant « le constat d’un échec des idéaux de la Révolution tranquille ».

Myles a aussi reproduit dans son éditorial la question posée par Dufresne dans son texte, « Comment, après avoir bénéficié des services gratuits des religieuses pendant des siècles de pauvreté, en avons-nous été réduits, devenus riches, à une pénurie d’infirmières et de préposés rémunérés? »

Pour moi, le problème principal du texte de Dufresne, tout comme des textes de Nadeau et de Myles, c’est d’avoir laissé tomber le rôle du néolibéralisme dans tout cela, entre la fin de la Révolution tranquille, élargie (1960-1980), et l’arrivée de la crise actuelle.

Pour bien décrire ce qui est arrivé au Québec, ainsi qu’au monde entier, par rapport à la « gestion sociale » de l’État dans la crise actuelle, il ne faut pas laisser tomber l’héritage plutôt positif de la Révolution tranquille au Québec, ni celui aussi relativement positif des « Trente glorieuses », dans plusieurs autres pays, surtout en Occident.

C’est le fait qu’on a accepté que le néolibéralisme nous éloigne complètement de l’État-providence d’origine, et du socialisme démocratique au grand complet, qu’on soit tombé dans le néo-fascisme de l’État actuel. Les fauteurs de la crise sont ceux qui appuient le néolibéralisme depuis la fin des années 1970, en Occident aussi bien qu’un peu partout dans le monde (y compris en Chine).

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Source: Lire l'article complet de L'aut'journal

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