par Jacques Pilet.
Le virus célèbre n’a qu’à bien se tenir. S’il venait à disparaître ou à se calmer, combien se trouveraient dans l’embarras ! Les prophètes de malheur, les jongleurs d’algorithmes qui annoncent deux, trois vagues nouvelles plus redoutables que la première tournée. Et aussi toutes les entreprises qui disent s’adapter au « monde d’après », qui imaginent toutes sortes de barrières pour assurer la distance entre les pauvres humains promis pour longtemps à la terreur. Comme si celle-ci allait se justifier ad vitam aeternam.
Tous s’y mettent. Contraints et forcés, les restaurateurs qui, eux, cependant, sont prêts à resserrer leurs tables le jour venu. Mais les grandes entreprises aussi. Certaines renoncent aux vastes bureaux grâce au télétravail qu’elles souhaitent pérenniser. D’autres dressent des vitres de plexiglas entre les postes. Les aéroports investissent des millions dans toutes sortes de dispositifs qui permettent au personnel et à la clientèle de ne plus s’approcher. Des caméras scruteront non seulement les visages mais aussi la température des fronts. Les avionneurs qui reconfigurent leurs cabines. Distance, distance… c’est le mot-clé.
Jusqu’à quand ? Pour toujours ?
Tant de détenteurs d’un pouvoir soudain sans limites ne peuvent que souhaiter secrètement que cela dure. Des dirigeants, maintenant habitués à paraître sans cesse sur les écrans, tenant le bon peuple en haleine, jusqu’aux policiers du quartier qui dispersent les flâneurs dans les parcs, interdisent tel banc ou telle plage. Sans crainte du ridicule.
Le plus grotesque, ce sont les précautions imposées aux théâtres. Infiniment plus dangereux que les supermarchés à en croire les bureaucrates bernois de la santé. Ils concoctent des consignes à dormir debout. Interdiction de contacts corporels durant les répétitions, distanciation sociale lors d’une scène d’amour, pas plus de cinq minutes de proximité entre-deux danseurs, 4 m2 d’espace autour de chaque musicien !
Les pros du cinéma ont concocté avec l’OFSP une ribambelle de précautions à prendre lors des tournages. Les techniciens (pour le son, pour élargir pose des micros, le maquillage, etc.) devront porter lunettes et vitrage par-dessus leur masque. Si une scène d’amour s’impose vraiment, les comédiens devront faire vite… et subir au préalable un test virologique !
Les bordels se mettent aussi à la page en concertation avec les experts de Berne. Outre les mesures d’hygiène élémentaires, il est précisé que les têtes des dames et des clients ne devront pas se rapprocher. Oui à la position en levrette, non à celle du missionnaire ! Et les dominatrices rassurent : « Mon fouet est assez long ! », déclare l’une d’elles au Blick.
Le pouvoir politico-médical sans freins est saisi d’une fièvre folle. Qu’ils seront émouvants les opéras sans baisers ni embrassades… Et à chaque fois, il n’est pas question d’entrevoir la fin de ces mesures ubuesques. Il n’est même pas précisé « jusqu’à nouvel avis ».
Nous nous installons donc dans une société où les « gestes barrières » deviendront la norme. Où chaque individu est désigné comme une menace pour l’autre. Dans la rue, au travail, dans les loisirs. Une vision suicidaire à l’heure où, pardon, il conviendrait de serrer les coudes. Au propre et au figuré, vous avez compris. L’heure où la fièvre qui nous sauvera de la léthargie est celle de l’action, des sentiments, de tous les érotismes !
Des barrières partout, et aussi des barricades. Non pas celles des révolutionnaires, car toutes les manifestations resteront longtemps interdites et promises à la répression, mais aux frontières. À peine s’entrouvrent-elles que s’élèvent des clameurs. Fermez-les ! fermez-les pour toujours ! Un cortège de romanichels passe en douce la frontière genevoise, quel scandale ! Mais que fait la police ? Et ces traîtres à la patrie qui vont faire du « tourisme d’achat » en face ? Contraignons-les le plus longtemps possible à rester fidèles aux mères nourricières de la nation que sont la Migros et Coop. D’accord, laissons entrer les frontaliers sans qui nos hôpitaux ne fonctionneraient pas. Embêtons-les juste un peu à la douane, histoire de leur faire comprendre que notre ouverture a des limites. Recevons aussi les touristes étrangers, si possible fortunés, il faut bien vivre. Mais restons chez nous. C’est pas beau, la montagne ?
Les partisans de l’initiative anti-étrangers et anti-européenne de l’UDC, qui hier paraissait avoir peu la cote, retrouvent espoir. Dans le climat de trouille qui domine ces temps-ci, ils savent qu’ils trouveront des voix au-delà de leurs rangs.
Les barrières et les barricades marquent notre vie pratique. Mais elles s’inscrivent aussi dans nos têtes. Le repli est aussi mental. Sartre disait dans Huis clos, « l’enfer, c’est les autres ». À corriger : le péril, c’est les autres.
Les casse-pieds qui ne parlent que d’eux-mêmes n’ont pas l’exclusivité de l’égocentrisme. Toute une société peut basculer dans le nombrilisme. Pendant des semaines, la télé n’a pratiquement rien dit du reste de la planète. Sinon pour parler de ce qui s’y passait face au coronavirus, c’est-à-dire de nous-mêmes. La trouille a fait de nous de pauvres myopes.
Le refus de se frotter aux autres et au monde ratatine nos têtes. L’endormissement de la curiosité fait de nous des crétins bornés. Le renoncement au voyage n’est pas seulement celui des plages lointaines, c’est celui des spectacles de vie différents, des chocs et des charmes d’ailleurs. Un retour aux époques, au temps de guerre, où l’on ne pouvait guère se déplacer. Pas besoin de citer le proverbe tibétain qui voit le voyage comme « le retour à l’essentiel ». Quiconque a un peu bourlingué sait que l’on prend sur les routes d’ailleurs la mesure de soi, de notre petite personne, trottinant au milieu des vastes espaces et des foules insondables.
« La voie lactée autour du cou, les deux hémisphères sur les yeux… » comme disait Cendrars, l’arpenteur du monde. Puisse la prochaine réouverture des frontières redonner l’envie des ailleurs.
Le Conseil fédéral vient certes de décréter quelques allègements aux restrictions, assortis d’une foule de conditions, de mais et de si. Les tracasseries auront la vie dure.
Résistons à toutes ces formes de régression mentale. Poussons les porteurs de rêves, sur toutes les scènes, à s’éclater sans retenue. Partons, voyageons à la première occasion. Embrassons-nous ! Foin des barrières et des barricades.
source : https://bonpourlatete.com
Source: Lire l'article complet de Réseau International